Thierry Hesse / Jura
Que se passe-t-il quand un homme marque contre son camp ? La question, lancinante, est au centre de Jura, le deuxième roman de Thierry Hesse
Le livre débute pédale au plancher. Le narrateur (un écrivain) file au volant d’une Punto. Il emmène, allongée sur la banquette arrière, sa compagne à la maternité. La douleur et la mémoire ont également pris place dans l’habitacle.
Le conducteur accélère. Il prend ses virages à la corde. En même temps, il se repasse une séquence vive, vieille d’à peine deux mois. C’était le 22 juin 1994 à la télévision. Ce jour-là, dans le stade flambant neuf de Pasadena, lors d’un match de coupe du monde de football, le défenseur colombien Andres Escobar, « sous les yeux médusés de l’arbitre italien Fabio Baldas, des deux équipes sur le terrain, des cent mille spectateurs du Rose Bowl et d’un milliard de téléspectateurs agglutinés un peu partout sur la planète devant les mêmes images multicolores et agitées, marqua, dans un geste aussi imprévisible que gauche, un but contre son camp ».
Qu’est-ce qu’il en coûte de provoquer ainsi la perte de son équipe ?
Pour Escobar, la peine fut immédiate et sans appel : dix jours plus tard le joueur de l’Atlético Medellin, celui que l’on appelait encore peu avant Caballero, était assassiné en pleine nuit, sur le parking d’un bar nommé “El Indio”.
D’autres fins de parcours (moins brutales mais tout aussi inéluctables) ponctuent ce livre dans lequel Thierry Hesse, avec ses phrases amples, sinueuses, fixant fiction et réalité en un tour de main, ne ménage pas l’âme humaine. Il fouille dans ses archives les plus récentes. Opère des recoupements avec un passé pas si lointain. En un éclair, se projette en avant ou retourne sur ses pas. N’a pas son pareil pour faire s’enchevêtrer divers destins au fil de scènes et paysages mouvants.
Pour cela, il dépêche sur place Sam, narrateur en quête de souvenirs familiaux, quelque part entre forêts et monts écrêtés du Jura. Lui aussi, un jour, il marquera contre son camp. Il le fera en offrant Les trois Roses jaunes de Raymond Carver à sa mère mourante.
« Les trois Roses jaunes, ce sont trois fleurs, sur des tiges maigrelettes, portées gauchement dans un vase filiforme par le chasseur d’un hôtel de Badenweiler, station de cure allemande, au petit matin dans la chambre 211 où Tchéckov vient tout juste de mourir, sous les yeux de sa femme, l’actrice Olga Knipper, et du Dr Schwörer. »
Qu’est-ce qui fait que l’on offre un livre « s’achevant par la mort d’un homme usé et malade » à quelqu’un qui est sur le point de terminer sa propre vie ?
Cette force, ce poison, ces égarements qui, sans crier gare, s’emparent de nous dans certains des moments les plus difficiles de notre existence traversent Jura d’un bout à l’autre. Ils s’y glissent avec un semblant de légèreté, se font oublier, reviennent et claquent avec la régularité d’un boomerang qui ne rate jamais sa cible. Il en va de même pour ce très convaincant roman.
Thierry Hesse vit à Metz. Il a dirigé la revue L’Animal (qui s’avéra l’une des plus intéressantes - par ses choix, son esprit d’ouverture, de curiosité et de réflexion - de la dernière décennie) entre 1996 et 2001. Son premier livre, Le Cimetière américain,paru également chez Champ Vallon, avait reçu le prix Robert Walser en 2003.