70- Vers les riveraines, ou : le "musement" d’Alain Freixe
On retrouve dans Vers les riveraines cette triple inquiétude, dans l’alternance entre les poèmes en vers et les textes en prose, et puis, parmi ces derniers, d’assez longs poèmes narratifs - c’est le cas par exemple de « L’homme-qui-cherchait-à-voir » - et d’autres proses, d’allure plus théorique, qui continuent d’interroger les enjeux du poème et les pouvoirs de la langue.
« Musarder », mais aussi, « muser », « musement ».
Qui connaît son travail depuis tant d’années sait bien l’importance pour Alain Freixe de ces mots venus des « aventures » de Perceval : on sait comment, dansLe Conte du Graal, Chrétien de Troyes montre son héros en arrêt devant trois gouttes de sang dans la neige d’avril, traces de la blessure qu’un faucon a infligée à une oie sauvage ; et il se laisse prendre à ce qui surgit là, dans la juxtaposition de ces deux couleurs, dans l’entre-deux qui à la fois les joint et les distingue, et d’où surgit, comme un appel, une qualité de présence si neuve, si autre et si puissante qu’aucune pensée, aucun mot appris ne sauraient la dire. De là que Perceval « s’oublie », ravi à lui-même par la surprise de cette étrangeté, et renvoyé à la fois au visage de Blanchefleur et à un autre mode de présence au monde, à un penser d’une autre nature. Ce que Alain Freixe nomme « musement », à partir de l’ancien français « muser », qu’utilise Chrétien de Troyes pour signifier l’égarement de son héros, qui « muse toute la matinée » [1]
Dans ce dernier livre, Vers les riveraines, les traces qui captivaient Perceval pourraient bien s’appeler elles aussi des « riveraines », soit ces apparitions qui déstabilisent la pensée et la sensibilité communes et remettent en question la nature de notre rapport aux êtres et aux choses en nous appelant à les approcher autrement, ou, mieux, à nous laisser prendre à leur présence fugitive.
Du reste, l’un des poèmes du recueil, « Rose couleur nouvelle », se réapproprie l’expérience de Perceval, sans toutefois le nommer, et fait bien entendre comment le mode contemplatif caractérise non seulement le poétique mais aussi la démarche artistique, l’un et l’autre étant en quête de ce qui se montre à qui va au monde libéré des fantasmes de la saisie. Alors : « Les tenailles du rouge / se sont refermées sur le blanc / de la neige / pour tenir une présence / un rayonnement / tout à sa dérobade / affirmative mais sans nom. »
Et ce sera le vœu du poème, et peut-être sa folie, que de tenter de donner un nom à ce devant quoi la langue éprouve en premier lieu son impuissance, comme aussi bien, pour la peinture, celui d’entrer dans l’énigme de la couleur.
Cela dit, Vers les riveraines est d’abord un texte incarné dans une expérience, une histoire : toute la première partie du livre relève de l’autobiographie, s’il est vrai que celui qui ici écrit revisite la terre catalane de son enfance, ses paysages arides, ses montagnes, son vent de mer, ses étangs, ses oliviers de Bohème, ses « nuits brûlantes », ses « lunes fuyantes »… Mais aussi ses visages et lieux tutélaires.
Cependant, aucune complaisance mélancolique dans ces pages, aucune nostalgie non plus ; aucune enfance idéale, aucun « bercement d’avant les désastres » : la leçon du parcours est assez sombre ; parfois certains poèmes, comme La voix perdue des morts », font penser au « déclin » de Trakl :
Ici s’ouvre la terre des hommes friables, noyés sous les pluies et la lèpre des nuits qui s’acharnent sur les restes d’un château, abandonnés à toutes les brumes du présent. Par-dessus le désordre du vieux cimetière, passent les oiseaux sans s’arrêter vers les pays de plus grande lumière. L’ombre de leurs ailes polit le ciel.
Ainsi, penser son passé, c’est penser la perte et la mort, s’il est vrai que nous sommes là en « terre d’oubli », où des « paroles anciennes nous enveloppent de tous leurs yeux perdus », où, comme le disent beaucoup d’images violentes, « on marche sur des os » : « C’est toujours mauvais temps sur les jours d’hier », dont il ne reste rien de vivant qu’un patronyme, lequel vous attribue, comme par défaut, une identité :
Ce qu’il y a de gravé dans la pierre, ce qui reste de leur nom, le mien, ce sont d’âpres paysages, des champs de pierres, retournées par le temps, sous un ciel éclaboussé de soleil. Ce sont des scènes erratiques. Un récit enfoui. Une fiction d’oubli. D’où je viens.
Or c’est de là aussi que viennent les poèmes.
Non pas pour faire entendre sous le mode élégiaque l’émoi d’une défaite, le désenchantement et la plainte qu’ils impliqueraient, que pourrait inspirer la soumission au seul « passage » à quoi obligent les épreuves du temps et de la perte – « Je suis l’homme qui passe dans l’impasse des noms » – ; pas plus, du reste, pour offrir le rêve illusoire d’un autre côté du monde « où ne meurent plus les heures », la fiction d’un voyage fantasmatique… Mais au contraire pour offrir la chance qu’est en soi le poème, c’est-à-dire cette parole qui se risque, écarte « les murs » qui nous enferment, et ouvre enfin.
Il s’agirait plutôt d’accepter d’habiter la disjonction du temps à quoi s’expose toute destinée humaine qui ne se réfugie pas sous des masques de pouvoir ou de consolation. Et si la vie est « disjonction », c’est aussi alors, pour lui être fidèle, ce que doit être le poème qui la dit, qui la parle. Là où Rimbaud écrit « J’ai tant fait patience », Alain Freixe a comme en écho cette formule étonnante : « J’ai tant de fois fait fente » pour exprimer la déchirure à quoi s’expose celui qui tente de vivre sa vie en vérité ; une déchirure, une disjonction semblables à celles que révèle à Perceval l’écart entre le rouge du sang et le blanc de la neige. C’est de cet écart, de l’étonnement qu’il provoque, de l’oubli – du musement – dans lequel il vous abrite, que vient l’écriture. Cette écriture qui est fidèle à l’expérience dont elle témoigne, en ceci qu’elle joue sur l’écart qu’autorisent la métaphore ou la comparaison, lançant « l’épervier des mots » pour entourer, le temps de son envol, ce qui s’offre et se dérobe. Écriture elle aussi disjointe, ou déchirée.
Alors peut-être, comme il arrive aussi à Perceval, sera-t-il possible de découvrir son vrai nom.
« Combien de mots pour ne rien savoir ? »... J’entends la question non pas comme l’aveu d’un échec, mais comme la promesse d’un devenir : perdre son savoir, oui, pour voir, dans l’entre- deux, ce « quelque chose » qui attend, et passe. Qui « s’effile, se déclôt, et lève. »
Dans l’ombre du ciel, quelque chose demeure qui ne saurait être pris. Quelque chose exilé entre deux mottes de terre. Deux touffes d’herbe. Deux arbres morts. Deux nuages apeurés. Deux volées de couleur. Quelque chose creusé par la succession des ciels. Jeté dans la crue de la lumière, à l’abandon, après les collines, dans la distance des pierres sans chemin. Quelque chose attend. Quelque chose qui n’est ni d’ici, ni d’ailleurs. Ni du dedans ni du dehors. Quelque chose que le temps ne saurait prendre. Quelque chose qui reste éveillé dans l’ombre de ses entours. Lente lumière qui s’effile, se déclôt et lève [2].
[1] On peut aussi se reporter à l’étude d’Henri Rey-Flaud, de l’université de Montpellier, « Le sang sur la neige »…, et qui développe une autre analyse, à partir de la juxtaposition des vers de Chrétien de Troyes : « Car le sang et la neige rapprochés/ lui rappellent la fraîche couleur/ du visage de son amie/ il y pense tant qu’il s’oublie. » Belle interprétation psychocritique de cette « image-écran » : « Le sang sur la neige marque donc l’émergence du sujet. Et ce sujet émerge au moment où pour la première fois se dit la vérité de son désir. ».
[2] Vers les riveraines, extrait de « Dans l’effilé de la lumière », p. 72.