Wols au camp des Milles, par Françoise Ascal
« Dans l’enfance, Velasquez, Goya, Van Gogh, Monet sont venus à moi par de petites portes, sous forme de livres de poche mal imprimés, de cartes postales, d’images découpées dans des revues, et même de calendriers des postes. Dès lors la peinture allait m’accompagner. Le face à face avec l’œuvre est devenue irremplaçable par la suite, mais je garde de cette époque une tendresse particulière pour ces supports de rêve que sont les images tenues au creux de la main.
Au cours des années, après chaque exposition visitée, j’ai pris l’habitude d’acquérir quelques cartes. Aide-mémoire pour entretenir l’émotion, promesse d’approfondissement, talismans, elles rejoignent mon “atelier intérieur”. Tout naturellement elles prennent place dans ces carnets que je tiens depuis toujours. Elles veillent en amies sur l’écriture. Elles nourrissent un dialogue secret. » (Françoise Ascal.)
C’est dans cet « atelier intérieur » qu’ont mûri les textes qui paraîtront à l’automne 2008 aux éditions Apogée sous le titre de Rouge Rothko, libre déambulation à partir d’un choix de 16 cartes (Rembrandt, Edvard Munch, Frantisek Kupka, Odilon Redon, Albrecht Dürer, Federico Barocci, Jan Asselyn, Cuno Amiet, Tokuoka Shinsen, Emile Bernard, Joseph Sima, Alfred Wols, Georgia O’Keeffe , une Miniature indienne, Vassili Kandinsky, Mark Rothko).
Nous publions ici, avec l’aimable autorisation de l’auteure, le texte consacré à Alfred Wols.
WOLS AU CAMP DES MILLES
Ce n’est qu’un moment banal de l’Histoire, entre Aix-en-Provence et Marseille, dans un village français ordinaire.
Des sans- papiers, déjà.
Rejetés par Berlin, réfugiés à Paris avant que la déclaration de guerre ne les transforme en indésirables.
Parmi eux Ernst, Bellmer, Liebknecht, Springer , Wols …
Au cours des années 1939 et 1940, ils sont parqués pour un temps variable dans une tuilerie réquisitionnée par les autorités. Tous attendent une décision administrative, un coup de tampon en forme de coup de dés, un verdict de la « commission permanente de criblage ».
Il y a peu, en Allemagne, les œuvres de ces dégénérés ont été brûlées publiquement sur ordre du führer. Aujourd’hui, en France, ils continuent à dessiner, à peindre sur ce qu’ils trouvent, du mauvais papier, des bouts de presque rien. Ou sur les murs du réfectoire, lorsque les gardiens sont accommodants.. .
Courte trêve.
La guerre se durcit. Tous luttent contre la bêtise, la faim, le désespoir. Certains se suicident. D’autres parviennent à s’enfuir. D’autres encore gagnent un statut de « prestataires » qui les libèrent. Ils ne savent pas qu’un jour les musées se glorifieront de leurs moindres miettes.
Lui, regarde les puces. Les puces, il connaît. Elles sont partout dans le camp. Elles se glissent sous la chemise, dans la paillasse, envahissent sol et murs, saturent jusqu’à l’invisible. Il s’applique. Avec une précision d’entomologiste, il dessine les pattes velues, l’œil rond, la trompe vorace.
Il s’absorbe, pénètre à l’intérieur, passe outre le brun châtaigne.
Il a toujours su franchir les murs, les coques, les peaux. Ici aussi, dans le camp des Milles, il voyage.
« Centre de rassemblement ». Ainsi s’appelle la tuilerie-briquetterie des Milles.
Lorsque la première vague de détenus en sortira, l’usine changera encore de nom, jalonnant ainsi l’avancée du pire. En moins de deux ans, de 1940 à 1942, à mesure que se précisent les lois anti-juives, elle deviendra « camp d’internement », puis « camp de transit », puis « camp de déportation ».
On saura plus tard ce qu’il en fut de certaines journées de l’été 1942, au cours desquelles « gardes et policiers eux-mêmes dominent mal leur émotion » dit un rapport officiel en date du 24 août.
Par chance, celui qui regardait les puces a pu quitter le camp en octobre 1940. Sauvé par son mariage avec une française. Durant les deux années suivantes, le couple s’use à attendre un hypothétique visa. Les aquarelles, les dessins, les notes s’accumulent.
Mais se peut-il que l’air du temps obstrue jusqu’aux pores de la peau ?
Plumes et pinceaux poussent des barges de cauchemars. Vers l’intérieur. Vers le fin fond. La vision bute, non sur des murs, mais sur du mou. La vision tourne en boucle , suffoque et s’enfonce dans l’infiniment petit, l’infiniment instable. Réseau des nerfs, des veines, des cellules en perpétuelle alerte. Matières de l’ insaisissable, ensanglantées.
Près d’ Auschwitz, l’étang n’est plus qu’une mare. Asphyxiée par un excès de « dépôts ». Le fond a presque rejoint la surface. Les tombereaux de cendres humaines jetés chaque jour dans ses eaux l’ont comblée.
Sans répit, le peintre creuse et fore dans d’intimes souterrains.
Les siens ?
Les nôtres ?
A son insu peut-être, il entretient pour nous « la flamme sacrée de l’inquiétude ».
Françoise Ascal
D’autres textes de Françoise Ascal sur remue.net. Bio-bibliographie et liens sur Poezibao.