The day after

À partir des observations consignées dans la chronique précédente et de quelques faits pertinents du point de vue d’une cosmogonie examinée depuis, nous ne disposons toujours aujourd’hui que de cinq milliards d’années pour recevoir l’éclairage différent et les intonations nouvelles qui apporteront aux regards un changement de forme.
À vrai dire il s’agit moins d’un changement de forme que de format (ou de contexte : le “y” du il y a). Mais je préfèrerai parler de déplacement et souvent d’oscillation.

Les regards peints par Piero della Francesca de Federico da Montefeltro et de son épouse Battista Sforza, duc et duchesse d’Urbino, deux portraits de même grandeur l’un et l’autre dont l’un est tourné à droite, l’autre à gauche, m’ont fait apparaître quelque chose d’autre : il est possible de combiner l’espace avec le temps de bien des façons.
— « Crac ! se serait écrié Charles Nodier dans une expression toute shandéenne, nous n’égrapperons pas des pierres ! »

En effet. Entre l’homme-machine et l’homme-sensible, l’homme-statue sternien occupe un rôle commandeur en quelque sorte. Généralement associé au nom du philosophe français Etienne Bonnot de Condillac, né à Grenoble dans une famille noble de juristes, frère cadet de l’abbé de Mably et neveu du grand prévôt de Lyon,
entré dans les ordres en 1740 pour devenir abbé de Mureau...
— « Crac ! se serait écrié Charles Nodier dans une expression toute marxienne, l’essence de l’homme c’est l’ensemble des rapports sociaux ! »,
la figure de la statue de pierres esquissée à partir des principes du philosophe anglais Locke fait osciller d’emblée les regards entre une statue-objet (modèle d’une inconscience de soi) et une statue-sujet (incarnation d’une paradoxale conscience de soi).

Une oscillation de nature très proche entre un couple de “statues” en carton suspendues au plafond d’une maison-témoin par quelque fil invisible a été photographiée par Lynne Cohen. [Je m’autorise à vous renvoyer aux 8 chroniques Le vide après tout qui sont consacrées ici à cette artiste.]
Des regardeurs aveugles à ce type de déplacement à l’intérieur même de la fixité de l’image photographique peuvent aller voir des images en mouvement et regarder la fameuse scène des petits déjeuners entre Kane et sa première femme dans “le chef d’œuvre absolu du cinéma” réalisé par Orson Welles en 1941. Ils ressentiront alors un même vide sidéral, une même fragmentation indéfini de l’espace (ici matrimonial) dans la photographie et dans la séquence du film.
“Inquiétante familiarité” des images reproductibles, qu’elles soient fixes ou mouvantes...
— « Crac ! se serait écrié Charles Nodier dans une expression toute lucrécienne, l’existence du vide est prouvée par le mouvement ! »
Il y a moins d’espace vide entre les deux petits tableaux, les regards, les portraits de Federico et Battista exposés sur le mur du musée, qu’entre l’homme et la femme représentés dans un même cadre photographique ou filmique.

Les visiteurs de l’exposition CINQ MILLIARDS D’ANNÉES semblent mus par une assez similaire conscience d’un alphabet de rayons invisibles dont la première lettre est l’aleph...
— « Crac ! se serait écrié Charles Nodier dans une question toute borgésienne, la temporalité n’est-ce pas un des points de l’espace qui contient tous les points ? »
En déplaçant leurs regards dans un espace muséal transformé en “gigantomachique” accélérateur de particules, les regardeurs aussi sont déplacés pour voir le mouvement.

Voir le mouvement grande question récurrente depuis l’invention des chemins de fer et la reproductibilité technique des images.
Voir des choses fixes depuis un point en mouvement : Victor Hugo écrit en 1837 dans une de ses magnifiques lettres à sa femme sa première expérience véritable du chemin de fer et la nécessité dans laquelle il se trouve de réinventer un regard sur les choses en mouvement défilant le long de la voix ferrée :
« Les fleurs du bord du chemin ne sont plus des fleurs, ce sont des taches ou plutôt des raies rouges ou blanches ; plus de points, tout devient raies ; les blés sont de grandes chevelures jaunes, les luzernes sont de longues tresses vertes ; les villes, les clochers et les arbres dansent et se mêlent follement à l’horizon. »

Voir des choses en mouvement depuis un point fixe : la représentation de la marche humaine est une figure incessante dans “l’art moderne” d’Auguste Rodin à Richard Long en passant par Marcel Duchamp et Alberto Giacometti pour ne citer que des références partagées.
Grâce aux récentes expositions et mises en évidence pour un large public des recherches scientifiques d’Étienne Jules-Marey, l’importance de la représentation du mouvement quant à l’évolution des pratiques picturales et plus généralement artistiques est un fait acquis que le nouvel accrochage du Musée d’Art Moderne, Le Mouvement des images, renforce de façon opportune.
— « Crac ! se serait écrié Charles Nodier dans une remarque toute nodiénne, le premier synonyme du mot “déplacement” est le mot “mouvement” ! »
Une lecture approfondie de l’ouvrage de Philippe-Alain Michaud “Sketches. Histoire de l’art, cinéma”, publié aux Éditions de l’Éclat, propose de façon tout aussi bienvenue une relativisation des territoires entre arts plastiques et cinéma ; autant dire propose des déplacements entre les territoires actuels de la création.

Les Espèces d’espaces des pratiques artistiques actuelles (quand bien même les regards sur ces pratiques seraient induits par les institutions muséales elles-mêmes )
ne relèvent décidément plus de la ligne droite et un “bon usage” de l’anachronisme ne choque plus personne surtout depuis que la manière de faire de l’histoire des peintures de Daniel Arasse a été largement médiatisée.
Georges Perec cite Tristram Shandy (Galilée, 1974, p.110)
et une sorte de poème que je tiens à recopier :
Ici j’avais fait un chapitre sur les lignes courbes, pour prouver l’excellence des lignes droites…
Une ligne droite ! le sentier où doivent marcher les vrais chrétiens, disent les pères de l’Eglise.
L’emblème de la droiture morale, dit Ciceron.
La meilleure de toutes les lignes, disent les planteurs de choux.
La ligne la plus courte, dit Archimède, que l’on puisse tirer d’un point à un autre.
Mais un auteur tel que moi, et tel que bien d’autres, n’est pas un géomètre ; et j’ai abandonné la ligne droite.

J’ai abandonné la ligne droite, William Hogarth préférait la ligne serpentine, j’ai abandonné aussi, “contrairement” au Printemps de Septembre toulousain, Lignes Brisées / Broken Lines, la ligne brisée. Je suis comme le hérisson de ma belle sœur j’oscille selon l’espace et le temps entre la ligne droite et la ligne brisée. L’oscillation est une action restreinte.
Ce sont les aventures de lignes qui font l’action : « action ! »
Lisons Henri Michaux (Passages, L’Imaginaire/Gallimard, 1963, p.115 ) :
« Une ligne rencontre une ligne. Une ligne évite une ligne. Aventures de lignes. »
« Une ligne pour le plaisir d’être ligne, d’aller, ligne. Points. Poudre de points. Une ligne rêve. On n’avait jusque-là jamais laissé rêver une ligne. »
« Une ligne attend. Une ligne espère. Une ligne repense un visage. »

Le film n’était guère plus qu’une ligne ou deux ou trois, faisant par-ci par-là rencontre de quelques autres. Roman Opalka peint depuis le commencement l’écoulement du temps, la suite des nombres détail de "1" à l’infini, il les chuchote et s’obstine à représenter “en même temps” un visage, son visage, malgré son savoir de la Reproduction interdite, de la fatale parfaite ressemblance.
« Et quand bien des semaines furent passées et qu’il ne restait plus que peu de chose à faire, rien qu’une touche sur la bouche et un glacis sur l’œil, l’esprit de la dame palpita encore comme la flamme dans le bec d’une lampe. Et alors la touche fut donnée, et alors le glacis fut placé ; et pendant un moment le peintre se tint en extase devant le travail qu’il avait travaillé ; mais une minute après, comme il contemplait encore, il trembla et il devint très pâle, et il fut frappé d’ effroi ; et criant d’une voix éclatante : " En vérité, c’est la Vie elle-même ! " - il se retourna brusquement pour regarder sa bien-aimée : - elle était morte ! " » (Edgar Poe, Le Portrait Ovale)

« La Vie » c’est un lieu commun, un fantôme comme les aimait Edgar Poe : plus tard peut-être, il se trouvera une intelligence qui réduira mon fantôme à l’état de lieu commun […] (Le Chat noir), c’est un « saut dans le vide », un chuchotement de Quatre minutes trente trois secondes, une Cédille qui sourit, c’est le rêve de la présence dans la chambre vide de Jean-Jacques Rullier, ceux qui partent et ceux qui restent, l’interminable bibliothèque au Centre des livres d’artistes de Saint-Yrieix-La-Perche, c’est de L’art de la conversation une arme secrète qui inscrit le rêve à même l’agencement des pierres gigantesques.
— « Crac ! se serait écrié Charles Nodier dans une expression toute amoureuse, la vie c’est une oscillation entre là-bas et ici, un déplacement entre le jour avant et le jour après l’amour. »

1er novembre 2006
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