Sur la route de la beat generation (A propos de Raymond Carver et Neal Cassady aux éditions Finitude)
Les très belles éditions Finitude publient deux livres importants, Devenir Carver de Rodolphe Barry, et les lettres (1944-1950) de Neal Cassady, Un truc très beau qui contient tout ... occasion pour Florent Viguié d’évoquer ces deux livres. (Sébastien Rongier)
Raymond Carver n’a pas en France la notoriété qui est la sienne outre-Atlantique, où il devint en particulier sur les dix dernières années de sa vie l’une des figures majeures de la nouvelle. Certes, le marché anglo-saxon n’est pas celui de l’hexagone. Il peut se révéler moins fermé aux autres formes de littérature que le roman. Et de fait, en optant pour la nouvelle et la poésie, Carver d’emblée ne choisissait pas le chemin le plus simple, ses références à Hemingway n’y changent rien. Mais comment faire autrement qu’écrire dans l’urgence, quand le temps entre deux cuites est si court ? L’histoire de Carver est celle des personnages de son œuvre, les humbles, les déclassés, les oubliés d’une Amérique trop sure d’elle-même. Sur fond d’alcool, l’histoire de Carver, c’est l’urgence de vivre, qui se confond chez lui avec celle d’écrire. Elle est une quête absolue de grandeur, prix d’une lutte pour une survie morale quand la survie matérielle n’est pas même assurée. Le rêve américain : un idéal de réussite qu’on ne devrait qu’à soi-même en dépit de toute les difficultés rencontrées.
« - Ray, quand seras-tu de retour ?
- Heu pas sûr que je revienne. »
Cette course de Carver contre lui-même, Rodolphe Barry parvient à nous en rendre compte au plus juste dans une biographie qui n’en est pas tout à fait une, au sens où elle parvient à pleinement faire œuvre de littérature elle-même. Prenant l’écrivain au moment où les dés sont jetés pour retourner aux prémices d’une vocation, Barry écarte de son récit tout ce qui ne justifie pas son titre : Devenir Carver. Ce, tout comme Carver a travaillé lui-même à écarter de sa vie tout ce qui pouvait l’éloigner de son objectif : devenir écrivain, jusqu’à l’autodestruction s’il le faut.
On devine derrière chaque ligne la profonde admiration que Barry porte à son sujet qu’il sait nous faire découvrir d’un style sec et efficace, très heureusement dépourvu de lyrisme déplacé ici plus qu’ailleurs ; comme si l’écriture de Carver avait su contaminer celle de Barry. Devenir Carver, c’est d’abord l’histoire de tout ce qui empêche de « devenir Carver » dans l’Amérique de l’après-guerre. Misère, alcool... ce que Barry qualifie d’ « envers du décor » du rêve américain nous renvoie aux difficultés multiples rencontrées par les faibles héros des nouvelles de Carver dans une Amérique puritaine violente en proie à ses démons intérieurs. Un tel envers du décor est un excellent moyen de mettre en exergue par contraste une passion toute littéraire : la rage d’écrire.
L’émergence de la Beat Generation
Alors qu’on les connaissait pour leur travail de découverte ou redécouverte d’auteurs de fiction, il y a une cohérence de choix des éditeurs de Finitude à en sortir pour publier à quelques mois d’intervalle cette biographie de Carver et les lettres de Neal Cassady, égérie de Jack Kerouac ou Allen Ginsberg. Les murs de la littérature sont poreux ; où finit la fiction, où commence la vie ? Le premier volume de ces lettres du compagnon de route du premier des Beat couvrent les années 1944 à 1950 et nous plongent dans une écriture sans contrôle qui inspira tant l’auteur de Sur la Route ; une fluidité d’écriture à laquelle Cassady lui-même ne parviendra jamais dans les écrits qu’il entreprendra en vue d’une publication. Des lettres qui se lisent comme un roman, des lettres qui conduisent au roman, une vie qui dépasse le romanesque, et au centre, un personnage plus grand que sa simple existence, Cassady fascine... Petit voyou, grand séducteur, génie dépressif trop pressé de vivre par tous les pores de la peau, Neal Cassady est un personnage fait pour le papier. Il ne parviendra jamais vraiment à la sérénité qui permet l’écriture. Il devra se contenter de laisser essentiellement à l’art la seule fulgurance de sa vie vécue pour se fondre dans le corps de personnages d’autres auteurs.
Pour le grand public, la Beat Generation se résume trop souvent au seul et emblématique Kerouac et à son roman de 1957 Sur la Route. Les éditions Finitude ne se départissent pas de leur travail de découverte en entreprenant d’explorer ce chemin de traverse qui conduit à Kerouac. Ils nous permettent de mieux nous perdre pour notre bonheur sur cette route majeure de la littérature d’après-guerre.
Fort par ses lettres d’inspirer ses amis écrivains au plus près de leur prose, Cassady éveille le goût pour une démesure à l’échelle du continent américain ; entre paradis artificiels, expériences limites et simples errances de clochard céleste, pour reprendre le titre d’un autre roman de Kerouac, il y a dans son envers de rêve américain à lui une liberté qu’on ne pense pas pouvoir imaginer en ces années d’après-guerre. Cassady se fait écrivain par procuration comme d’autres vivent par l’écriture la vie qu’ils n’auront jamais. Un truc très beau qui contient tout, titre de ce très beau premier volume de correspondance, nous renvoie ainsi à une de ces œuvres uniquement rêvées qu’on n’aurait presque plus le besoin de voir naître tant le rêve est la vie. A la fois enfants de Shakespeare et de Goethe telles qu’il les imagine, les livres à écrire de Cassady ne sauraient sans doute que nous décevoir une fois conçus, de fait ils ne le seront jamais. Ils n’en demeurent pas moins un point d’horizon toujours renouvelé sur la route de la création ; ce que ne saurait percevoir Cassady lui-même, en jeune homme malgré tout pris dans toute son immaturité, ils brillent comme un point d’horizon qu’on n’atteint jamais et qui n’est pas fait pour l’être, mais un point d’horizon dont on sait combien Kerouac ou Ginsberg sauront faire bon usage, comme un fanal en haute mer.
Plusieurs fois père et de femmes différentes, dépourvu de toute moralité en apparence et cumulant les frasques, le jeune homme de vingt ans qui évolue dans ces pages semble obsédé par un seul leitmotiv : ne pas écrire de lettres qui ne soient à la hauteur littéraire du talent et du degré d’amitié supposés de ses destinataires.
« Cher Jack,
J’ai trouvé une nouvelle énigme. Le pourrais provoquer la chute du sphinx. Je suis un Shakespeare imberbe. Pour la première fois en plus de trois ans, mon âme a vacillé dans sa course funeste et obstinée vers l’autodestruction. »
Ce « mélange de sophistication et de spontanéité, de trivialité et de hauteur de vue » (Nathalie Crom) rappelle que si la vraie vie c’est la littérature, la littérature se nourrit d’abord de vraie vie dont incontestablement Cassady avait soif. Cet électron libre fascinait tous ceux qu’il côtoyait. La lecture de sa correspondance nous offre en creux la part de vie réelle dont recèlent les œuvres des auteurs de toute la beat génération. Manifestes d’absolue liberté dans les années où pointaient pourtant maccarthysme, puritanisme et poids des conventions, ces lettres sont autant de contrepoints à la revendication de l’american way of life pour une génération qui sut trouver son âme au contact des marginaux, des exclus et des oubliés de son temps.
Florent Viguié