Une forme corallienne
Mâche ! d’Anne-Marie Durou et Caprice des jeux [partie 2] de Jean-François Dumont, au FRAC Aquitaine, avec une lecture de Les coraux de Darwin d’Horst Bredekamp, aux éditions Les presses du réel.
Site de l’artiste Anne-Marie Durou
« La variété est une grande et merveilleuse loi de la nature ; c’est elle
qui distingue ses productions de celles de l’art et c’est pour
l’imiter que souvent l’homme déploie en vain ses plus grands efforts. »
Horst Bredekamp, Les Coraux de Darwin,
Les Presses du réel , 2008, p. 51/53
[1]
Renversement : j’ai senti qu’il y avait, avec ce dernier mot du livre Les Coraux de Darwin, quelque chose qui m’attendait, un peu plus loin et très près de ma lecture. Le sentiment d’un appareillage, non d’un but, m’a menée au FRAC Aquitaine où
l’exposition de Jean-François Dumont, Caprice des jeux [partie 2], dessine ses ramifications au-deçà des baies vitrées qui ouvrent leurs points de partance à l’intérieur d’un bassin à flot.
Darwin avait un faible pour les formes mouvantes et les foisonnements multidirectionnels du corail. Mâche ! d’Anne-Marie Durou, sculpture en coton tricoté et silicone présentée dans l’espace d’exposition du hangar G2, agitée de mouvements divers, buissonneux, capricieux, semble relever d’un même penchant. [2]
Une inclinaison qui fait dire au commissaire : « Je déplace juste un peu les lignes ». Un déplacement qui se joue d’abord relativement à Caprice des jeux [partie 1], première partie de l’exposition avec un commissariat de Claire Jacquet, directrice du FRAC. [3]
Comme on le sait depuis Lucrèce les yeux n’ont pas été faits pour voir. Mais parce que j’ai des yeux et ne tenant pas en place face à Mâche !, je me suis mise à marcher autour de l’œuvre, parce qu’ayant aussi des jambes, j’ai pu tenir mes yeux à la disposition de mes petits pas circulaires, hésitants et désordonnés et regarder longtemps la sculpture d’Anne-Marie Durou. Et l’on se met à voir la vie devant laquelle on passait sans regard.
L’analogie de fond avec le modèle visuel corallien n’est pas identité de fait. Si l’artiste parle bien de ramifications en tricoteuse qui ne redoute pas la “margagne” et en naturaliste qui connaît la valeur heuristique du clinamen, elle pense davantage au rhizome deuleuzien qu’à l’iconologie darwinienne du corail. Aucune incongruité cependant à regarder de concert les deux modèles visuels : On the origin of species by means of natural selection, or the preservation of favoured races in the struggle for life et Mâche ! « témoignent de la recherche d’une variabilité de la nature, s’exprimant à travers une anarchie contraire à toutes les images de l’ordre. »
Sans mesure, sans compter l’entremêlement des points et la prolifération des mailles des tubes rouges cotonneux, les yeux confrontés à un autre éclairage et à un autre espacement ajustent leur point de vue à un troisième oeil intérieur resté dans la lecture renversante du livre de Horst Bredekamp : la forme de Mâche ! me séduit par l’élan de ses mouvements contraires.
Tout en restant dans le dedans particulier de l’art de Horst Bredekamp qui montre les efforts de Darwin à visualiser la théorie de l’évolution dans le souci constant d’éviter d’asepsie du diagramme, les mots du livre empiètent les gestes artistiques matérialisés dans la forme et s’imbriquent aux mouvements touffus de la sculpture dans un rapport bavard avec elle.
Je regarde à partir de la visualisation darwinienne des variations et des processus de l’évolution des espèces, la variabilité infinie de la sculpture d’Anne-Marie Durou, tant dans son échelle [4] que dans le foisonnement et l’emmêlement de ses éléments. À la manière du corail évoqué, la variabilité infinie de Mâche ! se soustrait à ma compréhension immédiate de l’œuvre que je ne peux maintenant saisir qu’avec et sans l’analogie du corail.
« N’importe laquelle de ses extrémités peut germer et créer une nouvelle ramification, certes liée à sa souche, mais capable de croître et de tracer son chemin en toute indépendance » écrit Anne-Marie Durou. En effet, il y a un polype oblong, pesant, blanc, qui semble rester totalement immobile, sans rien faire d’autre que le lien entre un boyau à rayures et une bride intestine intermédiaire, blanche aussi, directement attachée à l’une des entrailles rouges. Les polypes sont des êtres jugés inférieurs, mais qui travaillent sans relâche.
Le titre de la sculpture « Mâche ! » et son caractère injonctif invite délibérément la métaphore digestive. [5] « Peut-être excrétions, excréments …là où tout arrive ? » commente ingénument l’artiste. Mais la variabilité infinie des formes engendre le doute. Le naturaliste se débat avec l’alternative corallienne à la figure de l’arbre, modèle de visualisation de l’évolution. L’artiste n’en reste pas à une exubérance bourrée d’organes.
Toute comparaison avec quelque chose qui se voit s’arrête aux épingles de couturière plantées dans les interstices du coton blanc. Le métal brillant des petites tiges pointues d’un côté et têtues de l’autre érige, avec pour tout appareil l’épaisseur de temps, une passerelle entre la matière molle du tissu tricoté et la dureté de dents cachées.
Alors l’ordre du titre se confond au désordre d’une voix dont le registre déborde toute échelle de sons donnée par une tessiture ordinaire. Je regarde Mâche ! et j’entends la puissance réconciliatrice de l’image du corail, symbole de l’union entre la mer et la terre. Dans l’accès aux limites méthodologiques des Coraux de Darwin et au double sens du modèle visuel représentant l’irrégularité de toute forme naturelle et la régularité des combinaisons artificielles, autour de la sculpture d’Anne-Marie Durou, j’écoute le livre du génial historien d’art et philosophe.
Les systèmes d’ordonnancement relèvent du produit de l’art et non de la nature. Quand Horst Bredekamp passe par devant Mâche ! [6] la variété de la Nature-artiste, inscrite dans la tradition de l’Analysis of Beauty de William Hogarth et de sa ligne serpentine, rebelle à toute les lois de l’art, renverse la reconnaissance du regard et l’ouvre sur la beauté des choses.
Horst Bredekamp, Les coraux de Darwin,
éditions Les presses du réel.
des lectures ramifiées dont :
Didier Arnaudet, Jean-François Dumont Une galerie à Bordeaux 1984-1998,
éditions Confluences, 1999.
Le Livre du FRAC-Collection Aquitaine, Panorama de l’art d’aujourd’hui,
Le Festin, 2002.
Bibliothèques,
Zéno Bianu, Paul Chemetov, Michel Butor, George Fletcher, Michel Deguy, Bernard Gheerbrant, Gilbert Lascault, Bernard Noël, Yves Peyré. Collages Bertrand Dorny.
Éditions Virgile Ulysse Fin de Siècle, 2008.
parce que, comme l’écrit Bernard Gheerbrant « c’est celui que j’ai entre les mains » là, tout de suite.
[1] Crédit photographique :
©Jean-Christophe Garcia (Presskit Caprice des jeux [partie 2]détails) note 2 et note 3
“logo” et notes 4, note 5, note 6
photographies ©Pomparat
[2] Renversant le modèle culturel d’un ouvrage de dame convenu/e, le volume de la structure tentaculaire semble déborder du socle en tendant ses extrémités entre
la forme hirsute d’une tête de Satan faite au crochet par un Révérend artiste, Reverend Ethan Acres, The guise of Satan, 2002, et une série de nus faite par le peintre Alexandre Delay, Sans titre n°6, n°7, n°9, n°10, n°11 de la série Grandes Figures peintes, 2005-2006, en tableaux révérencieux de l’histoire de la peinture.
[3] Jean-François Dumont, par exemple, descend du mur
trois très grands tableaux de Michel Herreria, les pose inclinés au sol et donne à regarder au mur qui les croise en angle droit la projection d’une image, une « peinture numérique » de l’artiste dont le reflet dans la peinture sous verre renverse indéfiniment les regards.
[4] question d’échelle
Anne-Marie Durou est en train de fabriquer une sculpture de même nature mais beaucoup plus volumineuse