« Une voix m’entraîne dans le Caucase »
« Comment parler d’Histoire en littérature aujourd’hui ? »
Thierry Hesse sera présent à la première des rencontres 2009-2010 organisées par remue.net et la Scène du Balcon le vendredi 11 décembre au Centre Cerise, 46 rue Montorgueil, Paris 2e.
Dominique Viart, professeur à Lille 3, auteur de nombreux ouvrages sur la littérature contemporaine, s’entretiendra avec l’auteur de Démon [1] et Michel Séonnet sur la façon dont les œuvres littéraires interrogent l’Histoire aujourd’hui.
Ce midi, j’ai recopié dans un cahier les différentes définitions d’un article du dictionnaire : 1. Ange déchu, révolté contre Dieu, et dans lequel repose l’esprit du mal. 2. Personne néfaste, méchante. 3. Être surnaturel, inspirateur de la vie d’un homme, d’une collectivité. 4. Puissance, force spirituelle. Merveilleux dictionnaire. Que le même mot puisse recouvrir des sens aussi contradictoires m’étonne. Qu’y a-t-il de commun entre Satan, le prince des ténèbres, et ce génie ou cet esprit intime qui en novembre m’a incité à partir pour Grozny ?
Personne ne m’avait obligé, pas plus mon père que Wolf. Il y a eu simplement cet élan, cette poussée intérieure qui s’est manifestée non pas comme un éclair tombé du ciel, mais comme un appel du passé. Ce n’est pas l’esprit du mal qui m’appelait, plutôt ses victimes, les silhouettes de Franz et Elena – car le passé n’est jamais mort.
« Moi qui suis juif… »
J’étais troublé d’écrire cette phrase.
Moi qui suis juif seulement pour une moitié ou un quart, vague fantôme de Juif, longtemps exclu de cette histoire et de cet héritage parce que mon père était un homme blessé, impénétrable et taciturne, et ma mère, vertueuse, excessive, catholique, j’ai un démon. Un démon juif. D’où émane-t-il ? D’abord d’un amour impossible. L’amour qui existait entre l’homme et la femme qu’ont été mes parents.
Celui qui parle ainsi à la première personne est soigné à l’hôpital du Val-de-Grâce, à Paris, pour plusieurs balles reçues dans la jambe alors qu’il se trouvait à Grozny. Il est grand reporter de presse mais ce n’est pas son métier qui l’a conduit en Tchétchénie en décembre 2001, ce n’est pas non plus pour découvrir comment ses grands-parents Franz et Elena Rotko sont morts durant la Seconde Guerre mondiale.
J’étais venu pour accomplir une expérience. Me trouver auprès d’eux. Auprès de moi aussi. Rejoindre les silhouettes fuyantes de mes rêves. J’étais venu pour les toucher, pour les sentir en moi. Mais pas seulement sentir, penser aussi. Penser : c’est une partie de ce qu’ils ont vécu, même infime, même lointaine. Et pour ce faire, je n’étais pas allé à Stavropol, sur la terre russe de leur naissance, mais à Grozny, en Tchétchénie, à l’endroit actuel des victimes, de ceux qui aujourd’hui, dans cette région du monde, se trouvent dans un état de grande détresse.
Composé de récits et de témoignages, d’interviews, d’évocations des poètes, romanciers et philosophes qui ont posé la question du mal, de la douleur, de l’intelligence révoltée, le roman de Thierry Hesse, en mêlant invention et documents historiques, rappelle à la mémoire du lecteur l’existence de ceux qui ont été asservis, déportés, assassinés par les pouvoirs politiques, ceux dont les cris n’ont pas été entendus, dont les appels au secours se sont perdus dans l’indifférence.
Quelle est la tâche de Pierre Rotko, fils et petit-fils ?
Le récit des semaines passées à Mitchourine, faubourg de Grozny, fait écho à l’histoire familiale et à l’histoire commune.
En racontant la vie de ses grands-parents Franz et Elena, puis de son père Lev, enfant rescapé de neuf ans en 1943, qui, dix ans plus tard, a émigré en France et s’est tu sur son passé jusqu’à la mort de sa femme qui a représenté pour lui « la catastrophe de trop », le narrateur retrace l’histoire de l’Europe au XXe siècle et fait en sorte que « cette histoire [lui] appartienne ».
Et quel est le travail de l’écrivain ?
Il est de faire le récit, aujourd’hui, de ce qui déborde du présent et le rend incompréhensible, effrayant ou insupportable, de ce sans quoi le présent ne passe pas. Connaître le passé n’explique, ne justifie ou déjustifie aucun présent mais met au jour des possibilités inexploitées, écartées. C’est de cette façon qu’il prend place dans le présent, en amenant à chercher d’autres possibles ici et maintenant.
Car là-bas dans le Caucase d’autres voix se font entendre, celles de Ahmad et Zarima Maïbek, de Merab, du docteur Nikaïev et de Zeinap Hadji la femme-renard, dont l’histoire, contemporaine de la nôtre, est toujours en cours.
Prolonger en écoutant j’entends déjà tomber avec des chocs funèbres.
Le Cimetière américain et Jura, les deux romans précédents de Thierry Hesse, ont paru chez Champ Vallon.
Entretien de Thierry Hesse avec Sylvain Bourmeau pour Mediapart sur le site de François Bon.
Lire aussi, toujours sur tierslivre, « partir de la boue du dehors ».
« L’égarement est une condition du travail », entretien de Thierry Hesse sur le site Fluctuat.
Dominique Dussidour
[1] Démon, le troisième roman de Thierry Hesse, vient de paraître aux éditions de l’Olivier.