ATTENDU QUE

Traduction du premier livre de Layli Long Soldier


Layli Long Soldier est une jeune poète et artiste sioux oglala. Elle vit àSanta Fe, au Nouveau-Mexique. Très remarqué, son premier livre, WHEREAS, paru en 2017, a reçu plusieurs prix, notamment le National Book Critics Circle. Cet ensemble, traduit en français par Béatrice Machet, paraît aux éditions Isabelle Sauvage. S’y affiche une écriture concrète, souvent narrative, qui se déploie autour du quotidien et de ses réalités ordinaires.

Le livre comprend deux volets. D’abord les  "préoccupations", textes qui disent ce qu’est la vie, au jour le jour, d’une jeune femme qui écoute, observe, travaille, materne, cuisine, se cultive, résiste, pose et pense ses actes, la poésie en étant un, primordial et salvateur. Celle qui s’avoue – par la force des choses et de l’Histoire – « Â pauvre en langue  », en impose une autre. Elle appréhende celle de l’occupant, la façonne, saisit ses poèmes àbras le corps, les fait bouger, ne les laisse jamais en repos et ouvre un vaste champ d’investigation qui court de l’enfance àla terre, de la maternité au paysage, de la lumière àl’herbe ou encore du cosmos àla remémoration.

« Â Chaque cahot sur la route un labyrinthe de miroirs la maternité l’hôpital
au poste d’admission la femme préposée àl’ordinateur demanda
quel était mon numéro de téléphone fixe de portable où je travaillais quelle était mon adresse
je saigne j’ai besoin d’aide maintenant dis-je puis ses doigts martelant le foutu téléphone
dans la strophe clinique froide je suis allongée sur une table garnie de papier blanc propre
mes jambes rouges humides l’infirmière ne m’a pas regardée et elle me ressemblait je l’observais
comment elle tenait mon bras avec empathie nous deux femmes bouches cousues nous deux sachant  »

Politiques, ses poèmes le sont forcément. Mais sans slogan, sans petites phrases médiatiques, sans éléments de langage. Les faits qu’elle énonce se suffisent àeux-mêmes. Elle appartient àun peuple colonisé que l’on a attaqué en lui prenant ses terres, sa langue, en bafouant sa conception d’être au monde, en harmonie avec le haut et le bas, en tuant parfois même ceux qui tentaient de résister en s’organisant pour combattre les colons. Ainsi les 38 du Dakota auxquels elle rend hommage dans un long poème.

« Â Vous avez peut-être entendu parler de Dakota 38, ou pas.
Si c’est la première fois, vous pourriez vous demander : "qu’est-ce que le Dakota 38 ?"
Le Dakota 38 fait référence àtrente-huit hommes qui furent exécutés par pendaison sous les ordres du président Abraham Lincoln.
À ce jour, c’est la plus grande exécution de masse "légale" de l’histoire américaine.
La pendaison eut lieu le 26 décembre 1862 – le lendemain de Noë l.
Cette même semaine le président Lincoln avait signé la proclamation d’émancipation.
Dans la phrase qui précède, je mets en italiques "même semaine" pour un effet d’emphase.
Un film intitulé Lincoln a été tourné qui traite de la présidence d’Abraham Lincoln.
La signature de la proclamation d’émancipation figure dans le film Lincoln ; la pendaison des 38 Dakotas n’y figure pas.  »

Dans la seconde partie de son livre, Layli Long Soldier revient sur la résolution du Congrès qui, le 19 décembre 2009, disait présenter des excuses aux peuples premiers d’Amérique, sans qu’aucun représentant des nations indiennes n’ait été invité àassister àses excuses et àles recevoir. Elle y répond en alignant ses propres déclarations, toutes introduites par ATTENDU QUE. Elle détricote ainsi le discours officiel pour lui substituer une réalité brute, palpable, vécue par ceux et celles qui n’attendent ni excuses ni réparation. Dans nombre de langues amérindiennes, il n’y a d’ailleurs pas de mot pour dire excuse.

« Â Les nations tribales et leurs membres eux-mêmes sont les guérisseurs de cette terre de ses eaux avec ou sans la reconnaissance présidentielle ils agissent selon ce droit.  »

Les déclarations et résolutions qu’elle assemble sont éminemment subversives. Elle détourne, point par point, le langage présidentiel, dénonce sa façon de se dédouaner àbon compte en faisant table rase du passé et en prétendant parler au nom de tous sans avoir jamais consulté quiconque. Elle procède avec ironie et fermeté en montrant, àtravers quelques scènes, conversations et rencontres, que rien n’est figé mais que beaucoup encore reste àfaire.

« Â Je sors en me souvenant que pendant des millénaires nous nous sommes appelés Lakotas, ce qui signifie ami ou allié. Cette relation àl’autre. Un peu mais pas tout, néanmoins notre part du tout.  »


Layli Long Soldier : ATTENDU QUE, traduit de l’anglais (américain) par Béatrice Machet, éditions Isabelle Sauvage.

Jacques Josse

12 décembre 2020
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