Nicolas Jaen | Cil courbe de Rimbaud

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La chaîne des nuits et des jours accélère son flux et s’en va rejoindre les semaines et les mois comme un fleuve la mer. On aperçoit le jeune homme aux environs du collège, désÅ“uvré, une Gambier aux dents, les cheveux pendants, la veste étoilée de salissures, ou encore aux abords de la bibliothèque municipale, entrant dans des livres, en ressortant fourbu, traînant, avec Delahaye, jusqu’àla frontière belge, àquatre heures de là, buvant l’or des chopes qui vous font le ventre gros et lâchant l’âcre besoin – affinant des vers sur du vécu.

             On croirait qu’il est condamné àmarcher seul. Que dans l’ennui de Charleville il y a, en germe, l’ennui de tous les pays, de tous les ciels, si lourds – de toutes les mers gelées ou torrides et de tous les déserts de par toutes les routes. Les vols d’hirondelles sont des ecchymoses. Les baies sauvages saignent, et si son coeur entre en fusion, c’est pour éprouver ce contact avec une poitrine de porcelaine glacée que sa seule respiration ébrèche mais qui résiste au volcan, aux jets de lave. Deux semaines après son départ il rentre, tout crotté, en piéton, sans un regard pour sa mère, perdue cette fois-ci entre deux réactions, celle de la claque et celle du sang d’encre – elle file doucement dans sa chambre et tourne le verrou, trousse légèrement sa robe pour s’asseoir, ferme les poings et réprime de toutes ses forces un énorme sanglot. Puis le sanglot éclate, elle a les mains mouillées, pleure, longtemps, un doigt devant la bouche. L’instant d’après elle redevient Madame Rimbaud : dure, froide, hiératique.


             Il évolue dans un Paris désolé, aux tours nues, osseuses, taillées en poignards, sans rien àmanger sinon de vieux bouquins épluchés comme des patates, marchant, déambulant plutôt, sans autre but que celui de se perdre, et s’arrêtant ici ou làpour fourrager dans sa braguette, répandre l’or àpetits flots et éclabousser un peu le bout de ses souliers, puis tourner le dos au mur ainsi décoré et repartir, guidé par des odeurs, des bruits inhabituels – tout cela sur fond de ciel huileux, baudelairien.

C’est àla bibliothèque municipale de Charleville, sous la lumière verte des lampes allumées en plein jour que Rimbaud vit cette régression – au bord des mots. Lorsqu’il rentre chez lui, encore tout saoulé de discours, avec ces longs cheveux gras où se casserait un peigne de corne, il est tancé par sa mère, ne trouve le repos nulle part, et aura même le projet d’aller vivre dans une grotte repérée àquelques kilomètres de là, du côté de chez Delahaye. C’est avec ce dernier qu’il cause, beaucoup, longtemps, en marge des villes, dans les ronds d’une cigarette ou d’une Gambier.

             (Un jour, àDouai, Rimbaud était assis sous un tilleul centenaire quand un oiseau se posa, tout près. Il picorait les morceaux de croà»te blonde que le jeune garçon avait semés en déchirant son pain. Pendant que Rimbaud mâchonnait le bonhomme de mie qu’il roulait entre ses doigts, en commençant par le bras articulé, puis en tranchant la tête d’un coup de dents, l’oiseau s’avançait vers lui en suivant le chemin des miettes. Rimbaud déglutit le bonhomme, lâcha un gros crachat serré. L’oiseau était perché sur son livre quand Arthur le découvrit enfin. Ils s’immobilisèrent, poète et moinillon, comme deux voleurs pris sur le fait dans la même maison. Le petit moineau arrondissait sa gorge une dernière fois lorsque Rimbaud tendit sa main pleine de mie. Il y mangea. Dès lors, Rimbaud s’imaginait, oiseau dans les mains, revenant àla demeure et les entrouvrant, ses mains, sous les beaux yeux stupéfaits de Caroline. Il tendit donc son autre main qu’il joignit àla première, espérant les refermer, en guise de refuge, sur la petite bête. Elle ne fut pas dupe, elle s’envola aussitôt après avoir entendu cette pensée. Ça ne gâcha pas l’après-midi d’Arthur : il s’identifia àl’oiseau, et vit en lui un poète. Et il se formula en lui-même que tout lien est dangereux, et que c’est risquer d’y laisser son âme. Il faut essayer d’être libre. S’y atteler, dès maintenant.)


             Chez Rimbaud, il y a ce fond coléreux, très fin, extrêmement dur toutefois, qui va de la réflexion anodine àla provocation pure. Chaque insulte qui passe ses lèvres, appuyée par la muraille de Chine de ses sourcils, est une exécution. Celui qui se trouve en face de lui est aussitôt ramené àsa condition humaine et, par conséquent, condamné àne pas se défendre. On est bousculé par un ange, peut-on se plaindre, crier, grincher, ou rire ? Il n’y a pas de reparties. Izambard, enduit d’insultes, reste impassible. (Il voit bien que Rimbaud prépare une autre manière d’orage – qu’en fermant les yeux on imagine la vague foncer, tête la première, sur des obstacles de toutes sortes, pontons, jetées, digues ou rochers, et fracasser son corps contre ceux-ci ou ceux-là, jusqu’àfondre en gouttelettes et en écume, et finir par les enlacer.)


             Rimbaud est une sorte d’ogre. D’aucuns le croient sale, mal éduqué – il grogne, peut être vulgaire dans ses propos, et il ravale rarement sa salive où se forment mots et crachats, ne se soucie que peu ou prou de son apparence, mais jouit d’un corps àla mécanique idéale et l’occupe dans toutes ses fonctions. Ainsi fait-il trimer ses pieds, ses chevilles, ses mollets et ses cuisses dans des marches prolongées, notamment àDouai, avec Georges Izambard, ou bien seul, sa solitude s’unissant àcelle du paysage – de lentes prairies désertes et par-dessus tout des champs que couronnait un ciel de schiste. Ça resurgissait de sa plume après avoir macéré dans l’encrier du petit bureau dont il disposait, àDouai.

             Mais Arthur se réveille petit àpetit, il roule du lit maintenant, s’étire, palpe l’aube, entend pleurs et piétinements mêlés, comme un orchestre d’esclaves. La pluie tombe àl’aplomb. Des gouttes font chanter la grille en la traversant et le sol en est lavé.


             Un ronflement, gras, régulier, comme un collier de rots, fait les cents pas dans le périmètre de la cellule. Arthur est entré dans un sommeil profond. La ronde des deux gardiens lui est étrangère. Quelqu’un semble appeler, pleurer, du fond du couloir, mais le ronflement ou les rots couvrent pas et pleurs.


             La chambre est étroite, le mobilier concis, du coup les pensées piétinent, s’allient en cela aux gestes, forcément courts, automatiques. Il fait doux. Le vent s’invite, par phases, vient visiter le nid, son lit défait, son siège, son trou où l’on va àla turque, la pensée qui rebondit comme une balle, d’un mur àl’autre, incessamment. Le paysage est un regret gros comme le poing, et l’on ne dort pas.
             C’est pourtant ce que fait Rimbaud, nu, seul dans sa nudité d’asticot, plongé dans ses draps et sa sueur, jusqu’au cou. Sa respiration déchire peu àpeu le silence. Bientôt son souffle emplit la pièce, s’allonge, se retire, s’allonge et rentre, bouche àdemi-ouverte, mains croisées sur le torse.

             Lorsqu’il n’est pas en train de rêver, Rimbaud s’en va, dans des moues, des expressions qui laissent présager la bile rentrée, l’ondée silencieuse, une certaine esquisse des manières qui le constitueront, àl’époque des salons, du Parnasse contemporain, entouré de Banville et des autres, aimé par Verlaine qui s’agenouillera devant lui, assis, àcôté de Paul, feignant de poser pour un peintre acariâtre, le visage sur la main, ignoré de ses voisins de table s’ignorant les uns les autres, les cheveux plus longs, plus venteux, imberbe en comparaison des compagnons portant barbes et moustaches, rougeaud, et regardant sans regarder le peintre, seul làaussi, comme Verlaine et Camille Pelletan, mais plus intense, lumineux. C’est la tache d’or du tableau. Ses yeux sont tout àfait opaques, pourtant quelque chose y danse, comme une présence au monde. On connaît la manière dont ils fixent, mais on ne sait ni l’axe, ni la profondeur de ce qui est saisi, ramené, en quelque sorte, rentré et craché àla fois. Fantin-Latour échoue, Carjat échoue, ils échouent tous. Personne ne sonde cette tête. Rimbaud marche trop vite, surnuméraire. Il a déjàtourné le dos aux dieux. Il peut donc insulter les hommes, d’un « Â Merde  » scandé, souverain.

             Ã‰crire, c’est d’abord sentir que quelque chose manque ; c’est ensuite vouloir définir ce qui manque ; puis percevoir que cela est tout près, que ça palpite entre chaque battement de votre cÅ“ur ; puis vouloir le combattre ; puis se résigner ; après, bien après, c’est, sans se laisser broyer, écrire dans le manque, et l’on passe une vie àle comprendre, àvirer, revirer, tâtonner au fond de soi. Rimbaud, où qu’il aille est talonné par un précipice. Le sien. Le ciel lui-même est tout raviné, la ville grise, comme peinte sur un décor arriéré, on enjambe sa propre image dans les flaches. Les gens qui marchent le long des trottoirs paraissent des figurants, des personnages de romans provinciaux, de contes ordinaires, poussés lànon par un destin mais gratuitement, voulus ironiquementpar un auteur sans importance – tombés de sa plume, en fait.


             Chez Izambard, qui laisse une clé au logeur pour qu’Arthur puisse disposer d’un lieu de lecture, des voix silencieuses attendent d’être ouvertes : ce sont des volumes rangés sur des étagères, par groupes, par genres et par périodes. Rimbaud, affamé, avale. Lorsqu’il se rend àcette adresse, qu’il monte les escaliers avec dans le poing la grosse clé d’étain, il se dit que c’est celle de Babel ou d’un palais dans une ruelle.

             L’Å“il est l’organe principal chez Rimbaud. Il écrit d’abord avec les yeux, la main en est le prolongement différé.

             Arrivé àce point, il constate que la lumière qui lui parvient et l’aura du sujet se disputent.




             Pourtant, beaucoup d’entre nous ont été cet enfant qui se hâte, sous la pluie de janvier, àla recherche d’un porche, d’un abri, s’asseyant ici ou làpuis sortant de son sac une pomme mordue la veille, toute desséchée, dont le goà»t a fané, et qu’on croque jusqu’au trognon jusqu’àse faire saigner les gencives.

             Prenez un garçon encore pubère, ou àpeine sorti de sa puberté, ôtez-lui son père, mettez-lui une mère et des volées mémorables, ajoutez un frère, deux sÅ“urs, la piété dont il n’aura que faire et qui l’entourera toute sa vie, et, si vous êtes cruel, dotez-le de génie puis, par-dessus tout, d’un sens du travail qui alimentera ce génie : si cet homme n’est ni interné dans un asile de fous, ni criminel ou détraqué, il posera, d’un Å“il oblique, devant Étienne Carjat, s’appellera Rimbaud, et on l’oubliera, même et surtout àtravers ses écrits, en en faisant des alibis, des pièces àconviction.

             Rimbaud n’est pas là– ou plutôt : il est exactement làoù il regarde, l’âme ne figure pas sur la photographie.


Photographie Danièle Flayeux ©

16 septembre 2011
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