Abdelkhaleq Jayed | Vivre un peu plus…

1.
Persuadé que la lecture est un processus d’innutrition pour l’œuvre à venir, Amnay se nourrit depuis son jeune âge de textes, ceux qu’il lit, et ceux qu’il griffonne sans être tout à fait satisfait de leur qualité. Une rumination continue qui, en réalité, le maintient en vie, avec toujours au bout du regard, au bout de la mémoire qui lit et qui travaille et qui écrit, la vie, l’amour, la beauté du monde et des hommes, les passions humaines.

2.
Il s’acharne à se convaincre de l’utilité de la littérature qu’il lit, de sa valeur. Quant à celle qu’il produit, et qui génère fréquemment chez lui un sentiment d’insatisfaction et d’inachevé, il apprit vite à s’en consoler par la subjectivité relative de tout jugement porté sur elle. C’est valable de toute œuvre d’art, quelles qu’en soient d’ailleurs l’importance et l’envergure, se répète-t-il pour atténuer sa frustration.

3.
Mais souvent, il n’arrive pas à se voir autrement que par les yeux d’un critique sévère et compassé, un démolisseur hors pair qui a de la poigne verbale, certain, définitif à force de déplier les textes et les œuvres, de les retourner dans tous les sens, et qui, au travers d’un mot dédaigneux, lui enfonce durablement dans la tête l’idée de la vanité de ce qu’il entreprend comme création.
Amnay se décourage alors, songe même à abandonner l’écriture et à aller voir s’il peut être meilleur dans un autre domaine, s’attaquer à une autre voie au bout de laquelle l’attend un sens à donner à son existence, peut-être son bonheur. Ces moments d’abattement lui rappellent les misères que lui infligeait Haddou Moustaj, un religieux rigide et influent de ljmaât [1] d’Ighoudi, lorsqu’il avait commencé à s’écarter des pratiques religieuses à cause des livres qu’il lisait. Mais le goût de la vie, des gens et des mots est toujours plus fort que le poison nanifiant que lui instillent les philistins du même acabit que Haddou. Sans parler de tous ces monstres invisibles qui puisent leur force dans l’obscurantisme, l’ignorance et le mauvais goût.

4.
Et l’envie d’écrire reprend de plus belle, écrire justement sur ce qui nous pousse à continuer d’écrire, écrire ce qu’on n’ose pas se dire en face. Rasséréné, il se remonte du puits sans fond de cette vanité douloureuse et s’engage fermement à négliger le temporel et à se consacrer à l’éternel. Car c’est l’éternel qui vaut le coup d’être tenté. Car un artiste agit et crée pour l’éternité. Il se jure entre les dents qu’il va désormais consacrer sa meilleure part à son œuvre. Il lui faut seulement trouver un équilibre entre son travail et son plaisir, étant de ceux qui accordent autant d’importance à l’écriture qu’à la vie.

5.
Le rêve qui l’obsède depuis qu’il s’est découvert vers ses dix ans des prédispositions littéraires, tout son horizon, la quintessence de ses aspirations, est celui d’avoir un jour suffisamment de force et de talent, non pour transcrire des pensées ou traduire des sentiments, encore moins pour trouver les mots de taille à dire des attentes ou des frustrations, des illusions ou des désenchantements, mais simplement pour aller au fond de lui-même, plonger bien profond dans ce qu’il croit être et en extraire cette veine d’humanité qui suffirait à son salut.

6.
C’est de suffisamment d’humanité dont il a besoin pour affronter dans la sérénité le moment fatal. Il doit s’exercer à accumuler le plus possible d’humanité, et l’assumer. Ce serait son autre œuvre… Se sauver, car écrire, pour lui - il le pense quand même avec un peu de fatuité –, c’est former de ce froment qu’est le drame qu’on arrive à déceler dans l’enchevêtrement inextricable de la vie, un pain salutaire.

7.
Sans pour autant prétendre être porteur de secrets ou de mystères que son œuvre aurait pour mission de délivrer, il estime avoir des choses à raconter et des aptitudes pour le faire. Des histoires brumeuses de parenté dure, de pardon difficile, de sentiments confus, des histoires taillées dans le sang et la cruauté de ses contreforts pour la plupart d’entre elles et qui, quand elles intéressent, manquent rarement de soulever chez le lecteur prompt à juger et qui exige par là même que l’écrivain prenne parti pour ou contre, honnisse ou glorifie, et pendant même que l’histoire se déroule, une indignation telle que du personnage qui en est le noyau à leur auteur, le pas est vite franchi. Pour un peu on les entremêle. On oublie qu’il s’agit là de fiction où l’exagération est le condiment le plus prisé. On oublie que la littérature est verbe. On oublie qu’il est simplement le narrateur, celui qui raconte, croque, imagine, représente, fantasme, interprète, exagère, juge, aime, déteste, amplifie, ironise, exécute, fait et défait, file et défile à satiété, au gré de son imagination, au gré de son délire, au gré de son humeur.

8.
Toutes ces choses entreposées dans sa mémoire, il ne lui est pas facile de les exprimer, si grande soit la passion qu’il y met. Il se dit souvent que c’est tant mieux ainsi, qu’il ne puisse tout exprimer, tout raconter, car elles peuvent, ces choses informulées, si elles viennent à être proférées avec la lucidité métallique espérée, l’esquinter littéralement. Elles peuvent lui coûter beaucoup d’ennuis aussi. Certains pans de son histoire sont à jamais cantonnés dans l’ombre glacée de l’inconscient ou dans la nébuleuse de l’amnésie. C’est aussi pour cette raison-là qu’il ne se fait pas de souci pour l’avenir de la littérature. Ce qu’on écrit est tellement infime en regard de ce qui échappe à l’expression, de ce qui reste imprimé, prisonnier de racines artésiennes, noueuses, musculeuses.

9.
Les fleurs du jardinet dans le vase se défeuillent, quelques boutons pourrissent et la poussière grise qui les recouvre se répand sur la table de travail, forme une couche fine sur le clavier de son ordi. Il songe à ses jours, remonte loin vers les rares et précieux moments de bonheur, des épisodes contrastés de son enfance et de son adolescence resurgissent devant lui. L’écran se brouille subitement. Amnay voit tout cela tristement s’éloigner. Il a un pincement au cœur. Il se dit alors pour ne pas succomber à la déferlante de désespoir qu’il peut un jour les faire revenir dans les mots, un pis-aller malgré les ulcères qui poussent sous la peau de la vie, en apparence lisse et impassible face aux affres de la vanité. Il se dit même, subitement ragaillardi par cette pensée, que l’écriture sert également à panser par les mots les blessures de l’échec qui guette.

10.
Il évite de demander à son cercle d’amis leur avis sur ce qu’il publie. Et quand un curieux l’interroge sur un texte en chantier ou le sort de tel ou tel livre, il feint l’indifférence ou l’ignorance. Le mauvais accueil que les gens de son village natal réservèrent à ses premiers textes l’échauda et lui apprit à se taire. Écrire suffit. Même quand il s’est fait une petite place dans le paysage littéraire de son pays, en jouant des coudes pour ouvrir un sillon dans les rangs serrés, il n’a jamais appelé son éditeur ou un libraire pour s’enquérir des ventes. En revanche, il est avide de connaître le retentissement produit par ses livres dans la société, l’impression que ses idées produisent dans le milieu intellectuel. Il est en tout cas sûr de la bonne impression qui se manifesterait dans la société si on le lit, si ses pairs et concitoyens s’intéressent à ce que les écrivains ont à leur dire. Il regrette cependant que la littérature se soit prise les pattes dans la toile de la précarité, qu’elle s’empêtre de nouveau dans une crise de légitimité face aux autres expériences de la représentation. Il en paie personnellement les frais. Les textes qu’il propose à ses étudiants les font bâiller d’ennui, lui-même fait souvent auprès de la majorité d’entre eux office de raseur.
Certains collègues de travail, qu’il croise dans les couloirs de la faculté lui parlent parfois de ses livres, mais souvent par politesse. Un compliment va rarement sans une petite pique. Il le déplore, et, pour se donner du courage, il se dit, en s’appuyant sur Tolstoï, que ses textes élaborés avec amour et patience laisseraient sûrement des traces. C’est ce que souhaite au fond celui qui a ressenti l’appel de l’œuvre d’art, se rassure-t-il.

11.
Il lui semble alors évident qu’on cherche avant tout à créer, faire œuvre d’art, se nourrir des passions humaines qui nous détruisent, de la beauté inaliénable du monde, du bien pour en nourrir les hommes, et mettre au service de l’humanité la somme de ses talents. Il s’en remplit les poumons, se le dit à haute voix comme pour s’en convaincre. Oui, oui, sans vouloir la gloire, mettre au service de l’humanité la somme de ses talents, car le travail de création concentre les trésors du talent dont on disposerait, même si l’on est loin de Shakespeare… Le magnifique piédestal du monument, il a la lucidité de convenir qu’il n’a pas suffisamment de don et d’intelligence pour espérer un jour y monter. Il sait cependant que la tentation de la prétention est grande chez celui qui écrit. Si l’on ne se contrôle pas, l’on verrait pousser sur notre corps des plumes bariolées de paon et l’on se pavanerait le long des boulevards.

12.
Ni rêve de gloire ni piédestal. Garder les pieds dans le monde réel, car quelle que soit la valeur de ce qu’on écrit, elle reste relative ; la preuve, c’est qu’on revient au bout d’un temps avec un autre livre, on essaie, on se raccroche à des petits succès, on se félicite entre écrivains, on se jette des fleurs et des phrases glorificatrices toutes faites qui gonfle l’ego, on se réjouit du nombre de J’aime accumulés sur les réseaux sociaux et insensiblement on s’installe dans l’illusion de la valeur. Tout en évoluant dans le cloître de son cerveau, garder les pieds sur terre, et croire en la littérature, en ses pouvoirs multiples, car rôdent autour du poète des monstres invisibles qui se nourrissent principalement du sentiment de la vanité de consacrer sa vie à l’art.

13.
Mais où chercher le salut quand on n’a pas été élu pour unir les hommes ? Il devrait bien avoir des pis-aller, le salut que l’écriture est censée offrir ? Il pense au soliloque comme médiocre expédient. Pourquoi se parle-t-on à soi comme si on parlait à quelqu’un d’autre que soi-même ? Il l’entend souvent, cet homme solitaire vissé au comptoir de L’Univers, se chuchoter à lui-même des bribes de vérités comme s’il en polluait un confident. Cela dure tout le temps qu’il passe au bar. La réponse lui vient aujourd’hui, éblouissante de simplicité. On le fait pour éviter d’imploser. Le feu qui crépite à l’intérieur, on le laisse s’échapper peu à peu par la bouche. Octavio Paz parle, lui, d’air. Nous n’avons pas gardé les moutons ensemble, concède-t-il en souriant. Il trouve même fort impromptu ce rapprochement et souhaite qu’on n’y voie pas folle outrecuidance. Il lui importe seulement de souligner ici combien l’élément est déterminant dans le roman familial de chacun.

14.
Amnay n’a pas de certitudes, il se dit toutefois qu’il atteindra un jour au talent. Il aura tout de même du mal à mettre en valeur son art, il en est sûr. Il ne sait pas jouer, guère doué pour le théâtre. Ses généalogies personnelles n’arrangent pas les choses, le choix qu’il fait de vivre à Agadir, non plus, car les révélateurs de talents et autres liseurs d’indicateurs de génie, concentrés sur l’axe Rabat-Casablanca, n’ont d’yeux que pour les urbains de plusieurs générations. Il lui arrive souvent de se dire en scrutant son visage dans le miroir que son organisme doit renfermer quelques aptitudes commerciales. Même s’il fut élevé à la campagne, il dispose d’un usage du monde somme toute correct. Il n’a qu’à se munir d’une torche pour déceler dans le tas de talent entreposé dans ses fibres de quoi le sortir de cette solitude, de ce mutisme, de ce néant dont il fait néanmoins son miel.

15.
Poussé par son premier éditeur, il accepta par le passé une rencontre dans une bibliothèque auréolée de lumière, d’art et d’intelligence. Il prit son courage à deux mains et s’y rendit car il avait besoin de cette camaraderie pour continuer d’écrire. Une rencontre autour de ses livres, tout en lui révélant ce qu’il aurait écrit à son insu, donne toujours à l’écrivain une idée de la valeur de ce qu’il écrit.
Il fut tout de suite intimidé par le docte présentateur qui proposa de lui une lecture fort intéressante, mais tranchante, qui ne tolérait la discussion, encore moins la nuance. Il fut tout de même surpris de quelques révélations sur son univers, ses intentions, la complexité de ses personnages travaillés tour à tour par Œdipe, Mithridate et Diogène, les traumatismes de l’Histoire et le déterminisme de leur milieu rural. Freud, Lacan, Bourdieu et d’autres éminents penseurs furent tour à tour convoqués pour défaire des énigmes saugrenues et démonter les mécanismes sournois qui dissimulent le sens. Aux nombreuses questions qui déferlèrent ensuite, il fut bien obligé de bredouiller des réponses, laconiques et décousues, mais trempées dans l’exposé savant de son lecteur suprême. On lui posa toutes les questions imaginables, sur les tabous, l’identité, la langue de l’autre, la misère, la femme, la religion, l’injustice sociale… On voulut percevoir des parentés avec Dostoïevski, Balzac ou Zola. Céline irriguerait sa langue et son cynisme. Il laissa faire, évidemment, flatté de ces rapprochements invraisemblables, heureux que des auteurs de renom fussent évoqués, convoqués, traversassent la mémoire culturelle à la lecture de ses romans. Il ne peut rêver plus illustres maîtres.
Mais on ne manqua pas de lui faire des reproches : le choix de la langue, le style alambiqué, les propos légers sur la femme, la causticité de sa plume, la noirceur de son univers, la mise en scène de la haine, l’absence d’amour et d’humour, l’incitation à la vengeance, le populisme... Oui, il serait populiste pour certains... Il fut filmé, photographié sous toutes les coutures. Il serra des mains, posa avec des étudiants, des professeurs, des expats français qui se présentèrent comme des amoureux du livre, et à leurs heures perdues, poètes doublés d’artistes-peintres. Il dédicaça quelques exemplaires. Comme il n’eut pas l’idée de préparer des formules, il fut bien contraint de reproduire les mêmes mots : avec toute mon affection, qui lui parurent à force de les répéter si hypocrites, si faux qu’il finit par apposer sur la page de garde un gribouillis en guise de signature.

16.
Un sournois voulut connaître SON inventionVous dites ne relever d’aucun des vos prédécesseurs marocains, est-ce que vous pouvez nous parler de votre nouveauté, votre invention ? Puisque vous y tenez, jeune homme, sachez que mon invention est l’invention de moi-même qui vous suggère les moyens d’aboutir à la vôtre...
Manquant terriblement d’esprit d’à-propos, il se servit de cette phrase de Céline en guise de réponse. Il nuança un peu sa parole en ajoutant avoir butiné chez les grands écrivains les moyens qui lui ont permis de s’inventer dans ce qu’il écrit. Seuls l’art et l’intelligence peuvent nous aider à y parvenir, et c’est dans le difficile que le cheminement vers soi s’opère, conclut-il, péremptoire.
Le jeune homme se leva et lui cria avant de quitter les lieux : votre mauvaise foi est révoltante. Amnay sourit. Mais au lieu de passer à autre chose il se surprit à basculer insensiblement dans une diatribe contre quelques frères d’encre qui n’étaient pas conformes à sa vision de la littérature, il divagua sur leur prétention, alors qu’ils ne sont que remâchement et artificialité… tous s’autoproclament artistes et créateurs et poètes et dépositaires de secrets, prédisposés dès l’enfance, élus et procureurs et je ne sais plus quoi d’autre… ils pétaradent et bêlent dès qu’ils ont pondu un oignon… ils se pavanent sur le trottoir et dans les foires, avec d’étranges grâces dans la grimace et la posture… ils roulent les épaules comme des gangsters… Le rire général qui fusa lui monta le bourrichon. Il attaqua cette fois-ci l’institution qui n’aurait d’yeux que pour les vendeurs de clichés, les promoteurs du Maroc des brochures touristiques. Il ajouta sur le ton de la confidence, histoire de s’attirer leur sympathie, qu’il préférait le public aux mentors auto-désignés qui distribuent les bons et les mauvais points. Il se mêla à la violence de son propos une pitié indulgente quand il déplora l’indifférence égorgeuse de talents, étouffant dans l’œuf mille possibilités bienfaitrices. Il rappela, comme pour convaincre un adversaire imaginaire, que l’écrivain authentique n’est glorifié qu’après sa mort. Alors là, les charognards confectionnent un mot d’hommage passe-partout pour célébrer son talent, des colloques lui sont dédiés, des ouvrages collectifs sont consacrés à son œuvre. Puis, l’amertume céda la place à l’éloge. Il porta aux nues Mohammed Khaïr-Eddine, Mohamed Leftah, Kébir-Mustapha Ammi, Fouad Laroui, Mohamed Nedali, dont il cita de mémoire quelques extraits avec des yeux rieurs d’émerveillement… des travailleurs acharnés, défendant jusqu’au bout leurs convictions et leur vision de la vie et de la littérature, conclut-il avec, dans la voix, l’intonation de la satisfaction.

28 mai 2020
T T+

[1Conseil tribal.