Sylvie Durbec | La Lessive de la folie (1)

LA LESSIVE DE LA FOLIE (1)
(Lire la second partie)
Parfois le vent, parfois le ciel et d’autres fois encore, la lune.
Alors c’est jour de lessive pour la folie.
La voilà qui installe son linge et étale ses secrets au fond du lavoir.
En général, en fin de semaine, quand les couleurs deviennent fortes.
Quand les murs aussi.
Alors la folie.

Peut laver son linge au vu et su de tout le village.
Il faut voir sa manière.
Celle unique, la sienne. Lessiver la folie.
La rendre fluide.
Humide et brillante.
Folie qui se met à flotter sur un coussin. Taché de blanc.
Tapis volant de rêves secs.
Mais aussi la surface, les chemises, le corps sans poids.
C’est que le corps, ça glisse, ça se glisse dans les habits et ça disparaît.

Alors on ne sait plus si
on va disparaître.
Les villageois nomment alors chaussette ce pied égaré au lavoir.
Pour se rassurer sur le sens des mots et du corps. S’il y en a.
Encore. Sang et corps, disent les villageois en regardant le linge qui
flotte entre les eaux. Sans le fou occupé à sa lessive invisible.
Exactement en fin de matinée mais peut-être.
Aussi la nuit. Le matin très tôt qui l’a vu ?

La folie se récure les ongles en se regardant dans le lavoir, à l’envers, et elle glisse ensuite doucement dans l’espace ouvert, entre les piliers, entre leur reflet.
Les mains propres.
De haut en bas ça disparaît.
La crasse mais aussi.
La peur.
On dit triangle quand on craint de nommer cette mort.
Ou plutôt rectangle.

Un serpent-ruban détache les amarres du coussin.
Qui oublie de rêver. On dit aussi dériver.
Pas dans un lavoir. Rêver.
À des eaux libres sans retenue ni bordure d’ardoise.
Sans plus de vêtements pour se couvrir.
Ni rien.
Bouche noire et l’oeil blanc celle.

C’est l’eau, cette Mère noire, la Médée des lavoirs, la
folie des lessives entreprises à la fin des hivers.
Encore la chaussette dit l’homme, encore. Une copie de mon pied.
Nu.
Et le linge chiffonné du corps et sa chemise qui l’enveloppe.
Parfois. Le protège de.
Certains disent.
Dehors la lessive, dehors, pas dans le lavoir.
Comme si le bleu pouvait suffire à.

Comme à la marge du puits, elle.
Bleu. Ce que Fille nommerait écharpe et lui
dirait juste foulard pour se protéger du vent.
Et puis encore Médée noire, du fond des eaux, venue au lavoir.
Pour ?
Cette eau verte/froide/glacée aux mains mais à la bouche :
à boire toute la soif.

(Lire la second partie)


Sylvie Durbec est poète, auteure de nombreux livres (voir sa bibliographie complète ici
Lire sur remue.net, ce texte consacré à Robert Walser, et ses incroyables traductions de l’italien : Sento le voci.
Lire cet entretien avec elle.

12 décembre 2011
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