Une affaire de propriété
Ce qu’on entend en général par droit d’auteur s’appelle en réalité le droit de la Propriété Littéraire et Artistique, régi par la première partie du Code de la Propriété Intellectuelle (CPI). Le mot essentiel est ici : « propriété ». La rémunération d’une œuvre de l’esprit n’est pas la contrepartie d’un travail mais l’exploitation d’un droit de propriété, comme la location d’un appartement ou la vente de bovins. C’est autant le droit que le fait de la pensée : le comédien et réalisateur Michel Blanc n’hésitait pas à comparer sur France 2 le sort de ses propres films à celui d’un camembert volé à l’étalage (journal de 20 heures du 4 avril 2009).
Le statut de propriétaire consacré par le CPI correspond à une très ancienne revendication des auteurs : l’évolution du droit de paternité de l’œuvre vers un droit de propriété absolue doit beaucoup par exemple à un arrêt du Conseil Royal du 14 septembre 1761 conférant aux petites-filles de La Fontaine le privilège des ouvrages de leur aïeul. Dans sa Lettre sur le commerce de la librairie, Diderot (qui s’irritait, en tant que libraire, de cet arrêt) ne cesse de faire le parallèle entre la propriété foncière et la propriété intellectuelle pour juger la seconde plus sacrée encore que la première : « Quel est le bien qui puisse appartenir à un homme (….) si un ouvrage d’esprit ne lui appartient pas ? »
Cette conception de l’œuvre la considère essentiellement comme un bien mobilier susceptible d’appropriation, emportant le droit du propriétaire à l’utiliser comme lui semble et à empêcher quiconque de le faire. Peu importe quel travail y est incorporé et c’est le principe que sous-entend l’arrêt de 1761 : on n’hérite pas du travail de ses parents mais de leur patrimoine.
Il y aura eu pourtant plusieurs tentatives de nuances. En 1791, le législateur Le Chapelier manifeste quelques réticences à adopter la notion (et même le mot) de propriété ; il tente de distinguer entre le travail, qui fonde la rémunération de l’auteur et la protection de l’œuvre, et le bien qui est, lui, voué à devenir la propriété du public : « Comme il est extrêmement juste que les hommes qui cultivent le domaine de la pensée tirent quelque fruit de leur travail il faut que pendant toute leur vie et quelques années après leur mort, personne ne puisse, sans leur consentement, disposer du produit de leur génie. Mais aussi, après le délai fixé, la propriété du public commence. »
On retrouve une distinction du même ordre dans une lettre de Louis XVI du 6 septembre 1777 donnant instructions à son Conseil sur la question des privilèges de publication : « Pour un Auteur elle est le prix de son travail, pour un Libraire elle est la garantie de ses avances », et c’est ce qui fixera pendant quelques années le statut de droit d’auteur en France. Mais l’œuvre de la Révolution, en 1791 et en 1793, aboutit bien à la notion de propriété littéraire et artistique.
En 1936, un siècle et demi plus tard, les lois des 13-19 janvier 1791 et 19-24 juillet 1793 sont encore en vigueur lorsque le ministre Jean Zay propose d’instaurer un nouveau statut du travailleur intellectuel qui se serait substitué à la notion de propriétaire. Le projet de Zay, avec le soutien et même à l’incitation de la Société des Gens de Lettres, tentait d’opérer la synthèse des trois éléments de l’acception classique du droit d’auteur : propriété publique de l’œuvre, rémunération du travail de l’auteur, concession limitée dans le temps à des exploitants. Ce système centré sur la personne de l’auteur au détriment des exploitants et des héritiers n’a pas prévalu et Jean Zay meurt assassiné en 1943 par la Milice.
Ce souci de réformer le droit d’auteur continue sous le régime de Vichy et c’est la conception née à cette époque qui va prévaloir notamment grâce à des juristes proches de Bernard Grasset, principal opposant à Jean Zay dès 1936, et qui demeure, pendant l’Occupation, à Vichy. À Vichy les travaux sont menés principalement par René Dommange, éditeur de musique, membre de la Milice, chargé d’appliquer selon sa propre expression les fondements d’un ordre nouveau et opposant à Pierre Laval qu’il trouvait trop timoré. Sous sa direction travaillent François Hepp, expert à la Cour d’Appel de Paris, cosignataire avec le Professeur Jean Escarra d’un livre publié par Grasset en 1937 : La Doctrine française du droit d’auteur opposé aux idées de Jean Zay et le Conseiller à la Cour de Cassation Paul Lerebours-Pigeonnière.
Dès le 28 août 1944 le Gouvernement Provisoire manifeste le même souci de réformer le droit d’auteur et nomme à cet effet une commission pour préparer une future loi. Cette commission a à sa tête Jean Escarra, le juriste publié par Grasset en 1937 ; elle a pour secrétaire François Hepp et pour vice-président Lerebours-Pigeonnière, soit les mêmes personnes qui travaillaient à Vichy sous l’autorité de René Dommange (lequel sera comme Bernard Grasset condamné pour faits de collaboration).
Anne Latournerie, historienne, auteur d’une thèse sur le droit d’auteur en France 1936-1957, déclare au sujet des travaux de la Commission Escarra et la loi qui en résulte : « Il est clair cependant que ce nouveau droit d’auteur n’est pas préparé par les auteurs ou le Parlement, mais par l’organe corporatiste, cellule de base de l’État fasciste. Force est de souligner la continuité d’un courant juridique et politique qui se manifeste avant, pendant et après la guerre et se retrouve chez certains. Il est vraisemblable aussi que le poids très fort des organisations professionnelles dans la conduite et l’orientation de la réforme du droit d’auteur après 1945 est le prolongement direct de ce qui s’est passé sous l’occupation et de l’organisation par Vichy des corporations. »
La loi du 11 mars 1957, devenue l’actuel Code de la Propriété Intellectuelle, est le fruit direct de ces travaux entrepris contre les idées du Front Populaire, approfondis sous Vichy et que la IVe République ne votera qu’après treize années d’étrange passivité par la même Assemblée Nationale qui envoie le contingent en Algérie.
Une innovation de la Commission Escarra aura finalement été abandonnée en cours de route : la proposition d’instituer un domaine public payant. Les œuvres passées dans le domaine public cinquante ans après la mort de l’auteur auraient donné lieu à rémunération des héritiers de l’auteur, la Commission n’hésitant pas à écrire (page 6 de ses travaux) que le véritable bénéficiaire de cette nouveauté serait le public. Le but réel de cette innovation visait à permettre à des sociétés d’auteurs de percevoir des droits sur des éditions de défunts sans succession, par exemple Homère ou Mozart ou pourquoi pas aussi l’Évangile selon saint Matthieu.
Dans la loi de 1957 l’auteur est institué père absolu d’une œuvre sur laquelle il détient et conserve tout pouvoir indépendamment de son mérite et de conditions de création que la loi n’évoque pas, sauf pour y rattacher dans plusieurs cas l’investisseur économique. Analysant le CPI, Me Anne Tricoire écrit : « Rien ici ne permet de distinguer l’auteur d’une œuvre de l’auteur d’une idée, de l’auteur d’une théorie, de l’auteur d’un choix, et le miracle juridique de la transsubstantiation a permis la transformation du droit d’auteur en poubelle de l’industrie. Le mot de création ouvre la perspective d’un acte spécifique, autonome, que chacun prend bien soin de ne pas définir », (in Livre 2010, Ministère de la Culture, 2006, Table Ronde n°7 sous la direction du Pr. Pierre Sirinelli).
Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que le principal bénéficiaire de ce pouvoir absolu est le commerce du bien que l’auteur produit. Pour se convaincre que le droit d’auteur n’est qu’un droit de propriété, il suffit de se souvenir qu’un producteur de films, pur partenaire financier, détient les droits « d’auteur » de l’œuvre achevée, au contraire de partenaires techniques comme le directeur de la photo, le comédien ou le chef monteur qui sont pourtant dans les faits des créateurs, ou que l’investisseur économique dans une base de données est également protégé par le même droit « d’auteur ».
Aménagée sous l’égide d’éditeurs de livres (Grasset) et surtout de musique (Dommange) particulièrement conservateurs, cette conception invoque la subsistance de créateurs individuels pour constituer en réalité la source de profits d’acteurs économiques. Même si des querelles entre auteurs et libraires ou comédiens ont pu émailler les XVI et XVIIe siècles, une coalition d’intérêts de propriétaires supplante depuis au moins le milieu du XXe siècle toute autre considération, notamment vis-à-vis du public et de la société. La personne de l’auteur est devenue principalement, et bien souvent exclusivement, le maillon initial d’une chaîne commerciale, comme le montrent les propos de Michel Blanc parmi bien d’autres. Croire que la propriété littéraire et artistique se serait structurée par conflit entre les auteurs et les marchands, les premiers étant obligés de composer avec les seconds afin de pouvoir illuminer l’humanité du fruit de leur travail, constitue donc une erreur profonde.
Ainsi l’aménagement sous l’Ancien Régime d’une possibilité offerte à l’auteur de vivre du fruit de ses œuvres a-t-il en pratique abouti depuis la loi de 1957 à une coalition de propriétaires dont le but premier et le plus souvent unique consiste en la maximalisation des bénéfices de l’exploitation des biens qu’ils commercialisent.
Une clé de cette maximalisation consiste en l’organisation de la rareté, sur Internet comme ailleurs, des œuvres de l’esprit. Peu importe que cette rareté contrevienne à la vocation d’une œuvre à un enrichissement autre que financier envers d’autres que ses seuls commerçants. Peu importe qu’aux origines de l’acceptation par la loi des revendications des auteurs prévale un concept universaliste d’ailleurs toujours inscrit dans la Constitution américaine qui ne mentionne pas une propriété mais des droits limités. Peu importe que le principe fondamental du droit d’auteur ne s’entende que comme une dérogation temporaire au principe de « propriété publique » souligné par Le Chapelier qui s’attache aux œuvres de l’esprit.
De dix années après la loi de 1793, de cinquante années dans les lois de 1886 et 1957, la durée de la protection des droits de propriété littéraire et artistique s’étend actuellement à soixante-dix années après la mort de l’auteur ; cela signifie, au plan concret, qu’aucun être humain ne pourra jamais connaître gratuitement d’œuvre de la quasi-totalité de tous les auteurs du monde vivants au jour de sa naissance.
Cette coalition de propriétaires ne diffère fondamentalement ni dans ses intérêts ni dans ses droits ni dans son modus operandi de cartels comme ceux du pétrole ou de l’agriculture. Lorsqu’il s’agit d’entasser et de se répartir les bénéfices, le droit absolu de propriété, son opposabilité à tout et à tous, constitue un dogme où l’intérêt public n’a aucune place. Mais lorsqu’il s’agit de faire face à des craintes de déperdition de recettes, de tels cartels en appellent bruyamment aux pouvoirs publics.
Le combat contre le « piratage » sur Internet ne peut être compris, dans tous les sens du terme, que par rapport à ce but. Les pirates demeureront-ils les derniers à croire que comparer un film à un camembert n’est pas faux seulement parce qu’on applaudit rarement les crémiers ou qu’il n’y a pas d’équivalent fromager aux Festivals de Cannes et de Venise ?