Un ruban au chapeau de Kiga

Gérard Gasiorowski
« Cours par correspondance. Prétendant n°10 : B.M.P.T.
Acrylique sur papier 22 x 16 cm ».

cf vidéo "Parle-moi Kiga" on viméo


Balises au néant, rubettes et rubans : des œuvres, des pratiques d’artistes balisées de rubans dans une topologie d’assemblages et de relations entre matériaux, formes, supports et significations pour une expérience du regard toujours à refaire.


Mon père m’a donné
Des rubans, des rubettes,
Mon père m’a donné
Des rubans satinés...

Refrain qui me vient de l’enfance, chanté à mi-voix de femme ou de fillette. En chemin il s’est enrobé d’un satin de mélancolie.

Michel Leiris,
Le ruban au cou d’Olympia, Tel/Gallimard, p.16

   

Chapeau : un ruban, bande de tissu, plus ou moins étroite, de longueur variable, servant de lien ou d’ornement, un ruban au chapeau de Kiga, une scie à ruban recouverte de sciure, un ruban marque-page dans le journal d’une fille perdue, un ruban à la boutonnière gauche de l’académicien, des pattes rubantées de soie tendre aux épaules d’un peignoir sans manches, un long ruban d’eau coulant de la source à la mer, Blue Riband au maître-mât du Saint-Georges, un ruban de queue à perte de vue, un ruban au cou d’Olympia, le ruban « auquel je m’accroche pour ne pas sombrer » dit Michel Leiris dans le livre éponyme où le ruban est comme un fil d’Ariane dans le dédale d’une vie.

   

C’était dans un temps de naissance indéfinie, l’homme de Lascaux, notre véritable contemporain, portait chapeau et au chapeau, ruban. La petite bande de tissu d’une tonalité de couleur légèrement différente de celle du chapeau était assurément un signe.
Pour être menuisier, il faut être sensible aux signes du bois, pour être regardeuse de rubans, il faut être sensible aux signes du chapeau.

« Cours par correspondance. Prétendant n°10 : B.M.P.T.
Acrylique sur papier 22 x 16 cm ».

Je regarde la peinture acrylique sur papier représentant un chapeau gris foncé de type Panama Borsalino, avec un gros grain de soie noir dont la brillance est marquée par une touche de couleur plus claire.
L’espace de la page arrachée à un carnet de croquis spiralé s’impose par la nécessité des mots inscrits sur un fragment de feuille de cahier d’écolier, accroché par un trombone : « cours par correspondance, préparation à l’entrée en classe de première année, maître d’étude : monsieur Vouille, prétendant : B.M.P.T. ». La marque d’un cachet circulaire fait au tampon encreur est également lisible : « Académie Worosis Kiga. Prof. Arne Hammer. A.W.K. »
Le mot "page" dérivant en même temps de "pagina", la treille étagée qui porte les raisins de la vigne, de "pagus", le bourg, espace humanisé en bordure des sillons, et de "pango", qui signifie ficher solidement en terre, planter, mettre des bornes, l’espace de la page où a été peint un chapeau par le prétendant n°10, appelé B.M.P.T se présente sous le triple signe de l’organisation géométrique, de la répétition et de la limite.

L’organisation géométrique

Riche de beaucoup de savoirs, l’artiste savait aussi ce que valent les savoirs - et combien, en matière d’art, il y a loin de ce qui est “su” à ce qui est ["..."]. Inquiet de cette distance, obstinément à la recherche de ce qui déborde la peinture dans le tableau,
Gérard Gasiorowski interroge l’ordre même de l’art dans son statut institutionnel : l’école et le musée.

Peintre insoumis à l’hétéronomie du monde empirique, l’artiste n’expose plus, ne signe plus. Il a une apparence “sordide”, une “allure de bête”, parfois “sinistre”, un peu “gaga”. Il continue pourtant à faire des travaux ; plus précisément il les fait faire.
Homo faber, il connaît les outils, les matériaux, le langage des formes. Il disparaît dans la fiction, derrière les personnages d’une académie de peinture. Homo ludens, il recouvre la vue, la vie, à travers la lumière diffuse d’un cours donné par le professeur Arne Hammer, maître administrateur de L’A.W.K.

« Une lecture superficielle laisserait à penser qu’il y aurait là du Jarry, Arne Hammer remplaçant Ubu, la réserve des Indiens Worosis serait alors un substitut de la Pologne comme territoire à la fois réel (le plat des Artigues) et imaginaire (Worosis).
Mais en fait, cette fiction n’est là que pour mettre à distance la pratique même de Gasiorowski, une pratique multiforme, présentée dès ce texte d’introduction.
“La forme d’études imposées pour la pratique picturale est bornée sous l’apparence d’un chapeau” . Tous les élèves de l’Académie peindront donc des chapeaux. Et Gasiorowski de s’identifier à la monomanie du professeur Arne Hammer en peignant réellement les œuvres des élèves de l’Académie. Sujet obligé, donc, qui permet de mesurer les écarts de la représentation. Ce faisant Gasiorowski se fixe une limite, peindre autant de chapeaux [1] qu’il y a d’élèves ayant suivi les cours durant quatre années, c’est-à-dire quatre cents. » [2]

La peinture occupe des trous du langage, on dit souvent qu’elle commence où les mots s’arrêtent. C’est dans ces mêmes trous que Manet fait perdre en 1863 à certains mots une partie de leur sens ; surtout - et ce n’est pas un paradoxe, le mot « académie ». Baudelaire le dit au peintre d’une façon radicale : « ... le premier dans la décrépitude de votre art »
Le peintre de l’Olympia sut si complètement s’abstraire de tous les labels constitués, des genres traditionnels, peintures d’histoire, portraits, natures mortes, paysages... et des catégories picturales académiques qui dominaient son maître Couture qu’il ne reste aux regards d’a-présent, devant le petit ruban noir que l’énigme de la peinture et le mystère de la beauté.

Couture n’admet pas un tableau dépourvu de signification, soit, Manet déplace les injonctions du maître, le respect de la ressemblance et le culte de l’expression, dans ce petit tissu de velours noir au cou de son modèle Victorine Meurent. L’élève d’un maître nommé Couture est prédestiné au ruban !
C’est la suprématie du geste technique qui hante l’artiste-qui-ne-sait-pas-quoi-peindre, pas le sujet du tableau. Alors pourquoi pas peindre un ruban ? Un mètre-ruban aurait fait aussi bien l’affaire pour subordonner la géométrie à l’harmonie d’ensemble du tableau, Duchamp s’en souviendra, Trois stoppages-étalon.

Un chapeau va très bien aussi pour travailler la question des relations entre la dynamique de la matière picturale et son organisation géométrique. L’artiste prend son chapeau pour la peinture : Arne Hammer [alias Gasiorowski] est un artiste, il dirige l’Académie Worosis Kiga [ Worosis Kiga est l’anagramme de Gasiorowski], il refuse les mauvais peintres, mais donne le « droit au pictural ».
Le sujet de la fiction, c’est la fiction du peintre-en-négatif . Le corps du peintre disparaît pour que la peinture (re)commence : le peintre aussi prend sa femme pour un chapeau, elle se nomme
Kiga, l’Indienne Kiga, de la tribu des Worosis, incarnation de la peinture innocente et primitive, une coulée sans fin, un ruban noir horizontal et suspendu dans toute l’étendue de la peinture.

Les deux artistes peignent dans la profondeur spatiale, aplatie en surface, des rubans pour marquer l’espace pictural de la géométrie humaine de “l’Homme vitruvien”.
Olympia nous regarde, notre regard éclaire l’Olympia. Le regard est impliqué dans la nudité du tableau, ce que Georges Bataille [3] appelle l’indifférence de Manet. Le modèle est et il est peint vivant. Exposée sur le tableau à la place de la déesse de l’Olympe, la femme au ruban noir joue à l’intérieur de l’espace représenté avec les propriétés spatiales, géométriques, du tableau : le format, la hauteur, la largeur... Olympia n’est pas étendue sur un lit ordinaire, elle repose, comme l’avait noté Michel Foucault [4]] sur un plan à deux dimensions et sans faire semblant avec une troisième.
« La peinture n’est que du cinéma [5] , l’art n’étant que le résidu marchand d’un certain type de comportement vis-à-vis de la peinture ». La règle du jeu est donnée par Gasiorowski : il faut inventer son cinéma, adopter un comportement, montrer qu’il n’est plus possible de faire de la peinture. Et le ruban glisse progressivement du cou d’Olympia au chapeau de Kiga.

La répétition

« Je ne désire qu’une chose, que l’on dise devant ce travail "Voilà une peinture !" »

Je ne suis hantée que par une chose, par le fait que des paroles ont eu lieu entre la peinture et le peintre :
– Parle-moi Kiga !

Moi aussi je subsiste
mes pieds sont sortis depuis longtemps déjà du grand con de l’existence
je n’ai jamais cessé de me croire vivante
j’appartiens à un peuple colonisé mais vivant
je vis
de l’air
et de la terre
mes pieds me tirent vers la terre
j’ai mis les sabots d’Alfonse qui étaient sous la chêneraie

Mes pieds marchent
mes pieds te promènent
tu as la lumière du projecteur
j’ai le soleil
tu as l’odeur d’une fin de journée en ville
j’ai les relents du fumier
du cheval
de l’ail
tu as les figures du village des Meuliens sur papier et sous verre
j’ai les meules des paysans

Ce que tu vois ne vient qu’après coup.
Pour qu’il y ait ces figures il faut d’abord la première poussée l’empâtement d’un tracé la coulée d’une forme qui se figure en ce qu’elle donne figure en ce qu’elle confère un créateur
celui qui signe

La signature signe le premier qui a vu
Marie-Rose Labret
Simon Marichou
Pauline Richet
Delphine Piste
Lucien Chailloux
Gustave Paulin
Sidonie Ribote
Georgette Bâsi

Je te conduis en promenade dans la peinture
une promenade qui recommence les origines
ma peinture est une coulée qui vient de l’origine

Je t’apprends à reconnaître les choses
le sel
la maison des chaumes
une veste de velours jaune

Je t’apprends à désigner les choses par les mots de tout le monde
un escargot de Bourgogne
le cheval Bijou
le tipou

Je t’apprends à amorcer les récits qui naissent de la vision des choses
ma maison à deux cents mètres de la petite route avant de pénétrer le bourg était bordée de marronniers superbes

Je te nomme les insectes
fourmi hercule ouvrière
bousier du fumier
coccinelle à sept points
carabe des jardins
carabe des bois
balanin des noisettes
bourdon des prés mâle
le rhinocéros
le sphinx bélier
carabe chagriné
phalène du bouleau variété noire

Les insectes sont partout
ils sont les détails qui nous fondent
ils sont notre vie partagée
le peuple insectiforme est souverain il échappe à toute domestication
les insectes sont en nous
chaque insecte est un récit d’origine né de ton regard sur lui

Regarde l’araignée et constate que les contours de son corps se résument pour l’essentiel à un ventre disproportionné
L’araignée tire de son propre corps la toile qu’elle va tisser ( je pense à l’odeur d’intérieur de ventre de la peinture qui sort du tube)
L’araignée fonde le monde cohérent et millimétré en le tissant
au milieu s’inscrit de façon irréductible une mouche
la mouche c’est toi

Je t’initie aux signes de la nature
un triangle hiéroglyphique du feu fondateur
une pyramide douce
un monument sans destination héroïque
Le monument de la paysannerie

Chaque famille construit sa meule, sa maison, la grande maison de famille
La maison de Félix Pantomime et Juliette Providence présente une façade de pauvre avec des trous d’hirondelles béants vers l’ouest dans l’attente des envols futurs. Des maigres tréfonds sort un parfum de céréales. Le carré de la salle à manger ouvre en ligne droite sur le champ de la Minette vers les Meules.

Les meules les maisons les paysans les noms
ils sont tous là
une hiérarchie terrestre dont le sommet refuse d’être en haut
c’est la figure deux qui domine
elle est forte de la vie des Indifférents

Je me souviens en promenade par le chemin qui mène derrière les soues tu répètais toujours inlassablement la même phrase
« Les Indifférents :
qui ne tend pas vers telle chose plutôt que vers telle autre, sur lequel ne s’exerce en tel ou tel sens aucune force capable de modifier son état et sa place. »

La litanie des mots dans la peinture
des paroles en suspens
lignes infinies de phylactères
c’est le peintre qui se promène
c’est lui qui choisit le ruban de son chapeau

Au Chemardin le peintre ne se prête pas aux rumeurs
il marche vers la jachère des Resplandins
cet espace sans fin labouré par précaution c’est la jachère
la partie du terroir laissée chaque année en repos
les labours préalables c’est beaucoup de temps et de travail
s’y ajoute l’obligation de fumer le terrain avant les semailles d’automne
grosse corvée
même dans une ferme médiocre
il faut jusqu’à cinquante voitures de fumier entre l’avant dernier et le dernier labour

Le blé que fauchent les moissonneurs
que les femmes lient en gerbes
que les hommes entassent sur le terrain en meules
demandent
beaucoup de temps
beaucoup d’efforts
beaucoup de fumier

Combien de gestes, de douleurs, de plaisirs dans une seule tourte ?

à parler du blé on finit toujours par parler d’autre chose

la limite

L’autre chose c’est le moment où l’artiste décide de travailler dans le dénuement le plus total.
Gérard Gasiorowski se fait ermite pour n’écouter plus que la voix de Kiga l’insatiable.

« Paradoxalement peintre jusqu’au bord du chapeau, Gasiorowski installe sa force en ne sacrifiant jamais les instants de sa vie, de sa pratique, de son attitude aux seuls « faits de peinture ». Entendons-nous : être peintre est pour lui un rare bonheur, il laisse d’ailleurs entendre qu’il vit par rapport à Peinture (sic) « lié physiquement, la relation la plus étroite, une aventure d’ordre quasiment sexuel et très intense, l’orgasme partagé, exceptionnel dans les positions les plus variées ». Ne nous inquiétons pas de cela, jalousons-le plutôt. En revanche sachons comprendre qu’au-delà de ce corps à corps le fait de peinture ne le satisfera qu’en devenant « fait de culture ». Tout l’acharnement de Cézanne pour « percevoir » ne venait-il pas du Louvre ? Toute son exigence pour « réaliser » était-elle autre qu’une monnaie que l’on rend après un don immense ? Gasiorowski ne se réclame de rien d’autre que de cette attitude et accepte par avance le regard que l’on pose sur lui, regard qui ne saurait décider de savoir s’il est en face du sauvage ou du Calvin de la peinture. » [6]

Tout est œuvre, sans chapeau, sans ruban, sans atelier, sans outils, sans pigments en poudre ou tubes de couleur, sans matériaux, l’artiste fait quand même des œuvres d’art avec ses mains et les matières fécales sorties de son propre corps : “Les Tourtes“, “ Les Jus”.
Les Tourtes, nom donné par ailleurs à du pain, sont "des mélanges d’excréments, d’herbes aromatiques, de foin, de terre, qui étaient séchés, qui prenaient plusieurs positions, par exemple des natures mortes très classiques disposées exactement à l’emplacement des pommes de Cézanne dans un de ses tableaux". [7] Le nom de « jus » parce que rien n’est hors-d’œuvre dans la peinture depuis Manet . “Aux origines de l’art moderne” [8] « la mort sans phrase comme réalité fondamentale ne peut engendrer que le meurtre généralisé, si elle n’est pas transfigurée par cette ouverture indicible au rien, que crée l’énigme merveilleuse de l’art ». Kiga, dans un ultime geste de révolte amoureuse, tue son maître de ses propres mains.

Michel Leiris, dans Le Ruban au cou d’Olympia [9] s’interroge sur la “modernité”, en passe de devenir “merdonité” , mais la facticité de ce que l’on voit n’est plus un ruban noir, quelle que soit notre émotion toujours renouvelée devant le cou de l’Olympia, c’est un fil d’araignée mélangé à des excréments. L’alchimie sauvage de l’artiste prend à la lettre l’esprit instable de la matière et donne à la merde la tonalité d’un ruban d’or.

Quand la puanteur de sa jambe gangrenée est trop insupportable, Manet à la fin de sa vie, fait de la peinture odorante, il peint des fleurs, des Lilas.
G.G. aussi a peint des fleurs.
À la manière de Jean-Michel Alberola interrogé devant la main du Christ mort aux anges, je pouvais m’écrier devant les Tourtes et les Jus, le 18 juin 1988 dans l’exposition “Le secret et la peinture” que le musée de Villeneuve d’Ascq consacrait à l’ami de Kiga :
– je sens la peinture !

14 janvier 2006
T T+

[1ces "Chapeaux de l’A.W.K.", 1976, proviennent des collections du FRAC Champagne-Ardenne, que nous remercions chaleureusement

[2Gasiorowski. Académie Worosis Kiga, Maeght Éditeur, 1994, p. 15, par Éric Suchère

[3Georges Bataille, Manet, Éditions Albert Skira, 1983

[4[Michel Foucault, La Peinture de Manet, suivi de Michel Foucault un regard, sous la direction de Maryvonne Saison Traces écrites/Seuil,2004

[5Les photographies de Les Meuliens ( 1981, 260 X 570 cm), Les Paysans ( 1981), Ex-Voto (1984), œuvres de la collection du FRAC Pays de Loire, ont été prises par Bernard Fontanel à l’occasion de l’exposition Gérard Gasiorowski, Pierre Barès commissaire, à la Galerie du Triangle de Bordeaux, du 27 mars au 19 avril 1991.
cf vidéo "Parle-moi Kiga" on Vimeo

[6Michel Enrici , texte du catalogue de l’exposition Gasiorowski, Galerie Adrien Maeght, Paris, 20 septembre/31 octobre 1984.

[7C’est à vous, Monsieur Gasiorowski, MNAM, Centre G.Pompidou, 8 mars- 29 mai 1995. Catalogue, p. 250.

[8pour reprendre ici le titre de l’essai de Youssef Ishaghpour à propos du Manet de Bataille ( Skira, 1983) publié aux éditions de La Différence, en 1989 et le citer, page 87

[9Michel Leiris Le Ruban au cou d’Olympia, L’Imaginaire Gallimard, 1981