agora, 3 (journal)

À la porte, qui attend, ce jeune homme, en espagnol, hèle les passants pour une cigarette.

Tout à l’heure, de retour de l’Agora, le monsieur qui crache ou bave, allongé ou recroquevillé sur le boulevard Saint Michel. Deux jeunes filles, baskets roses, c’est dire qu’on regarde aux pieds, par terre, tentent de l’aider.

Ce type qui passe et nous dit, à nous trois : pas la peine, il fait exprès, on sait pas trop ce qu’il veut, ce qu’il a, en tout cas il veut pas qu’on l’aide.

Lui proposer de le conduire à l’Agora.

J’en viens, dit-il, ils peuvent pas aider.

Qu’est ce qui peut vous aider ?

L’argent.

Il fait exprès. Oui mais bon, entre toutes les choses qu’on fait exprès il a choisi de baver et de crachouiller accroupi par terre, c’est pas tout à fait rien, c’est pas tout à fait ce qu’on choisit, là, nous, c’est pas tout à fait ce qu’il préférerait choisir non plus, on peut supposer. Non ?

Le jeune homme, rue des Bourdonnais, celui qui s’ennuie et hèle les passants pour une cigarette.

Je m’ennuie, alors…

Quand je veux lui donner une menthol, il refuse : menthol c’est cancérigène.

A. est là, c’est en pensant à lui que j’ai téléchargé Les saisons, de Péléchian.
Sombre, mais comprend le français mieux que lundi dernier, lorsque nous étions assis à la table.

Devant la porte, attendant que le centre ouvre, à 14:00.

Tu viens pour raconter (dit A). C’est ça. Et pour écrire, pour que nous faisons quelque chose ensemble.

Oui d’accord mais pourquoi ?

Parce que…

Je commence mais c’est difficile de poursuivre. Parce qu’il y a des histoires et des images magnifiques que je voudrais partager en toute simplicité ?

Là.

Je crois que je n’ai rien dit.

Songer à ce que m’a dit B, mercredi soir : ne pas céder sur son désir c’est ne pas céder sur ce qu’on ne sait pas.

Ne pas céder sur ce qu’on ne sait pas.

Je ne sais pas ce que je viens partager, des objets, mots, assemblages, semblants d’idées et d’images qui me font quelque chose et que je veux mieux connaître ou posséder, et pour ça il me faut les partager, là, les poser là, quelque part.

Là.

Où personne n’en veut.

C’est le désir que j’ai et c’est un désir fatigant.

Je ne sais pas si c’est un désir, c’est une manie que j’ai et c’est une manie fatigante.
J’ai ce problème de l’objet, je le disais à F avant de partir, c’est comme un objet qui n’existe pas, il se crée là, dans l’entre deux, quand il y a un entre deux.

Bref, il y a bien quelque chose qu’on peut faire ensemble, je dis à A.

Et je le dis aussi à ce monsieur, un peu plus tard, à l’intérieur, quand nous nous asseyons à la petite table sur laquelle lui et moi allumons nos ordinateurs, le mien plus neuf plus performant.

Toi tu n’es pas comme nous.

J’ai la chance de ne pas dormir dehors.

Qu’est-ce que tu fais ici ?

Eh bien.

Eh bien si tu viens pour de l’écriture tu n’as pas beaucoup d’élèves.

Nous regardons la pêche aux thons dans Stromboli, ça nous mène aux monstres, Scylla, ça te dit quelque chose Scylla, dit ce monsieur, 37 ans dit-il, qui parle anglais italien et français et a beaucoup voyagé.

Oui, je dis, c’est un rocher monstre.

Puisses-tu dire vrai

Wikipedia.

L’Italie c’est tellement autre chose, dit ce monsieur, 37 ans, tellement autre chose.

Les gens, surtout, la douceur, tu vois.

Nous cherchons des images de monstres.

Tu n’as pas beaucoup d’élèves, c’est sûr, mais est-ce que tu as un mari ?

Hum.

Il est pas un peu jaloux ton mari, là, en ce moment, que tu cherches des monstres avec moi ?

À l’accueil je dis : bon, les gens se douchent, lisent leurs mails, leur demander qu’on aille se mette à l’écart pour écrire c’est un peu compliqué. Écrire ou raconter ou écouter ce n’est pas un besoin immédiat, d’accord ? Et pour les besoins non immédiat on a besoin de médiateurs, d’accord ?

Ah mais c’est ça les bénévoles il faut faire de la retape, tu n’y arriveras pas sans la retape.

Bénévole.

J’ai raté le moment de dire quelque chose.

F, le soir : c’est ça, offrir à l’institution le loisir d’interroger ces espaces qui ne sont pas vacants pour ce qu’on ne sait pas. Pour ce qu’on ne sait pas, c’est à dire pour le désir. De l’argent à la place de la place pas vacante, de l’argent pour qu’elle le soit, un peu, alors, la place, vacante.

Je suis dépitée quand même. Parce que ça revient à dire qu’on met en place quelque chose comme de la psychanalyse sauvage.

Et ça, ça sent l’arnaque.

Tu restes là, même si tu n’as pas de salle, dit F. C’est une erreur, que je n’aie pas de salle, c’est une erreur, d’habitude il y en a. Tu comprends aujourd’hui on est en sous-effectif.

C’est tout simple, j’aurais pu répondre à A.

Mais je n’avais pas vu alors cette scène dans le spectacle de Caroline : la collectrice de témoignages, la femme manteau rose et chapeau sur la tête, militante Cimade et Comède et 115 et militante le reste, qui tend le micro aux amas de robes et sacs Tati endormis devant la boule qui pourrait recevoir ne reçoit pas. Qui n’obtient aucune parole. À qui on ne parle pas. La femme manteau rose chapeau sur la tête se couche auprès de. Tient fripe serre entre ses mains les couvertures de ceux qui. Se couche et danse, anguille, au milieu. Se fait une place, sans un mot.

C’est tout simple, j’aurais dû dire à A. C’est tout simple, il me semble qu’on a des choses à se dire. C’est tout simple.

(27 octobre)

27 octobre 2014
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