Une affaire de retournement. Hervé Bouchard, causerie écrite II
Ces livres- là
Quel furent les déclencheurs pour Mailloux ? Pour Parents et amis sont invités ?
Ça remonte quand même à loin. Je ne sais pas. Je n’ai pas pris de décision, sinon celle d’obéir au souffle, de me rendre, de ne pas lutter. Les textes que j’ai faits avant Mailloux annoncent Mailloux et ce qui viendra ensuite, mais ils n’ont pas la lumière du souffle qui m’a traversé quand j’ai abandonné toute défense pour me soumettre à l’appel de ce qui allait devenir ce texte-là, cette écriture-là. Dès le premier geste, j’ai su qu’il y avait là quelque chose qui devait se faire entendre. De manière générale, je fais le livre très lentement, mais j’écris assez vite. Le souffle est une poussée fulgurante et la composition du livre où tout se tient est interminable. Et, c’est très étrange, c’est toujours une question de disposition, de manière de considérer ; je parle de la disposition de l’oreille du lecteur aussi (la mienne en premier), du regard. Je suis devant le texte, c’est l’obscurité totale, je regarde, je ne vois rien. Puis, à un moment, devant le même texte que je n’ai pas touché, que je n’ai en rien modifié, que je n’ai même pas changé de place, tout apparaît. Et je crois que j’écris de manière à provoquer ce genre d’épiphanie. Comme si la clarté de l’image était une conséquence du texte obscur. Il y a des moments où l’on voit, il y a des moments où l’on ne voit pas (le texte a l’habileté de l’extraordinaire espion dans Mission Cléopâtre) ; tout est question de disposition. Et le texte est l’aménagement de la disposition qu’il faut. Raconter, ce n’est pas montrer quelque chose qui est là, désigner quelque chose par les mots, c’est ouvrir une durée où l’on sort de soi pour sereinement se voir habité par ce qu’on raconte, formé par ce qu’on raconte. Un peu comme ce que racontent les revenus de la mort, c’est une affaire de retournement. Je ne dis pas que c’est ce que la littérature doit faire ; je dis que je crois que c’est ce que fait la mienne.
D’ailleurs, il y a tout dans la littérature, il y a de tout, elle n’a pas de nature unique. Et s’il y a une chose, dès le départ, à laquelle je souhaitais que mes textes ne ressemblent pas, c’est la littérature. Ce qui n’est pas tout à fait simple. Mais c’est bien là, encore, une affaire de retournement. Car la littérature est aussi faite de textes en lutte contre ce qu’elle était à certain moment. Et le ponctuel jugement du type “Ce n’est pas de la littérature !”, “Ce n’est pas de la poésie !”, “Ce n’est pas de l’art !”, est une constante dans les réactions aux faits marquants de l’histoire de la littérature.
Quelle était votre intention pour l’un et pour l’autre ?
Pour Mailloux je voulais faire un livre d’histoires mettant toutes en scène le p’tit bonhomme Mailloux ; je voulais le texte direct, rapide, immédiat, musical ; je voulais un livre qui soit à la fois un recueil de récits, un roman, un ensemble de poèmes ; je voulais pouvoir en lire des extraits de manière théâtrale, rompant par là avec l’ennui que j’ai toujours éprouvé lors de soirées de poésie où l’on voit des gens lire sans jamais que leur texte ne leur passe dans le corps ni ne pénètre celui des auditeurs ; je voulais casser la baraque, comme on dit. Je crois n’avoir rien cassé du tout, honnêtement, mais j’ai fait le livre que je voulais faire, cela avec l’aide de mon éditeur d’alors.
Pour Parents et amis…, j’avais exactement l’intention de faire un drame en quatre tableaux avec six récits au centre, de mêler encore les genres narratif, poétique et dramatique, sachant bien que je faisais une pièce injouable, un roman théâtral plutôt. J’avais l’intention, dès la première ligne, de produire un texte dont je pourrais toujours extraire des parties à dire à voix haute, comme un acteur ou un récitant ; et je rêvais qu’une compagnie théâtrale mette un jour la main sur ce texte pour le produire en spectacle dans le cadre d’un festival, qu’elle me permette, ce faisant, de voir Avignon. Ce rêve, je l’ai toujours, et je travaille à sa réalisation. Il s’agit de s’acharner, d’être patient.
Pour l’un et l’autre, je voulais de textes en rupture avec le littéraire, c’est-à-dire que je ne voulais pas que le littéraire soit une qualité qu’on y reconnaisse. Ce sont des textes dont les intentions sont à l’opposé du littéraire, j’entends par là l’espèce de charme affecté du texte littéraire ou plutôt d’un certain type de texte littéraire avec sa belle langue et ses belles figures.
Mailloux et Parents et amis semblent avoir été écrit d’une seule traite, est-ce une impression ?
C’est une impression, oui, et je ne voudrais pas vous l’enlever. Mais elle ne correspond pas à ce qui s’est passé. Mailloux s’est écrit sur une assez longue période. Il faut dire que mes séances d’écriture quotidiennes ne sont pas très longues, mes fonctions de professeur me prenant le clair de mon temps. Le manuscrit que j’ai d’abord envoyé à la pêche aux éditeurs est assez différent du livre publié. François Couture, fondateur de la défunte maison l’Effet Pourpre, l’a finalement accepté. Ses suggestions m’ont conduit à éliminer du manuscrit un nombre assez important de textes qui, plutôt que de conter l’histoire, la commentaient. Elles m’ont aussi amené à faire certains ajouts, à grossir le livre en y intégrant des séquences nouvelles. J’ai mis cinquante-trois jours à refaire le texte à la suite de ses suggestions (je m’étais donné ces cinquante-trois jours comme une contrainte, par jeu, en faisant allusion à La Chartreuse de Parme). Le problème n’était pas la lisibilité mais le statut narratologique, si l’on veut, de certaines séquences. Cette rencontre avec François Couture est la meilleure chose qui pouvait arriver à ce texte ; l’homme est un lecteur qui sait percevoir l’intention du texte ; nous avons travaillé dans le même sens. J’ai beaucoup appris. De sorte que, quand j’ai expédié le manuscrit de Parents et amis… au même François Couture, il l’a accepté tel quel. Mais sa maison a cessé de publier ; et, comme Mailloux était épuisé, j’ai proposé les deux livres au Quartanier, la jeune maison fondée par Éric de Larochellière et Christian Larouche. Ils connaissaient Mailloux et avaient publié un extrait de ce qui allait devenir Parents et amis… dans le premier numéro de leur revue en 2003. Ce sont des textes travaillés et retravaillés, dont les séquences ne sont pas écrites dans l’ordre du livre publié. Et ce sont des mélanges de genres, je l’ai dit, mais aussi de tons, etc. ; la cohabitation des ces éléments divers dans un livre construit sur une longue période fait qu’ils se contaminent les uns les autres, ce qui crée un effet d’unité, d’homogénéité ; mais il s’agit d’un état relatif. Que vous ayez l’impression que ces livres ont été écrits d’une seule traite m’enchante ; je suppose que ça signifie qu’on n’y sent pas le travail, comme on dit, que “ça coule”. C’est une grande qualité, pour un texte, et je suis content de cela.
La honte, thème central dans Mailloux, récurrent dans Parents et amis : outre la littérature, quel remède voyez-vous à la honte ? (et à l’ennui ?)
Je ne sais pas. Je ne crois pas que la littérature soit un remède à la honte, cela même si la littérature a parfois la puissance de l’aveu, de l’aveu d’une évidence. On peut certes considérer la littérature comme un exutoire, mais comme un remède à la honte, non, je ne crois pas. Et puis, il y a des degrés dans la gravité de la faute, il y a des circonstances, il y a une foules de choses qui interviennent et jouent leur rôle dans la profondeur du sentiment. Dans Ajax, la pièce de Sophocle, la honte du héros est insupportable au point qu’il se tue. La littérature n’a pas pour fonction la réparation ou la guérison ou la réhabilitation, je ne sais pas. La littérature est le jeu du dévoilement de ce qui paraît. Les remèdes à l’ennui, là, je pense qu’il y en a beaucoup. Mais encore, c’est toujours une question de degré. Ceux qui ne s’ennuient jamais ont un seuil d’étonnement plutôt bas. Mais l’Ennui majuscule, celui que désigne Baudelaire, par exemple, le désœuvrement de l’être, c’est quelque chose qui expose aux pires actes, sans doute, que seule la honte pourrait stopper. On n’en sort pas.
“Les paroles qui font du mal font des trous qui trouent. Les paroles qui font du bien font des trous où on se tient. Les paroles qui font rien, elles gomment le monde et on voit rien, on prie. Pas dire ça. Va me falloir mon bonnet.” [1]
Un exemple de chacune de ces paroles ?
Les calomnies, les choses vraies et les insignifiances. Les paroles qui nous brisent, les paroles qui nous nomment et le blabla qui nous rend sourds. Allongez ces trois listes.
“Nous préférons la honte de ce que nous sommes à la honte de ce que nous faisons.” [2]
Cette phrase que vous mettez dans la bouche du « cycliste bleu super » ne fait-elle pas la différence entre la honte et la culpabilité ?
Ce serait sans doute une manière d’établir clairement la différence entre ces deux concepts. Mais plus simplement, l’énoncé que vous citez n’est pas sans lien, dans ma façon de considérer l’univers où évoluent les personnages, avec l’absurdité de la condition humaine où, conscient de son insignifiance et de sa petitesse, l’homme éprouverait la honte de ce qu’il est ; mais, l’homme n’étant pas responsable de ce qu’il est, cette honte n’est pas coupable (comme on dit, par exemple, que pauvreté n’est pas vice) dans la mesure où sa parole et ses actions sont dignes. C’est l’histoire, toujours la même, de vivre dignement malgré l’insignifiance de sa condition, de vivre pareil et de parler pareil bien que ce soit pour rien. La préférence qu’énonce le cycliste bleu super est celle de la vertu sur le crime. Mais la honte est quand même. J’ai, quelque part dans mes carnets, j’ai noté plus d’une fois que la honte était le sentiment de la lucidité. Je ne sais pas si cela est vrai en toutes circonstances, mais, quand je regarde le comportement de l’être humain en général, il n’y a pas de quoi être fier. Et je me dis souvent qu’un peu plus d’humilité par rapport à soi-même, une conscience plus grande de sa nature de viande, de poussière, comme le dit le texte sacré, ça calmerait un peu le jeu de détruire.
“On peut vivre mille ans avec le souffle d’une seule description.”
Un exemple de description qui vous ferait vivre mille ans ? [3]
Vous êtes très drôle. Je ne vais pas vous faire ça. Ce à quoi je pensais, en écrivant cette phrase, c’est au spleen de Baudelaire (“J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans”), qui est un poème qui liste et qui décrit. Je pensais aussi et surtout à certain passage du Mythe de Sisyphe, d’Albert Camus, où celui-ci montre que Sisyphe trouve le bonheur, malgré l’éternité de sa punition, dans l’attention qu’il porte aux sensations que lui procure son rocher : la poussière, les aspérités de la roche, etc., la matière lui occupe l’esprit, lui permet de s’évader de la douleur. Et Camus déclare que, malgré la triste condition de ce pauvre puni, il faut l’imaginer heureux. Sous une autre forme, Camus toujours, vers la fin de L’Étranger, met son personnage dans un état semblable. Meursault est en prison, condamné à mort. Il se souvient de son appartement, de sa chambre à coucher, de sa commode, des objets qu’il y avait sur cette commode, etc. (ça rejoint le poème de Baudelaire), et sa joie vient de cette capacité de voir en lui le monde et ses objets, de les voir toujours plus en détails ; cela le comble, et il sent que cet espace de liberté est infini et lui est propre, qu’on ne l’y atteindra jamais. C’est ainsi que je vois le souffle potentiellement infini de la description ; on peut toujours voir plus.
“L’angoisse est une agression par le vrai.” [4]
Faudrait-il donc vivre dans le mensonge pour s’épargner l’angoisse ?
Il faudrait définir l’angoisse, il faudrait définir la vérité, il faudrait définir le mensonge, tout ça de façon rigoureuse ; on n’a pas fini. L’énoncé que vous citez suppose que la vérité se révèle à la conscience en provoquant l’angoisse (mais, dans la vie, il y a des mensonges très angoissants). C’est encore très lié aux idées existentialistes de Sartre et Camus, à une certaine époque (et il n’est sans doute pas étonnant que les passages que vous citez et que je lie à cette doctrine apparaissent dans la même page). La vérité, la vérité de la mort par exemple, provoque l’angoisse, et l’angoisse est le signe de la vérité qui se manifeste. À partir de là, il s’agit de fuir l’angoisse par le déni, ou de la surmonter en vivant conscient de ce qu’elle désigne. Mais l’angoisse est un moment qui va et qui vient. On imagine fort bien qu’on l’éprouve au moment de mourir, au moment de la fin vraie. Mais la surmonter, cette angoisse, en vivant conscient de ce qu’elle désigne, en acceptant l’absurde de notre condition par un joyeux oui au monde, ça allège passablement, la vie devient moins grave et il n’y a plus de raisons d’avoir peur.
On lira là “Un pays vert et bleu”, le début de l’entretien avec Hervé Bouchard, et là, “Le grand maître c’est le rythme”, sa fin.