Au bout de la nuit avec Arno Bertina

Arno Bertina publie "L’âge de la première passe", sous-titré "récit", aux éditions Verticales.
Est-ce seulement un récit documentaire ?
Et que serait le documentaire sans le travail de l’écrivain qui consiste ici à s’interroger sur l’usage de la langue ?
Qu’est-ce qui fait de ce livre un livre, et pas un essai journalistique ?
Qu’est-ce qui anime l’écrivain en choisissant de mettre en livre une expérience vécue, ou plutôt, partagée, avec des jeunes filles congolaises mineures et prostituées ?
Quel est le pouvoir de l’écriture à transcrire un réel complexe, effrayant, difficilement transmissible ?
Est-ce un pouvoir ou une capacité, une compétence, une leçon de partage ? Entendre leçon au sens dont Ingeborg Bachmann, en 1959, parlait des "Leçons de Francfort", où il s’agissait pour un•e écrivain•e d’exposer son "art poétique".
Est-ce encore un moyen d’interroger l’écriture, la littérature ? De la sortir de ses limites ou de son bien-être fictionnel ?
"L’âge de la première passe", c’est tout cela à la fois et encore d’autres choses.
Cinq séjours au Congo entre 2014 et 2018, organisés avec l’ASI, Action de Solidarité Internationale, une ONG franco-congolaise s’occupant de la réinsertion de filles des rues, prostituées mineures, avec la mise en place d’un atelier d’écriture.
C’est l’origine, le point de départ d’une aventure qu’Arno Bertina va à un moment donné décider de mettre en récit. Peut-être à cause d’une difficulté à penser le réel sous cette forme inconnue de l’auteur et de nous, lectrices-lecteurs. Extrême pauvreté, abandon des parents, prostitution, violence sexuelle. Corps physique, corps psychique mis à l’épreuve, parfois à mort. Rien dont nous ayons l’expérience ici, en France.
Toutes les formes d’humiliation mettent en colère Arno Bertina. On le sait si on a lu ses livres, notamment "Des châteaux qui brûlent" (1). Force agressive, répressive, formes aiguës du capitalisme, du libéralisme, et du colonialisme.
Au Congo, il s’agit de gamines entre 13 et 18 ans, souvent orphelines, violentées, parfois déjà mères, prostituées. De vies forcées dont on se demande comment elles peuvent ne pas sombrer dans le désespoir et la mort. Il n’y a aucun misérabilisme, aucun pathos dans ce livre. Une tristesse oui, et en même temps l’entrain, voire l’euphorie, des adolescentes, une excitation de gamines à se préparer, à danser, à boire, une vitalité de la jeunesse à peine entamée malgré les histoires sordides qui leur arrivent, et une fête à être ensemble, filles entre elles, qui se soutiennent et se moquent, car la vie continue plus qu’elle ne commence. Lorsqu’Arno Bertina cite Nicolas Bouvier "on ne fait pas un voyage ; c’est lui qui vous fait, ou vous défait", il le cite sans doute par rapport à sa situation d’écrivain, profondément modifié par ces séjours au Congo, mais on pense aussi à ces jeunes filles. À l’élan de vie, au désir qui les animent, à égalité avec la peur, le manque, les blessures physiques et psychiques.
Loin de toute pitié – dangereuse forme d’empathie néo-colonialiste en l’occurrence –, de tout sentimentalisme – qui serait d’absolu mauvais goût face à la radicalité de ce que les filles vivent et à leur façon de le vivre - , de tout jugement – moralisme dégoûtant pour les mêmes raisons –, Arno Bertina construit un récit de mise en regard.
Les filles s’aventurent à lui parler, à écrire, à lui montrer leurs territoires, à l’embarquer dans leurs soirées, à partager leurs rires comme leur mélancolie – pas de larmes, les larmes sont aveu de faiblesse, la faiblesse les abattrait –, Arno Bertina aventure son savoir d’homme blanc, d’écrivain, d’intellectuel, d’homme tout simplement. Ce n’est pas Tintin au Congo, c’est le Congo à travers ces jeunes filles, à travers les traces du colonialisme, anciennes et contemporaines, car l’exploitation des ressources de ce pays se poursuit, c’est une altérité (plus qu’une différence) qui travaille au corps Arno Bertina.
Racontant, décrivant, citant ses échanges avec Taliane, Diane des Nations, Fanette, Ruth, Indura, Ordani et d’autres filles encore (il en aura côtoyé une soixantaine), faisant un travail de documentariste rigoureux qui jamais ne s’accapare les vies et les mots des filles, Arno Bertina prend en compte la fracture de ces existences. Son cheminement face à elles qui devient bientôt un cheminement avec elles, et même grâce à elles, s’incise dans le texte, l’entaille et l’ouvre.
Lorsqu’il cite Jeanne Favret-Saada – "il n’y a pas de position neutre de la parole" –, et note que l’anthropologue réalise "qu’enquêtant sur la sorcellerie, sans s’inclure dans l’expérience, elle ne pourra déconstruire le rationalisme et le christianisme qui l’ont formée", il éclaire sa propre expérience. La littérature "parle à ce que nous pensons". Et ce que nous pensons a besoin d’être sali pour être lavé. Lavé de nos certitudes, de nos ignorances, de nos typologies, de nos clichés, de nos apriori, de nos connaissances mêmes, de notre culture qui fait partie de notre Histoire et qui est tout sauf neutre.
Sali à ces images et à ces vies salies, abîmées, brutalisées, extorquées.
Alors il faut "ferrailler avec ce que nous pensons", défaire les signes d’occupation de la langue par notre culture importée, se méfier de l’universalisme qui est encore une captation du plus faible par le plus fort – non, l’homme (et la femme sans doute encore moins) ne sont pas les mêmes partout, ni les désirs, ni les besoins, seul le marché assujettit à une vision universaliste et la langue est aussi marchande –, il faut donc veiller "aux agencements formels et intellectuels qui structurent les phrases". Alors, à ce propos, j’ai envie de citer cette merveilleuse phrase de Ruth, qui, mieux que notre franco-français, dit à la fois l’exclusion du sujet (le "Je" qui n’est pas écouté est perdu), et la possibilité d’un commun à réenvisager : "Quand on a vu les mamans arriver, ça m’a fait du bien à tout le monde". Et cette expression faire la vie
Il faut tenir compte, en plus du français, des autres langues parlées par les filles, lingala, kituba, lari. Cette richesse perdue en France (le breton ,l’occitan et d’autres langues locales), mais en train de se refabriquer avec les langues venues d’ailleurs et notamment d’Afrique, cette capacité à passer d’une langue à l’autre, à mixer, à déplacer, à jouer, qui est une forme de liberté.
"L’âge de la première passe" est aussi l’éclatante et délicate démonstration que la langue est intrinsèquement liée au corps, qu’on ne peut pas figurer l’un·e sans l’autre, et que figurer c’est justement rendre visible ce qui ne l’est pas, ce qu’on voudrait qui ne le soit pas. C’est aussi chercher une visibilité qui ne ressortisse pas du spectacle. Car les vies de ces filles ont quelque chose de spectaculaire. D’abord parce qu’elles sortent de nos habitudes, ensuite parce qu’elles sont une exhibition de corps humains-féminins par des hommes qui en sont les metteurs en scène et les maîtres absolus (propriétaires-prédateurs), enfin parce qu’elles dressent devant nos yeux des images inouïes convoquant répulsion et fascination.
Il faut pourtant dégager ce mot à tout prix, le chasser. Si le langage utilise des éléments spectaculaires, l’écrivain se fait complice.
Arno Bertina passe au crible de la dépossession son regard et son outil de travail. C’est troublant et beau. Un écrivain avoue sa peine (son labeur). Met en doute sa capacité à regarder et à comprendre. Perd son équilibre s’il traduit une forme de supériorité. Cherche non pas la justice (qui serait-il pour faire justice, et de quoi, et comment ?), mais la justesse. Évidemment Jean-Luc Godard me revient en tête, "ce n’est pas une image juste, c’est juste une image".
Il me semble qu’Arno Bertina s’emploie à ce travail : parvenir à montrer juste une image. Ne pas en rajouter. Peut-être d’ailleurs, est-ce ouvrir la voie d’une image juste. En tout cas, ce livre est la manifestation que c’est le travail de la langue qui fait la littérature, fiction ou non-fiction.

Arno Bertina, L’âge de la première passe, Éditions Verticales.

(1) https://remue.net/l-humanite-insurrectionnelle-d-arno-bertina

12 mars 2020
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