Un dialogue à propos du cœur
Le constat « Nous sommes un dialogue », dont la modernité a fait un usage empressé, d’autant plus que le « temps de détresse » s’étire à mesure, signifie au moins que le nombre des gens susceptibles de dialoguer excède tout de suite le deux. Dialogue ne signifie pas « échange de deux personnes », mais « échange d’un nombre indéterminé de personnes ». De personnes contemporaines. Elles partagent le même temps ; « chacun porte en soi une étincelle divine », c’est-à-dire humaine. Au milieu du chemin de la vie en résidence, je voudrais porter témoignage de ceci, après avoir entendu prosateurs et poètes parler en librairie (au lieu bien appelé l’Atelier) du rôle de l’idée de la poésie dans leurs processus d’écriture. Il m’est possible d’en parler depuis le 30 avril 2014, où s’est produit une manière d’événement, après des soirées plus qu’intéressantes avec Laure Limongi, Christophe Manon, Louise Desbrusses, Tarik Noui, Hadrien Laroche. Quel sorte d’événement ? Deux poètes, Isabelle Garron et Benoît Casas, ont lu leur texte (deux pages d’art poétique, suivant l’idée première), et ont suscité le dialogue, non seulement entre eux, mais le dialogue avec les prosateurs. Cela donne à penser, et crée les conditions d’un « dialogue avec les poètes » suscité par des prosateurs. Il est important que les prosateurs donnent envie et donnent à penser aux poètes. Mais cela n’est possible que si des poètes donnent envie, etc. à des prosateurs. Cela s’est produit. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire de l’humanité, mais cela est nécessaire dans le contexte général, puisque la prose du monde s’appuie sur les proses dominantes et dominées. La « poésie » représente une exception cachée à la domination plutôt que le signe d’un esclavage. Naturellement, l’idée de la poésie (que je dois préciser dans un ouvrage de « théorie ») ne peut se préciser, tant que les poèmes se tiennent pour intacts et naïfs, porteurs d’une naïveté praticable. Non : il n’y a plus de naïveté praticable. Nos phrases ne s’harmonisent plus en accords parfaits. Ce qui ne veut pas dire que la « dissonance » soit le « Sésame » du langage, ou son schibboleth moderniste. Les poètes ne sont pas les Giléadites capables de se séparer simplement des Ephraïmites ou prosateurs. Ils doivent ré-articuler leurs syllabes communes dans le « commerce des syllabes ». Dissonance : épi, branche, flot, torrent, dont les proses expérimentales se sont emparées pour se séparer elles-mêmes des proses conformes et marchandées. Le scandale au cœur d’un paradoxe, dont la résidence est l’occasion de détailler les harmoniques, le fait que l’idée de la poésie serve aux écritures contemporaines comme le cœur caché sert au corps vivant et visible, cela ne fournit pas l’occasion de relancer une guerre feutrée, ou de lui donner son feu ; cela fournit l’occasion d’une paix précisée et vivante. J’engage et invite donc les concernés à assister aux deux dernières soirées à l’Atelier, laboratoire vivant et décentré, les 14 mai, avec Violaine Schwartz et Régis de Sa Moreira et 12 juin, avec Florence Delay et Natacha Michel : quatre prosateurs qu’inquiète ou passionne l’idée de la poésie. Les écrivains savent ou ne savent pas qu’ils pensent, et ce qu’ils pensent en faisant ce qu’ils font, mais de ce qui se pense dans leur geste (en eux) ils peuvent témoigner publiquement. C’est au moins la force des soirées tramée. La résidence est l’occasion d’y « contraindre » sans contrainte ; des libertés se précisent, et la librairie précise sa liberté. Et l’Atelier aura montré l’existence d’un collectif en puissance. Ensemble différencié qui ne se contente plus de sourire d’un partage des inconsciences ni de poser que l’ironie, un geste du « visage intérieur », est toujours force lucide ou ressource dernière, protégée.
Philippe Beck
9 mai 2014