Sôseki : À travers la vitre, récit
Quand je regarde à travers la vitre, je remarque tout de suite des bananiers enveloppés de leur protection contre la gelée, des branches de houx qui ont donné des baies rouges, et des poteaux électriques qui se dressent avec sans-gêne, mais cela mis à part, pratiquement rien de notable n’entre dans mon champ visuel. Du bureau où je me trouve, le spectacle qui s’offre à moi est remarquablement monotone et remarquablement réduit.
Natsumé Sôseki écrit ces lignes en janvier 1915. La guerre de 14-18 vient d’éclater en Europe. Au Japon l’Assemblée a été dissoute et de nouvelles élections se préparent, le prix du riz a baissé au point qu’on craint une récession, la saison de sumô va commencer.
J’ai l’impression qu’en restant immobile derrière ma vitre, je n’ai pas droit de cité dans un journal. Si j’écris, je le ferai en poussant du coude les politiciens, les militaires, les hommes d’affaires et les passionnés du sumô. A moi seul, je n’ai pas la force requise. Simplement on m’a suggéré d’écrire à partir du Nouvel An. C’est pourquoi je vais aborder des sujets si ténus que je dois bien être le seul à m’y intéresser.
Du 1er janvier au 14 février 1915, Sôseki que la maladie empêche de sortir de chez lui a tenu la chronique de ce qui l’entoure. Il évoque sa vie quotidienne, les amis et les curieux qui lui rendent visite, raconte l’histoire du chien Hector, se souvient d’autrefois, sa maison natale et sa mère, les conteurs de la salle Isemoto. Existerait-il des haïkus en prose, de ces instants où l’acuité du regard trouve à se formuler dans la précision d’une langue pour nous offrir des images du cœur du monde,À travers la vitre en composerait un recueil.
Maintenant que la sérénité s’est installée dans la maison et dans mon cœur, je vais ouvrir en grand la vitre et j’achève ce texte, en plein ravissement, plongé dans la lumière calme du printemps. Puis, je compte faire une sieste, sur la véranda, un coude replié.
Sôseki mourra un an plus tard d’une nouvelle crise d’ulcère.
À travers la vitre de Sôseki, traduit du japonais en 1993 par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura, a paru en Rivages poche/Bibliothèque étrangère en 2001.
Dominique Dussidour