Maintenant le vide
À dire ? quoi ? rien !
Alberto Giacometti, février 1963
Voir le site de Bérénice Constans http://www.bereniceconstans.com/
Entre UNE BOULE DE VELOURS BIEN RONDE QUI N’AURA JAMAIS DE LÈVRES de Bérénice Constans et L’Objet invisible autrement nommé Les Mains tenant le vide de Giacometti deux œuvres créent deux significations et une même absence : l’enveloppe dans laquelle se cache le désir.
Deux œuvres déplacées ici côte à côté, hors de tout souci “historique ”, sauf si d’abord l’histoire n’est qu’un récit. Deux artistes pour qui le dessin est une autre respiration ouvrant à chaque souffle sur le vide.
L’amateure étonnée comme au premier jour devant ces œuvres qui se refusent et à la fois, au même moment, se donnent tente un petit bout de chemin
Entre la chair & la peau de l’ exposition bordelaise dans la Galerie Mollat
et le regard d’une statue Qui n’est pas tourné vers nous.
Un cheminement dans La Liberté ou l’Amour :
Le sphinx des glaces parle au sphinx des sables.
Un ange d’ébène s’installe à son chevet, éteint l’électricité, et ouvre la grammaire du rêve.
Elle demande à résoudre l’énigme.
Robert Desnos, La Liberté ou l’Amour ! (1927)
Le sphinx des glaces parle au sphinx des sables
Les formes que créent les artistes et les figures qui habitent nos rêves, parfois, dialoguent avec connivence et participent de nos doutes d’ensemble sur le peu de réalité.
Alberto Giacometti songeant à un paysage de Sibérie s’aperçoit qu’il est à l’image des Alpes suisses de son enfance : il s’imagine en sphinx des glaces. Ne pouvant se remettre du coup de poing donné par Giotto à Tintoret quand en 1920 il visite l’Italie pour la première fois avec son père, il en parle à Daniel Arasse.
L’historien de l’art évoque, en guise de réponse, la figure de l’infigurable dans la Chapelle d’Arena de Padoue.
Alors l’artiste appelle l’historien sphinx des sables (le mot latin arena signifie « sable » )
Éberluée, j’aperçus au pied de mon lit les deux hommes assis sur la moquette bleue. L’un vêtu d’un veston élimé tenait dans de grandes mains terreuses une sorte de boule noire attachée à son cou par un fil d’araignée.
LOURDE COMME SI L’ON AVAIT BOURRÉ SES OREILLES DE SABLE ET RECOUSU L’ENSEMBLE AVEC UN FIL PRÊT À LÂCHER.
L’autre, en tee-shirt noir à manches courtes, tentait de ses mains fines de détacher le cou du fil de l’araignée.
Ensemble, ils semblaient chercher à donner du corps à des hiéroglyphes invisibles venus du fond de leurs pensées.
« Non, non ! » m’écriai-je, « je ne pourrai pas supporter la nuit une pareille scène au-dessous de mon lit, tuez-vous, tuez-vous et laissez-moi dormir ! »
Je me réveillai à ce moment là, mais je me réveillais dans le rêve qui continua.
— Tu affirmes que la femme couchée dans le petit lit vert cherche à couvrir sa nudité surprise ; mais qu’est-ce qui te dit qu’elle ne la dévoile pas au contraire pour nous séduire ?
— Ce que tu vois là, entre les cuisses de la femme, te rend aveugle (et sourd ) à tout autre chose. Tu ne vois plus que ça, tu ne penses qu’à ça !
Non...ça ne va pas, ça ne va pas : je ne sais ce que je vois qu’en faisant...
Les deux hommes grimpent sur le lit et je me réveille. Je me retrouve seule, les mains tenant le vide.
Il y avait eu deux lectures avant de s’endormir : Le Rêve, Le Sphinx et la mort de T. texte d’Alberto Giacometti publié en 1946 dans la revue Labyrinthe et Cara Giulia manière de lettre adressée par Daniel Arasse à une amie en discussion du tableau de Tintoret Mars et Venus surpris par Vulcain (On n’y voit rien. Descriptions. Denoël, 2000, Folio essais, pp.11-27)
Le reflet du miroir du tableau montre les deux genoux de Vulcain posés sur le rebord du lit. Le dieu du feu est venu chercher sur la couche d’Aphrodite le signe auquel la vérité se trahit. Le seul signe de “trahison” qu’il découvre c’est la beauté irrésistible de sa femme. Le forgeron à la longue barbe grise, aux traits pleins de rudesse et au corps massif est excité comme un satyre découvrant une nymphe. Héphaïstos a tout l’air du violeur passant à l’acte.
Dans le tableau, la mise en contexte de cette pose typique lui fait perdre sa violence explicite : Vulcain n’est plus (au premier plan) qu’un vieillard toujours vert (dans le miroir). Pour moi, ce décalage (exceptionnel) entre la scène et son reflet est essentiel à l’idée que Tintoret s’est faite de son tableau, à ce qu’il appelle son invenzione : il condense le nœud comique du tableau et la moralité qu’on peut tirer de la petite comédie imaginée par Tintoret à partir d’Ovide.
Daniel Arasse, On n’y voit rien. Descriptions, Folio essais p. 20-21
Donc, en 1920, lors d’un premier séjour à Venise, Alberto Giacometti découvre Tintoret. Il éprouve un attrait irrésistible pour le maître de l’École de Saint-Roch, « une affection intense et de l’amour » pour ce peintre qui était « un rideau ouvert sur un monde nouveau ». Une page de Giacometti de Mai 1920 célèbre la « découverte merveilleuse » et est souvent citée. Yves Bonnefoy écrit :
(cette page) exprime à merveille un des grands moments de la maturation de Giacometti, et révèle à quel point celle-ci fut à toute époque totalement insoucieuse de ce qui ne serait pas, immédiatement l’essentiel. Pourquoi fallait-il que ce soit Tintoret parmi tous les Vénitiens qui levât pour Giacometti le “ rideau” sur le monde où il devait vivre ?
Yves Bonnefoy, Giacometti, Flammarion, 1991, p. 89
Alberto Giacometti leva un bout d’étoffe humide pour libérer la petite masse ocre de terre mouillée de la sculpture. Ces bouts d’étoffe humides dont on ne savait trop si c’était des bandelettes, des langes serrés autour des travaux de modelage en cours d’ exécution. Les mains grises de l’artiste éprouvent une banale petite tête grise de glaise souple. Le sculpteur est tout entier dans ces mains qui modèlent à l’endroit exact où son regard se pose. Les mains vont jusqu’aux yeux. Elles touchent la présence révélée impossible de cette vie qui est en face, si proche et si lointaine, insaisissable. Les raisons de la main prétendent saisir à la fois la raison de Vulcain et la raison de Mars. L’un soulevant un morceau de drap découvre le secret de l’amour, l’autre, se couvrant avec, trahit son arme secrète. La sagesse de la main est Vénus.
Vénus (quelle déesse eut jamais le coeur plus tendre !), Vénus ne se montra ni novice ni cruelle. Que de fois, dit-on, la folâtre rit avec son amant de la démarche grotesque de son époux, de ses mains durcies par le feu et par les travaux de son art ! Qu’elle était charmante aux yeux de Mars lorsqu’elle contrefaisait le vieux forgeron ! Combien ses grâces piquantes relevaient encore sa beauté !
[...]BOUCHE CRIBLÉE ARRACHÉE AU GIVRE VERT
Point de pièges : je vous l’ai défendu ; et Vénus, surprise par son époux, vous défend aussi ces ruses dont elle fut la victime. Ne dressez point d’embûches à votre rival ; ne cherchez point à intercepter les secrets d’une correspondance amoureuse.
Ovide, L’art d’aimer (Livre 2)
Les mains ne cherchent point à intercepter des secrets. Elles tiennent une chose sans dimension comme si la chose était là et regardait devant elle depuis l’impossibilité à voir. Une tête vivante regarde une figure dessinée, sculptée, peinte et n’ y voit rien, ses yeux sont morts. La main trace une courbe, la rectifie, s’acharne jusqu’à l’impossible perfection.
EN FIN DE COMPTE, ON SE RETROUVE TOUJOURS LES MAINS VIDES, EN PRIÈRE, JUSQU’À L’ÉTRANGLEMENT TENU DU POINT.
Le dessin n’est pas abouti, il est le geste d’un instant, il se suffit à lui-même.
L’emportement du muet dans le rêve et le regard d’Orphée laisse la place chez Giacometti comme chez du Bouchet au géant Orion qui est le marcheur aveugle, l’œil est dans son talon :
Étranges pieds ou piédestaux ! [...] l’inquiétude, l’envoûtement qui nous viennent de ce fabuleux pied-bot, n’est pas du même ordre que le reste [...] Par la tête, les bras, le bassin, il nous éclaire. Par les pieds, il nous enchante.
Jean Genet, L’atelier d’Alberto Giacometti, L’Arbalète, 1958-1963.
PLUS VITE QUE LA FIGURE,
le socle croît - jusqu’à occuper, comme elle vient à nous encore,
figure et fonds, la presque totalité des fonds.
Socle en pente. Socle
aux grands pieds.
André du Bouchet , Qui n’est pas tourné vers nous, Mercure de France, 1972, p. 54
Polype sublimé d’un mal intérieur qui permet à l’idée d’infini de naître dans les traits “pour exorciser les fantômes de la nuit” (Claude Louis-Combet), la forme informe des dessins de Bérénice Constans expulse d’elle-même toute sensation qui lui rappelle qu’un ange terriblement humain, solitaire et désespéré
LA SPHÈRE EST LA FORME DES ANGES
un ange passe là dans une rue si étroite qu’on l’appelle « la rue pour un seul »
( Alberto Giacometti, Tahar Ben Jelloun, Flohic, 1991)
Sortie du monde des choses visibles par les pieds d’une Femme de Venise
venue de La Scuola Grande di San Rocco je me laisse enchanter par une réalité qui n’est jamais que le prétexte à faire encore quelque chose
Le mot "art" est prononcé mais il est un [...] (mot illisible).
J’écoute les deux voix venues d’ailleurs qui n’ont jamais rien dit encore et qui parlent en défaisant les mots qu’elles font
et j’ entends une troisième voix :
Tout ce que je pourrai faire ne sera jamais qu’une pâle image de ce que je vois et ma réussite sera toujours en dessous de mon échec ou peut-être la réussite toujours égale à l’échec. Je ne sais pas si je travaille pour faire quelque chose ou pour savoir pourquoi je ne peux pas faire ce que je voudrais.
Peut-être tout cela n’est qu’une manie dont j’ignore les causes ou une compensation pour une déficience quelque part.
Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 1990, p. 84
On dirait que, pour être sérieuse, tu devrais te prendre au sérieux, être seriosa et non seria comme vous dîtes en italien, montrer patte blanche à ces gardiens de cimetière qui se drapent dans la prétendue dignité de leur discipline et, au nom d’un triste savoir, veulent qu’on ne rie jamais devant la peinture.
Daniel Arasse, On n’y voit rien. Descriptions, Folio essais p. 13
Entre la chair et la peau - la tension de la matière, des formes et des couleurs ne s’épuise pas sous le regard qui s’y arrête, un instant - le temps d’une intuition contemplative, entre surprise et ravissement. La rêverie de Bérénice Constans, à peine le projet esthétique rendu à son destin, bascule, comme en contrepoint, dans l’énoncé poétique des légendes qui accompagnent les peintures et viennent les souligner. Légende n’est pas commentaire explicatif, définition péremptoire, mais sillage, en mots de rêve éveillé, au fil duquel l’artiste donne voix, prête conscience, toute subjective et merveilleusement inventive, à ce qui était d’abord oeuvre de mutité, densité de silence et d’inconsolabilité. Le passage au verbe dénoue l’angoisse, le malaise né du surgissement de formes organiques sans identification. Il introduit une arrière-pensée ludique, un petit brin d’humour, juste ce qu’il faut pour exorciser les fantômes de la nuit, les laisser être - autant dire les aimer, à notre tour.
Claude Louis-Combet, exposition Bérénice Constans, Galerie Mollat, Bordeaux, 20 avril - 21 mai 2005
Le mystère est dans celle qui écoute l’ange.
Un ange d’ébène s’installe à son chevet, éteint l’électricité, et ouvre la grammaire du rêve
Ainsi,
LA SPHÈRE EST LA FORME DES ANGES
— comment savoir qui tient qui ?
L’ange tient l’objet invisible dans ses mains comme une chose sans dimension, comme une aporie de grandeur. Les mains tiennent le vide : ce n’est que dans l’absence de tout signe que se pose le dieu. C’est en désespoir de matière - Primat de la pensée sur la matière - en abusant de certains champignons hallucinogènes, que l’ange est devenu couleur d’ébène. En vérité l’ange est d’aulne. Il n’est pas d’un bois exotique, il est blanc car potentiellement de toutes les couleurs : les teintures tirées de son écorce sont rouges, ses inflorescences sont vertes et ses rameaux sont bruns. De ce penchant qui depuis toujours l’incline vers l’inexistence, l’anesthésie, le blanc, l’arbre aquatique au bois imputrescible qui absorbe l’eau des marécages tire sa force de mutisme.
— Mon fils, pourquoi caches-tu, angoissé, ton visage ?
— Ne vois-tu pas, mon père, le roi des Aulnes ?
L’ange d’ébène et d’aulne voit depuis son impossibilité à fixer les couleurs tous les perfectionnements du blanc et le vide qui en reste. Il prête sa puissance de regard à la chose qu’il tient dans ses mains vides : au pire un crâne aux orbites comblées d’artefacts, au mieux
DANS L’OMBRE, L’ESQUISSE D’UNE FORME HUMAINE DANSANTE. AU CENTRE, L’ILÔT NOURRICIER DU TROU.
Coat Stand
une forme humaine danse. Une femme a déplié les bras pour laisser tomber une chose. Une femme debout, les bras pendants, immobile comme un point d’interrogation. Le corps repose sur un porte manteau, la tête est sur les épaules, les épaules sont un accessoire. Le corps semble vivant : une amie a posé devant l’objectif photographique. Pourtant la tête est faux-semblant, factice, artificiel, contrefait... tête sur tige, tête crâne, tête en carton. La tête est privée de cette espèce de gravité intérieure propre à tout visage photographié. Les mains sont en carton aussi. Décidément durant ces années là, tous les artistes sont confrontés à la question inaugurale de ce que peuvent faire les mains et à l’interrogation figurale de la disparition de la tête. « Le crâne devient le lieu où se pose radicalement la question d’une disparition des visages »
( Georges Didi-Huberman, Le Cube et le Visage, Macula, 1993, p.94 ).
Il ne reste plus qu’une sphère aplatie, une forme des anges, une forme en désespoir d’une autre qui rythme la persistance du vide en dansant mécaniquement.
C’est avec un mannequin, non devant un modèle que l’artiste, ami de Lee Miller
a pris la photographie, à la va-vite dans son hôtel et qui sait ce qui s’est passé après ?
Après la photographie la totalité de la tête a éclaté :
Autrefois le seul moyen pour avoir une idée du monde extérieur c’était bel et bien la peinture ou la sculpture. Il n’y avait pas de doute sur la totalité d’une tête. Pour nous, cela a éclaté. La photographie donne une vision suffisante du monde extérieur pour que l’artiste soit libre de peindre son intérieur, ou son inconscient, ou ses sensations.
Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 1990, p. 276
Quand la pratique d’un art est un moyen de savoir comment on voit les choses, on ne peut plus croire à la vision photographique. La sculpture de Giacometti est autre chose que la représentation d’elle-même. L’artiste ne modèle pas ce qu’il voit, il est ce qu’il modèle. Le modèle - et le modelage - ne l’intéresse que dans la mesure où non seulement il est le moyen de rendre sa vision du monde extérieur, mais aussi et surtout le moyen de connaître cette vision : « Je ne sais ce que je vois qu’en travaillant. » (Titre d’un entretien avec Yvon Taillandier publié aux éditions de L’Échoppe en 1993)
Le tout était de faire poser très longtemps une femme « elle me pose pendant trois heures tous les soirs depuis trois mois », pour la voir de loin, en entier, la regarder à travers la lumière, comme on le fait avec une feuille de papier pour percevoir le filigrane, et capter la présence surgissante et fuyante de la chose
LE TOUT ÉTAIT D’AVOIR LA LANGUE BIEN PENDUE : FAUT’ IL Y METTRE LA MAIN AVANT D’Y TOMBER ?
L’artiste à la voix rauque des montagnes aux tonalités italiennes avait (pour notre bonheur !) « la langue bien pendue ».
L’essentielle féminité de l’artiste bordelaise est tout enveloppée de silence et de méditation.
Pourtant les mots en suspens de l’une et de l’autre révèlent une même origine d’intemporalité. Leurs paroles livrent à la lumière une même source de survivance :
« Je travaille pour des raisons affectives, pour échapper aux misères quotidiennes. Quand on ne voit plus les choses, elles s’arrangent pour se faire voir en remontant de nos propres pénombres » disait Bérénice Constans d’une voix à peine audible aux étudiants de l’école des beaux-arts de Bordeaux qui l’écoutaient et regardaient son œuvre avec ferveur. Elle avait simplement dit, en guise de préambule : « ça commence par une histoire d’amour. »
Rendre immortel et durable ce qui par nature est fragile et mortel.
Quand Jean-Marie Drot demande en 1963
« Ils ont l’air fragile ces hommes qui marchent ? »
Alberto Giacometti répond : « C’est peut-être par là qu’ils semblent ressemblants. »
Dans le vide des mains où les vérités se terrent l’amateure se souvient de ce qu’elle a lu, ce que tant de poètes ont écrit à partir de L’Objet Invisible et de la fragilité d’un homme au milieu des choses du monde.
Le paradoxe de la présence-absence dans les mains de cette sculpture sans points d’attache au sol qui ne semble tenir qu’avec un appui des tibias sur une planchette de sauvetage. Le vide des mains , le vide de l’incertitude et du doute traversés, le déplacement improbable d’une angoisse intime que les amis poètes ont écrit dans leurs livres : Jean Genet, André du Bouchet, Michel Leiris, Yves Bonnefoy, Jacques Dupin. Un texte de Valery Hugotte, publié dans la Revue Esprit de février 1993 met en lumière , comme pour d’autres voisinages ailleurs et autrement Yves Peyré l’a fait, l’importance des rencontres entre Peinture et Poésie : « une proximité d’autant plus troublante qu’elle ne saurait être abordée en termes d’influence. Proximité qui naît de l’endurance de chacun sur sa propre voie, non de quelque confusion qui ferait également perdre à la poésie et à la peinture leur caractère propre. »
Alors... si les mains tenaient un livre ? le livre de l’ange ? l’infigurable grammaire du rêve entre des mains en forme d’ogive. L’art des cathédrales est contemporain d’un besoin de voir pour croire. L’architecture des mains devient le support d’une profusion d’images qui sollicitent incessamment le désir : une attention amoureuse de la femme pour son corps et son sexe s’exhale des pages impalpables. Un livre écrit à l’intérieur du silence et de l’immatériel et qui n’est cependant qu’expression tactile. Un livre en papier calque, le papier de la transparence. Le support choisi par Bérénice Constans pour dessiner « des formes prénatales, globulaires et tentaculaires - de celles qui donneront un jour, sur l’échelle de l’évolution des vivants : les yeux tournés vers le dedans, les tétards intra-utérins, les larves filamenteuses, la flore sexuelle de la femme, les organes sensoriels des anges, angèles et démones » dont l’écriture ici de Claude Louis-Combet est si proche.
Tout en maintenant le même écart de vide entre ses deux mains, la forme féminine soulève la chose, la déplace de haut en bas, de bas en haut jusqu’à ce que l’image devienne progressivement très floue ou plutôt très nette, jusqu’à complète apparition dans les mains d’une unique apparition d’un lointain, aussi proche soit-elle.
Pour Giacometti le plus proche, le plus familier - par exemple la tête de Diego, son frère quand il pense qu’à l’âge de 13 ans il était capable d’exécuter un premier buste avec un résultant satisfaisant. « Je ne suis plus capable aujourd’hui d’en faire autant ». - le plus proche, le plus familier est en même temps le plus lointain, le plus inconnu, le plus mystérieux.
ELLE DISPARAISSAIT DERRIERE LES OMBRES
MAIS SON MASQUE ADHERAIT À L’UNE DES
NOMBREUSES MUQUEUSES AERIENNES QUI
FLOTTAIT DANS LE CIEL COMME UN
LONG FIL DE SOIE BLEUE.
À force de bouger ainsi dans la monotonie d’un mouvement au rythme continue, les mains n’en peuvent plus d’être ensemble : elles finissent par s’opposer, se disjoindre. Interpréter c’est disjoindre, rendre à la forme ce qui l’a formée. Une séparation qui unit : la main gauche s’éloigne de la main droite. Écart, dans la pensée d’un grand Eckhart qui s’offre ouvert entre chair et peau.
Entre la chair & la peau - on sent bien que chaque peinture est le moment d’une expérience intérieure qui diffuse le sens à partir d’un noyau très obscur, dont chair est le nom métaphorique, et le porte jusqu’à la limite extrême d’une forme dont peau entend suggérer, métaphore elle aussi, la surface perceptible, l’enveloppe dicible, qui retient le secret afin de le livrer : de le délivrer - laissant entendre seulement qu’il est beaucoup trop secret pour nos regards profanes, portés à la profanation par souci d’identification claire et distincte. Et devant ce risque, devant cette menace d’indiscrétion majeure, l’expression s’enclôt dans son territoire de mystère. Seul le rêveur la reconnaîtra. Il l’a croisée sur son chemin, entre ténèbre et lumière, entre chair et peau, entre sexe et coeur, entre servitude et liberté. Il l’a reconnue comme le reflet mobile et fascinant de cette part obscure ce continent perdu en deçà de toute conscience à la surface de laquelle son existence s’agite, gesticule et se déperd. Ainsi peut-il penser, justement, qu’il se trouve, devant les peintures de Bérénice Constans, comme devant le témoignage significatif de quelques-unes de ses hantises les plus fondamentales de celles qui le font être, de celles sans lesquelles il ne serait rien.
Claude Louis-Combet, 2005
Bérénice Constans comme Alberto Giacometti ignore ce qu’est la chose sans la main et sait que la main n’est rien sans la chose. La chose est ici une Encre sur calques de 60 x 84 cm qui se reproduit indéfiniment sur le mur d’une galerie :
LA LUEUR GRISE SE TRANSFORMA EN LUMIÈRE ROSE, MI-GLISSANTE, MI-FLOTTANTE
les encres sur calques forment le lieu d’une absence inépuisable
DES PÉTALES EN FORME D’AÎLES DE PAPILLON
Qu’est-ce qu’une artiste d’aujourd’hui cherche dans cet exercice ? Peut-être le mot « exercice » lui-même : une ascèse ?
Mais sans nulle trace de mortifications. Seulement comme si la trace était encore tiède dans les soubassements de la mémoire (Claude Louis-Combet, 2005), une poussée instinctive, une impulsion, conatus, qui échappe tant à celle qui fait l’œuvre qu’à celle qui la regarde et qui doit faire face aussi à l’inapparence d’un être tout spirituel, à une sensation d’expérience-limite.
Interpréter le vide entre deux mains formé par l’écart d’une chose invisible ?
Vanité impensable quand une fois les mains ont tenu le livre Qui n’est pas tourné vers nous.
Interpréter c’est incarner.
Ce vide, au centre, que le trait fuit.
André du Bouchet, Qui n’est pas tourné vers nous, Mercure de France, 1972, p.77
Ne pas chercher surtout à commenter le commentaire, lire et relire Georges Didi-Huberman.
Enfin il y a les mains, point focal de l’oeuvre, ces « mains tenant le vide ». Mais quel vide ? Sous quelle figure ? Il entre bien sûr dans la stratégie de l’oeuvre de porter chacun de nos regards vers un remplissage fantasmatique, et vain, de ce vide entouré de dix doigts. Si « l’objet invisible » était un objet, quelque chose ou quelqu’un, Giacometti n’aurait pas manqué de le figurer, d’une manière ou d’une autre (par exemple d’une manière allégorique). Qu’il soit présenté invisible - je veux dire que son absence même soit visuellement encadrée par ces dix doigts pliés -, cela signifie qu’il n’est pas un objet, mais deux à tout le moins, et contradictoires à tout le moins. Cela signifie que le vide, ici, n’est pas le signe d’une privation, mais celui d’une structure de surdétermination, qui suppose le « deux au moins » autant que le jeu contradictoire de ses éléments. Celui-ci défiant, décourageant leur représentation au point d’en évider toute figure. Ainsi, lorsque Yves Bonnefoy fait de la sculpture une « Madone sans enfant » - qu’il compare pertinemment avec la grande Madone de Cimabue au Louvre : proches, les mains ; proche, le trône -, il ne se contente pas de faire tenir au « vide » le rôle de l’enfant : il pousse jusqu’au bout le paradoxe de cette absence et finit par placer aussi entre les mains du personnage un fantôme de crâne ou de tête de mort, fût-elle « cubiste » ou non.
Georges Didi-Huberman Le Cube et le visage, Autour d’une sculpture d’Alberto Giacometti, Macula, 1993, p.p. 62-63
Nulle interprétation ne peut saisir le “ rien ”, même si le propre de l’interprète est d’incarner la chose, le res, rei latin, sans se prendre pour la chose paradoxe du comédien
Existence dont rien ne nous sépare, hors un seuil, chaque fois
Que saisissent les mains de l’ange ? Rien ! L’ange ne prend rien dans ses mains. Comme les Mains tenant le vide l’ange est “à l’écart”, “ il n’appartient pas au monde qu’il côtoie ”, “ce qui est là, c’est sa figure”.
Il s’agirait alors de lire la page 85 de Reconnaissances où Christophe Bident cite le texte d’Antelme consacré à “l’ange au sourire”, texte cher à de bien chers poètes.
Mais l’ange d’ébène et d’aulne n’incarne pas, sa disposition est tout autre : il lâche tout sans agressivité comme on fait un don, une offrande. Homme sans tête, il est 100 têtes - n’est-ce pas Max Ernst ? et oublie d’un instant à l’autre Comme aller loin dans les pierres, l’être retenue - nue - indifféremment au dessus d’un socle.
Depuis 1863 indifféremment Le ruban au cou d’Olympia retient tous les corps féminins : « Il s’agit de ne pas, derrière soi, laisser s’embroussailler les chemins du désir », L’amour fou. L’ange affolé de désir regarde les mains vides placées sur la limite de la vie et écrit une grammaire du rêve.
« Il y a désir quand , les signes ayant fragmenté, voilé , démémorisé l’unité venue du premier âge, notre besoin d’unité, demeuré intact, s’attache à quelque objet que veut la pulsion sexuelle mais tout autant le garde à distance, pour rêver que de l’absolu soit encore pensable et accessible. Et tout autant il se garde de jamais se réaliser. »
Yves Bonnefoy Comme aller loin dans les pierres (La vie errante, Poésie/Gallimard, p 198 )
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Elle demande à résoudre l’énigme
Les désirs de la femme savent la chose infigurable. La marque de figurabilité des dessins de Bérénice Constans et sa capacité à faire trace par delà une représentation de forme sexuée défend toute tentative d’y voir une forme ressemblante. Dans un trait irrésistiblement abstrait, la dimension improbable de la chose dessinée, les traits effacés, appuyés, ne cessent de membrer, démembrer, remembrer la figure.
DÉLICAT PÉTALE POUR CELUI QUI VOIT AVEC LA PEAU AUX CHAIRS ROSES
dans une illimitation de formes précisément décrites par Claude Louis-Combet comme « teintes rougeâtres, grisâtres, bleutées et rosacées, exilées du sombre noyau qui les a contenues » le sexe représenté est abstrait.
Le dessin est abs-trait parce qu’il dissémine des formes qui s’imposent comme figures sexuelles aux dimensions impossibles et contradictoires d’un objet invisible. Une vulve mythique étrangère à sa forme travaille à faire dissembler l’érection d’un phalle majestueusement dressé. La dissemblance en dessins de sexes est abstraite parce qu’elle ouvre dans le visible un espace féminimasculin qu’aucun œil humain ne sait voir à moins d’être poète, artiste ou ange. La plus belle des peintures abstraites est intitulée L’Origine du monde.
L’énigme ne peut être close. Lovée dans cette absence entre les mains de la sculpture, entre La chair & la peau l’amateure ne rêve plus. Il n’y a pas de rupture entre le rêve et la réalité et la mandorle de l’extérieur des mains n’abolit pas celle de l’intérieur : nulle autre chambre secrète que la boîte du crâne. Les mots sont des habitations impénétrables et c’est pourquoi l’artiste en a aussi absolument besoin. L’énoncé poétique des légendes des Encres sur calques doit être lu au regard du dessin. Les mots sont inscrits sur le même support et dans la même rêverie que les traits.
L’OISEAU CUIRASSÉ À LA QUEUE D’HIRONDELLE SE DÉTACHE EN DENTELLE DU FOND DE LA GLACE BRISÉE
Les Encres sur calque parlent une langue où les mots chavirent les uns dans les autres en s’égouttant d’un excès de sève : interpénétrations jamais confondues des roses, des bleus, des gris, des noirs, du blanc. Tous les perfectionnements du blanc qui dénoue les formes dans la lumière opaque d’un papier calque répétant indéfiniment l’impossible copie d’un monde réel.
Plus qu’un dessin de chair, plus qu’un dessin de peau, les formes distendues et mouvantes montrent un évidement du corps. Évidemment le corps aussi dans la variété des formats des divers papiers du dessin, de l’impression.
– Il faudrait parler ici du remarquable travail de Bérénice Constans éditrice, des Editions Shushumna dont le nom est à hauteur des positions de l’artiste : un « terme sanscrit donné au canal de l’énergie créatrice, au courant vital qui relie le visible à l’invisible, le conscient à l’inconscient »,
des livres de dialogues avec les écrivains qui, depuis les Cahiers du Schibboleth ont été touchés par la forte sensibilité spirituelle de l’artiste et les qualités de sa lecture : « J’aime les écrivains, ce qu’ils me découvrent d’eux-mêmes et ce qu’ils m’apprennent de moi » :
Gilbert Lascaux, La vie des Louvoyantes, Ed. Galimard, 1992
Jean Demelier, Point de Point, 1998
André Pieyre de Mandiargues, Les Rougets, Ed. Fata Morgana 2003
et surtout
Claude Louis-Combet : Iris, Ed. Voix/Regard, 1999 ; L’Homme à la Licorne, 2001 ; Oô, 2002 ; Terpsicore et autres Riveraines, Ed. Fata Morgana, 2004
Les Cahiers que Bérénice Constans remplit quotidiennement sont la forme constante de cette œuvre, en continuité avec la recherche picturale. « C’est une sorte de rituel intime destiné à fixer la mémoire de mes lectures, à orienter mes réflexions, à soutenir ma méditation. »
La question de l’échelle, de la dimension des figures, si souvent posée par Alberto Giacometti, est indirectement interrogée dans les formes dessinées des Encres sur calque. Sans véritable dimension, bien qu’ayant une dimension véritable ( 60cm X 84 cm), comme éviscérées, les surfaces colorées pleines de matières délicates s’unissent dans une intimité permanente, dans le plus intérieur et comme dans le centre de l’âme, non par une vision représentative mais par une “vision intellectuelle”.
La nécessité, ici, de la reproduction numérique, même en aplatissant l’effet d’irréelle profondeur ressentie devant les originaux, préserve le mystère d’une intimité dessinée.
Au-delà des visions imagées, projeté au fond d’une claustration pleinement ouverte, le regard saisit la visibilité crue d’un secret et en est ainsi saisi. Au-delà donc du baroque de la représentation, ce qui est découvert (quittant la crainte et toute l’angoisse venue d’une vision du vide) c’est une fusion aquatique, le mariage supérieur des épousailles spirituelles des mystiques.
À ce stade, l’angoisse disparaît, ainsi que la plus grande part des tourments d’amour...
C’est comme l’eau qui, tombant du ciel dans une rivière ou une fontaine, s’y confond tellement qu’on ne peut plus séparer l’eau terrestre de l’eau du ciel ; ou bien comme un petit ruisseau qui entrerait dans la mer et s’y perdrait.
Grégoire de Nysse,
cité par Jean-Noël Vuarnet, Extases féminines, Hatier,1991, p.145
L’artiste peint à l’encre, un médium encore plus délicat à utiliser que l’aquarelle parce que séchant très vite. En cas d’erreur, on ne peut plus faire marche arrière. La main doit être à la fois spontanée et précise.
La question du rapport entre le chaos hydropique faisant images de la réalité charnelle et son enveloppe de peau est posée là, dans toute sa crudité, devant les yeux, devant les visages qui regardent les œuvres, devant les têtes qui pensent. Aucune violence pourtant ne se dévoie et ne se perd de la sensation de “réalité exacte” éprouvée devant de telles œuvres, car de nouveau, il y a là une espèce de confusion :
Étaient-ce les choses que je voyais que je voulais reproduire, ou était-ce une chose affective ? ou un certain sentiment des formes qui est intérieur et que l’on voudrait projeter à l’extérieur ? Il y a là un mélange dont on ne sortira jamais, je crois !
Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 1990, p. 244
Seule une certitude du rapport entre les choses fait violence. Alberto Giacometti en voulant toute sa vie “copier le plus exactement possible” une tête - en le disant surtout, n’a sans aucun doute jamais eu la naïveté de croire que “le résultat sera tout à fait ressemblant avec la tête du modèle vivant” posant devant lui. Mais il avait absolument besoin de chercher cette ressemblance dans le dessin, la peinture, la sculpture et de la dire aussi avec des mots. Bérénice Constans, à sa manière, la cherche aussi.
Avec la peinture de Bérénice Constans, les dimensions se multiplient. Et ces dimensions, exprimées dans une sorte de condensation pathétique, nous ressemblent. Elles sont notre réalité. Elles sont nos juges, et, en même temps, notre soulagement, parce que cette oeuvre est celle de l’authenticité, celle d’un abandon aux déchirements du réel, mais aussi, celle d’une certaine innocence presque enfantine. Ce qui caractérise cette peinture, c’est qu’elle est moins faite pour l’oeil que pour l’âme, qu’elle n’a rien de spectaculaire, s’imposant à nous dans la mesure où, d’une certaine manière, grâce à une fonction alchimique, nous sommes ses produits.
Louis Calaferte, 1994
Montrer le vide a quelque chose de monstrueux. Mais le monstre c’est celui qu’on montre et le poète tératologue Gilbert Lascaux parle des œuvres de
“ l’astéroïde Bérénice C. ” où « des êtres multiples, aux formes diverses, se frôlent, se caressent, s’enlacent, s’étranglent, font l’amour, se quittent, se haïssent, rêvent d’abandons ou de liens. »
Les œuvres d’art interrogent toujours l’irreprésentable, un corps comme une éponge a trop pleuré et n’étant pas nommé Byblis ne s’est pas changé en fontaine. Il dégorge des formes dessinées à l’encre sur un papier transparent, un papier calque utilisé pour reproduire avec exactitude le dessin qu’il recouvre, une encre utilisée pour écrire les livres.
Giacometti parlait du “côté transparent de ses personnages en mouvement continuel du dedans, du dehors se faisant, se défaisant, se refaisant sans arrêt sans véritable consistance ”. Le verbe “calquer” signifie faire quelque chose selon une imitation très fidèle. Écrire et dessiner sont identiques en leur fond.
La sculpture de 1934, les Encres sur calque de 2004 sont des imitations très fidèles liées par soixante dix années de travail d’art. Par le vecteur de cet espace temporel hors catalogue un passage dessiné-écrit à la limite de l’image s’ouvre devant les yeux curieux et brillants du désir d’arracher au présent un mystère, « par la longue, patiente, silencieuse approche de l’origine et dans la vie profonde du tout, en donnant accueil au tout » (Maurice Blanchot, Une voix venue d’ailleurs, p.63)
Je ne peux pas simultanément voir les yeux, les mains, les pieds d’une personne qui se tient à deux ou trois mètres devant moi, mais la seule partie que je regarde entraîne la sensation de l’existence du tout.
Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 1990, p. 85
Cette ressemblance, il me semble, n’est pas due à la “manière” de l’auteur. C’est que chaque figure a la même origine, nocturne sans doute, mais bien située dans le monde.
Où ?
Jean Genet, L’Atelier d’Alberto Giacometti, éditions Arbalète, 1958-1963
Nus [1] sommes
nus lisses
la si do
ré miet puis
tire
gris
LE GONFLEMENT OUATÉ S’ÉLOIGNE EN DÉCRIVANT DES CERCLES QUI LA FONT TOURNOYER COMME UNE TOUPIE
[1] Jeu sur l’orthographe : la voyelle « u » étant prononcée « ou » en italien
Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 1990, p. 139