Anton Beraber | La Tourmente
La Tourmente
Le sexe dans le Territoire. Certains auteurs n’ont pas hésité à parler de puritanisme, impressionnés sans doute par le silence dont les occupants du Territoire font précéder leur réponse. C’est mal comprendre à quelle solennité les conversations d’ici sont tenues quand il s’agit d’expliquer le poids formidable de la chair sur l’esprit. On commente à voix très basse les bizarres accès de langueur qui frappent l’adolescent au lendemain des fêtes foraines comme on réciterait, intimidé par la présence certaine des dieux, les formules d’un mystère plus ancien qu’ils ne le sont. Il y aurait, dessous l’église de N., une grande Vénus d’os qu’un abbé de pas trente ans fit couvrir de goudron ; il y aurait, le long de la Tourmente, certaines herbes. Ici autant qu’ailleurs le désir inaccompli pourrait transporter des montagnes. A noter que la disposition même du Territoire, vaste étendue parsemée de hameaux solitaires, semble encourager fortement l’onanisme – et cependant, de temps à autre, de complaisantes auto-stoppeuses acceptent de brûler la chandelle par les deux bouts.
René Char
Une bibliographie pour l’étude raisonnée du Territoire : on n’en finirait pas. La liste qui suit distingue quelques auteurs qui, par expérience personnelle ou par une intuition géniale de ces choses-là, ont passé outre les lieux communs. Lisez, donc, les vers qu’Homère lui consacre au chant X de l’Odyssée, l’Ode IV de Pindare et les fragments des Phéniciennes de Sénèque, que nous transmet le scholiaste de Boden. Salluste, en racontant la jeunesse de Jugurtha, en trace une géographie succincte mais tranchée. César contre toute attente ne vous apprendra rien mais la Chanson de Roland ? Car le Territoire passe pour avoir englouti des armées et l’eau en garde comme un goût de fer. Marco Polo le mentionne à peine mais Abou El Fid paraît y avoir vécu quelques saisons de sa courte vie. Plus récemment : un certain Louis Poirier et Natsume Soseki. Je crois cependant que toutes ces belles pages seraient résumées sans perte, profitablement, par ce que René Char dit du travail de Braque – mots que je reproduis ici sans honte :
Le va-et-vient incessant de la solitude à l’être et de l’être à la solitude.
Que les bibliothèques du Territoire se refusent systématiquement à acquérir les œuvres complètes de cet illustre poète prouve suffisamment son immense pouvoir d’élucidation.
Les Pâques
Le Territoire, lit-on partout, se trouve au croisement de différentes traditions gastronomiques. On consomme les produits de la terre du nord, les tubéreuses qui gemment dans le labour noir et gras et qui, sous l’entaille, jutent un lait bleu ; on y brûle les longs lapins de prairie, pauvres en chair mais bons à parfumer les chorbas ; on descend des arbres, au dégel, de petites pommes dures qu’il faut patiemment râper. Pour les Pâques le père de Jean préparait un pâté fantastique, si riche qu’on n’en put refaire un avant 1949, le temps de. Pas de dessert : se défier de ces raffinements-là. Les gens du Territoire ont entendu parler de Byzance, de Grenade, des statues découpées d’Angkor Vat ; ils savent à quelle vitesse le goût de sucrer son yaourt vous pulvérise une civilisation.
Le dédale
La géologie du Territoire a suscité la curiosité des petits abbés de toile dure que l’en-dessous des chose fascinait vers 1930. Les rêves effarants que confessaient les paroissiens du Territoire répercutaient, ils le comprirent, par une sympathie universelle des corps les accidents naturels du sous-sol ; aussi organisa-t-on des descentes. Il semble – on n’a depuis guère avancé – que les gouffres communiquent entre eux, formant de longs réseaux dont l’Homme a su tirer profit. C’est sous la terre qu’à chaque grande invasion s’organise la résistance à l’occupant. Les tentatives pour cartographier rigoureusement le dédale se heurtent depuis la dernière guerre à la mauvaise volonté des anciens francs-tireurs, inquiets que les petits Obersturmführers de la prochaine puissent mettre la main sur de si profitables documents.