Numéro six / Hervé Bouchard

En ouverture.
* Une page-couverture. Sobre. Collection, auteur, titre, logo, éditeur. Police noire sur fond parme.
* Une page trois, le titre. Isolé.
* Une page cinq, seconde page-titre portant les mêmes indications que la page de couverture, plus un sous-titre. Moins sobre :

Passages du numéro six dans le hockey mineur, dans les catégories atome, moustique, pee-wee, bantam et midget ; avec aussi quelques petites aventures s’y rattachant.

Le texte.
En neuf chapitres, ici renommés passages (comme on passe d’un club bantam à un club midget…). Chacun d’eux est précédé d’une énumération d’objets, de personnages, de lieux et d’actions. Pêle-mêle. On y voit se croiser "le mur de la maison" et les "galeries du dire", une "manifestation à l’école Saint-Carrelage-de-la-Dépression-Saisonnière" et le "Salon des tourtières".
Les paragraphes sont brefs, souvent d’une seule courte phrase. Incomplète parfois. Il arrive que la phrase s’allonge mais le plus souvent, aussi longue qu’elle soit, elle reste unique. Il y a des exceptions, plus nombreuses au fur et à mesure des passages. Le narrateur patineur grandit. Sa pensée se déploie plus largement. Peut-être aussi gagne-t-il en souffle.

L’incipit J’ai porté le numéro six sans savoir que ça comptait mène en 150 pages à la phrase conclusive, l’amour est là, répétée neuf fois.

Après le texte,
* une "liste des noms d’endroits, de personnages, d’équipes, d’événements, etc., dans l’ordre de leur apparition". En treize pages, cette liste reprend ou transforme les énoncés des têtes de chapitre. Certains sont omis, d’autres sont rajoutés ou modifiés.

* Deux notes de l’auteur :

La première renseigne sur une version précédente du texte : lecture-spectacle intitulée Hivers : passage du numéro six dans les mineures.

La seconde indique que les dernières lignes du texte s’inspirent librement d’une chanson de Michel Pagliaro, elle-même reprise d’une chanson des Beatles.

* Une table des matières. Sèche.

* La quatrième de couverture reprend le nom de l’auteur, Hervé Bouchard, et le titre du livre Numéro six. Suit un résumé de l’histoire dont l’auteur précise que tout le monde la connait et que par conséquent « c’est là que l’écriture commence : dans le rendre étranger des choses familières ».

Le mot roman n’apparaît nulle part. L’auteur lui a préféré celui de « récit ». Récit de formation ? Oui, affirme-t-il, mais aussi bien « récit de déformation ». Car c’est défait que Numéro six sortira de ses années d’apprentissages du hockey, et de la vie.

Montréal, ruelle Saint-André, novembre 2013.



Depuis le choc provoqué par Mailloux (2002) puis par Parents et amis sont invités à y assister (2006), il aura fallu attendre huit années pour retrouver l’univers d’Hervé Bouchard, et surtout sa langue puissante, quasi féroce, qui malaxe la syntaxe et les mots pour en extraire une réalité sinon augmentée, du moins diffractée comme celle qui se reflète dans la peau métallisée d’une boule de Noël.

D’un récit à l’autre, l’univers est resté le même : celui d’une petite ville livrée aux fluctuations radicales des saisons québécoises : trop rude hiver, si court printemps, été étouffant, automne fugace. Les garçons y grandissent entre la patinoire, les bancs de l’école et ceux de l’église. Etre admis à jouer parmi les étoiles du hockey tel est le rêve dont chacun se fabrique une armure, ou une prothèse, qui lui permettra d’affronter l’inintelligible monde des adultes. Numéro six, le narrateur, aimerait bien devenir l’égal des héros en patins dont il connait les exploits par cœur mais, de saison en saison, il verra son rêve se défaire : jamais il ne rejoindra ces ligues majeures qui lui font envie et pour lesquelles il a supporté ce qui fait la vie d’un aspirant sportif, les entrainements éreintants, les voyagements, les heures d’attente, le sadisme des entraîneurs, les fourberies des camarades, les traitrises des filles qui préfèreront toujours les vainqueurs. Numéro six est un numéro "sans destinée". [1]

Que le lecteur partage ou pas la séduction du sport en général et du hockey en particulier, il ne peut que se laisser prendre par ce récit de la fin d’une enfance. Car ici la séduction la plus puissante est celle du récit lui-même. Hervé Bouchard, auteur au ton faussement léger, cherche le salut dans une langue à la fois musicale et magistralement évocatrice. On le lit comme on écouterait du Steve Reich : minimalisme et répétition. C’est beau, c’est fort, c’est haché, c’est déroutant, parfois désopilant. Il suffit à Hervé Bouchard d’entrechoquer quelques mots pour que prennent corps ses personnages. Aucune psychologie : ses images percutantes se suffisent. Comment ne pas reconnaître une figure de père dans ce "Grand chef montreur... (....de choses, ...des choses en sauce, ...du dire, ... du doigt pas long, etc.) et une figure de mère dans la "naine" dite aussi "la captive" ? Comment ne pas sourire devant ce "Maho les mains dont l’envergure du geste s’appelle la danse du maniement" [2] ? Comment ne pas apprécier ces moments visuels, sorte de gros plans de cinéma, un rien ralentis :

Grand chef montreur des choses dans une posture drôlement fléchie me dit : Donne ton pied.
Je le fais, je lui donne mon pied.
La captive avait le sien sur la pédale de la poubelle et jouait de la fourchette sur des assiettes sales.
J’ai vu comme si c’était la premières fois les longs lacets entre ses doigts, des lacets très plats blancs avec le pointillé noir obliquement tout du long.
Grand chef montreur des choses du monde il a toujours dit qu’il valait pas cinq cennes.
Savait pourtant rouler ses manches , virer son char, pointer son doigt .
Donne l’autre pied
Je donne l’autre pied.
Lacets si longs dans un croisement si serré que j’ai du mal à avaler.
Trois tours à la cheville, le sang coupé, et encore une boucle double à chaque pied
 [3].

Numéro six est un enfant qui parle du monde qu’il observe sans parvenir à le décoder. S’il n’est pas très doué pour le hockey il l’est sacrément « pour le dire ». Et pour la mémoire. Alors, il raconte, il décrit, il dresse les inventaires de ses attentes, de ses étonnements, de ses impatiences, de ses déceptions. De ses fiertés parfois aussi. On est dans sa tête, dans ses gestes, dans ses yeux ; on se rappelle avec lui de jeux qu’on inventait quand on était petit, des phrases qu’on se disait pour se donner du courage, pour tenir le coup, pour essayer encore, pour ne pas cesser d’y croire. Encore et encore.

Par la porte du fond on voyait l’été qui voulait descendre un escalier. [4]


Faites la ronde pas drôle des épuisés qui chantent leur déception avec des cris de colère, de expressions de frustration, des grincements de dents, des pleurs et des bâtons cassés sur le rebord d’un baril en fer au mur. [5]


... je voyais bien que les choses vraies, au contraire des choses qu’on invente parfois pour en préserver l’éclat, sont éternelles. [6]


Je m’étends sur un canapé fleuri qui m’avale comme un carnivore. [7]

Quand, désabusé, Numéro six raccrochera ses patins sait-il déjà qu’un autre destin l’attend ? Celui de ceux à qui on adresse cette supplique : « Cela dans ton dire qu’on voit, redis-le. » [8]. Celui de ceux qui, ayant renoncé à la gloire glacée deviendront peut-être… écrivain ? Si, au moins une fois dans sa vie de petit garçon, Hervé Bouchard n’avait pas perdu « honte à deux » serait-il devenu le chantre des années où le naufrage d’un rêve prépare l’émergence d’un autre ?


Hervé Bouchard, Numéro six, éditions Le Quartanier, 2014.
Lire aussi : Hervé Bouchard, causerie écrite

21 juin 2015
T T+

[1p.61

[2p.37

[3p. 10-11

[4p.12

[5p.59

[6p.82

[7p.126

[8p.22