Sombre histoire ces derniers jours. Dernier horizon
la descente qui remonte
le danseur qui tombe moins vite que nous
Michel Deguy
affiche 37,
éditions le bleu du ciel
(Michel Deguy, mis en page par Alain Lestié)
Toutes reproductions ci-dessous, de haut en bas :
copyright Alain Lestié, "face à face"
L’air du temps
Histoire d’amour
Volte-face
Double fenêtre
À l’intérieur de la chronique, les mots en italiques sont des titres de dessins d’Alain Lestié transcris de la série "face à face"
Voir Galerie Depardieu, Nice : exposition “Alain Lestié, face à face ”, 2009
« Le danseur qui tombe moins vite que nous » est appelé Zénon, dit l’Ailé [« Ses ailes de géant l’empêchent de marcher »], parfois nommé Zénon Zélé [attentif, chaleureux, dévoué...], ou Zénon d’Élée [en grec Ζήνων Zếnôn]. C’est le nom du personnage masculin qui entre dans les petites philocalies de l’art à la place de Grand Almotasim, sorti en vanité dans la chronique précédente.
Alfred Jarry, Le Surmâle (incipit)
La sombre histoire qui pense la réalité plus vite que Carmen Hacedora, n’échappe pas à la tentation de renverser l’air du temps.
Commence alors une nouvelle aventure relative aux sens de la vue et aux textes qui deviennent la condition même de la mise en place de ce monde renversé.
La Hacedora cherche explications et origines du "nouveau" nom de l’histoire dans une sorte de préhistoire située entre Pays d’En-Bas et Pays d’En-Haut, de part et d’autre d’un interstice entre plafond et plancher.
Ce monde sans commencement ni fin irrite les yeux de la Carmen et les fait pleurer. Le pic record dans l’air du temps de poils de chenilles processionnaires contribue à cette irritation.
– ¡Dios mío ! s’écrie-t-elle, il est donc dit ces derniers jours que le monde entier conspire à me retirer le peu d’imagination que la fréquentation des artistes me permet.
¡Ay ! ¡Ay ! ¡Ay ! Que m’importe à moi par quel pays mes mots prennent forme. “En mi país”, « rien n’y est étrange, tout est étranger ».
Côté terre, Pays d’En-Bas, quelques inscriptions noires, des ratures, des rayures blanches, des traits plus ou moins géométriques et courbes, des signes graffités de quelques débris du temps, des poils urticants, des bribes d’évènements à fonds perdus qui se disputent la montée sur l’ombre portée d’une échelle. Un point aveugle dessine une empreinte blanche, un halo de lumière tamisée. Carmen ne sait pas quel contact suivi d’un retrait a eu lieu, ni d’où vient ce qui reste de lumière.
Côté ciel, Pays d’En-Haut, posé sur le plancher, un globe planétaire monté sur un axe, autour de la sphère, une trajectoire, une ligne de satellite, la mise en orbite d’un engin spatial triangulaire, non loin entre les démarcations de diverses courbes, deux soleils ou deux étoiles et deux nuages. Les différentes longueurs d’onde, en associant des éléments incompatibles —deux soleils-étoiles par exemple—, donnent à Carmen une vision inédite de l’espace céleste et renouvellent le statut des choses visibles dans le dessin qu’elle regarde.
Le tiers de cet En-Haut est noir, il se renverse en poussières sur la totalité du monde, nuit-noire. À la manière du nuage de cendres d’un volcan inconnu qui se réveille près du cercle polaire, la forme tierce est une masse sombre qui pèse sur les trois dérivés de l’air du temps : terre, ciel et lisière [1]
Carmen place ses points de vue. Elle pique des épingles de fixation à têtes noires et blanches sur un espace indéterminé. Plus exactement, elle entame légèrement une espace puis une autre, et ainsi de suite au gré des événements. [En matière de typographie, le mot "espace" est au féminin pour désigner le caractère, c’est-à-dire l’élément physique qui permet d’insérer un espace blanc dans le texte.]
Le nom de la forme intermédiaire est féminin, Petite Philocalie revient.
"Poétique du blanc", vide et intervalle dans l’usage de l’alphabet.
« L’Aleph est un alphabet », les caractères sont d’usage public, chacun peut s’en servir en privé, chacun peut créer un nom et le faire devenir presque un nom de personne.
Histoire d’amour. Petite Philocalie grave trois noms sur un tesson d’amphore. Le nom de l’homme est celui d’un vieux grec. À partir d’un tesson d’amphore un archéologue peut dater, à quelques décennies près et parfois plus précisément, la couche stratigraphique où le tesson a été retrouvé [archéographie]. L’amphore vient de la mer Égée. C’est le vieux grec qui l’a empoignée en apnée il y a 25 ans, alors qu’il pêchait une éponge. Un tesson d’amphore est quasiment indestructible.
Ce tesson est d’En-Haut. Un grand A s’en échappe.
En-Bas, un autre tesson. Carmen sent la nécessité de postuler la présence de quelque chose de fondateur. Elle renonce à toute vision linéaire. Elle entrevoit quelques valeurs. Un fragment de jambe en jarretelles est marqué d’une croix. Un jet de liquide épais est versé dans un verre ballon. À un fil blanc pendu sous le tesson est suspendue une forme ronde à l’intérieur de laquelle elle remarque un rectangle dans lequel est inscrit un trou blanc. La suspension semble osciller comme un pendule, mais c’est une ligne de sonde.
– Bonté divine ! dit Carmen Hacedora, je vois enfin ce que Petite Philocalie a dans la tête.
Entre les deux tessons, Carmen voit, sur toute la largeur du fond, un rectangle, une carte marine. Trois îles bavardent en gesticulant. La réverbération de leur réseau de gestes dessine des lignes d’égale profondeur :
– ma courbe de niveaux est plus élevée que la tienne
– mes niveaux de référence applicables en cas de mesure à prendre en urgence ["emervency reference nivels"] sont les plus sûrs du monde
– mes niveaux de représentation franchissent un ordre autrement plus artistique que les vôtres
– le jeu avec les images mentales des choses dont vous parlez ne satisfait pas mes niveaux nutritionnels de subsistance
– mes niveaux opératoires ne peuvent pas se contenter de paroles en poudre de perlimpinpin
– nous extravaguons …nos niveaux de savoir sont périmés
– alors, à quel niveau se placer ?
– dans le Marché Céleste des Connaissances Bénévoles, recouvrons [retrouver et recouvrir] le niveau d’un nom …
– le Niveau est mort, vive le Niveau !
– Et que vive Zénon le Nouveau ! s’écrie Carmen Hacedora [ses symptômes chroniques de surdité sont bien connus].
– Mais d’où il arrive celui-là ? se demande Petite Philocalie.
Volte-face. Zénon arrive de Salumba. Il comprend ce qui change par ce qui ne change pas. C’est une "forme du pathétique", une "survivance", le spectre d’un instant qui donne corps à l’écoulement du temps, une apparition, une diagonale, un passe-temps, un sous-entendu, une veilleuse, un effacement, une disparition, un fluide, une chose non visible qui n’est pas la preuve d’un néant, le simulacre d’une image [entièrement véridique] sortie d’une feuille de papier Fabriano et d’un crayon Nero, c’est le temps d’un renversement de deux points de fuite, l’un édénique, l’autre infernal, qui transforme —de fait— un triangle dédoublé en purgatoire où deux corps rescapés sont en attente de mouvement, c’est l’art de bêcheveter d’un roi d’Afrique Fantôme, c’est la source d’émerveillement de Petite Philocalie, c’est « un homme inconnu, et qu’elle aime, et qui l’aime, et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait le même ni tout à fait un autre, et l’aime et la comprend … »
Zénon est vidé d’existence. Il est présent à l’événement sans en être un acteur ↔↔↔ et, du coup ↔↔↔ Carmen Hacedora ↔↔↔ n’a plus qu’à tout reprendre à zéro, ce qui, en d’autres termes, la ramène au point d’où elle est partie. Elle grippe le dispositif triangulaire et l’agrippe autrement, dans le trois fois heureux temps du commencement.
Carmen renonce au masque et en vient alors à démaquiller également Petite Philocalie.
– Regarde de tous tes yeux, Petite Philocalie, regarde comment le triangle est agencé : les trois côtés sont de longueurs différentes … les trois angles sont de mesures différentes… il n’a pas d’axe de symétrie… les deux petits triangles qui occupent ensemble l’espace du grand triangle ne se recouvrent pas. C’est un triangle scalène, [du grec “skalenos” : boiteux, inégal, déséquilibré, oblique].
– C’est un triangle grec, pense Petite Philocalie.
Sous l’action de l’attraction triangulaire Petite Philocalie psalmodie dans sa tête les vers de Valery [dans Le Cimetière marin ] au sujet de l’aporie de la flèche :
« Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d’Élée !
M’as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas !
Le son m’enfante et la flèche me tue ! »
Carmen Hacedora ne mesure pas encore les conséquences entraînées par le choix du principe d’explication rationnelle de ce poème, mais haïssant [“también”] le mouvement qui déplace les lignes, elle traverse [“también”] sa
crise de tournis. « Cree que los má »©ltiples y el movimiento son impensables » [Elle croit que les multiples et le mouvement sont impensables.]
Rien n’est voué à durer : la fiction repose sur des formes d’apparition et de disparition. Avec la répétition et la démultiplication des amants de Petite Philocalie, des artistes rejouent "indéfiniment" la même scène de part et d’autre d’une double fenêtre.
– Ils sont avec moi, les artistes, « forcément avec moi », susurre Petite Philocalie à l’oreille de Zénon. Avec moi, tout le temps, « sur la lisière de convention sur laquelle on permet à l’art de se promener »,
à l’instar
[1] à propos du mot “lisière” : à l’écoute l’entretien avec Suzanne Doppelt du 9 avril 2010