Brigitte Baumié | S’assoir sur les rails

Il n’est plus temps de tergiverser. C’est l’époque. L’heure est venue de titrer les livres à l’infinitif, un infinitif d’action et de résolution. D’Andreas Malm, Comment saboter un pipeline. De Brigitte Baumié, S’asseoir sur les rails – il faut empêcher de partir les trains qui emmènent leurs troupes d’hommes vers le front.
Le soldat autrichien Andreas Latzko, blessé en 1915, a écrit aussitôt Hommes en guerre [1], un ensemble de six nouvelles. Dans la première, « Le départ », la scène est située dans l’hôpital d’une petite ville à 50 km du front. Trois officiers privés de pieds, de jambes, donc délivrés des combats, devisent légèrement en présence de deux femmes, une infirmière volontaire, une épouse. Un quatrième officier, « compositeur d’opéras réputé dans le civil », ne participe pas. Pas de blessure physique. Choqué. Inapte au combat. L’infirmière demande, qu’est-ce qui est le plus affreux ? Soudainement il crie « ...il n’y a que le départ qui soit affreux, on vous laisse partir… C’est ça, c’est ça ! … qui est affreux. » Ses reproches s’adressent à sa femme, à toutes les femmes – qui lançaient des roses, qui agitaient des mouchoirs. « Je me disais : elles font semblant, elles se retiennent, mais quand on entendra le sifflet de la locomotive elles vont crier, nous arracher du train, elles nous sauveront ! Dire qu’elles auraient pu nous sauver et qu’elles se sont contentées de crâner… »
En face d’elles il y aurait eu tout cela, équipements, hommes, armes, matériels – transportés sur rails – des masses attachées les unes aux autres par rivets, par barres d’attelage. Et debout, assis, parlant, fumant, transportés, les hommes additionnés : grande masse.
Elles ne les ont pas empêchés de partir. Une simple observation qui matérialise d’un coup le poids des cadres mentaux et de la propagande qui les étaie. Qui traduit en masse, en physique, en tonnes, en milliers de tonnes, l’inertie produite par les esprits dominés et contenus.
Béatrice Baumié ressent le choc. En explore les résonances, les contrecoups. Les explore dans différentes consciences, différentes circonstances. Donne à entendre cinq voix, celles des femmes-plomb, de l’homme perdu, de la jeune fille, de l’homme de tous les jours, du contrôleur.
« Les femmes-plomb » :

Venez donc vous asseoir là
avec nous
venez toutes
venez avec votre poids de plomb
asseyez-vous
ne prenez garde
ni aux bruits de bottes
ni aux sifflets
ni aux cris
ne bougez pas
restez silencieuses
ce train-ci ne partira pas

C’est une règle des blocages non violents : des corps entrelacés, formant de longues cordes, des anneaux, pèsent trop lourds, leur masse ne peut être emportée dans les camions de la police.
Mais ce n’est qu’une des possibilités. Il y a aussi la fuite seul. « L’homme perdu » : il s’enfuit. Il suit la voie, se laisse guider par les rails. Très longue marche exposée aux éléments. Un effort coloré d’amertume.
Et puis, la voix de « la jeune fille ». Elle voit. Elle est la seule à voir un lapin qui est, qui sera sectionné par l’immense vitesse et masse du train.
« L’homme de tous les jours » – ce titre suffit à indiquer la distance qui ne sera jamais comblée entre ces deux échelles, notre quotidienne, faite des obligations enchaînées les unes aux autres – et les événements de la guerre. Un témoin impuissant, et qui simultanément sait et ne veut pas savoir.
« Le contrôleur » ? Il considère tout, actuel ou imaginaire, du dehors, non impliqué – il est celui qui peut porter une conclusion cynique. Écoutez-le :

Les trains partent
sur le quai restent des débris
miettes
poussières
salissures
petits morceaux de passages
bribes d’existence
déchets d’adieux

– finalement une image de toute-puissance.

Brigitte Baumié nous donne un texte unique dans sa manière de juxtaposer plusieurs sortes de vies de l’esprit et l’énormité de la puissance matérielle.
Et quand on quitte le livre, qu’on y revient, le regarde à nouveau, on peut prendre ses cinq parties comme autant d’hypothèses de lutte et d’existence. Nous sommes d’autant plus libres.


Brigitte Baumié : S’assoir sur les rails, Éditions Bruno Doucey.
Bilingue français/LSF. Traduit vers la langue des signes française par Brigitte Baumié, François Brajou et Aurore Corominas. Les dernières pages offrent des QRcodes qui donnent acçès aux vidéos.

En logo, photo de Clémentine Mariuzzo - voir l’article de Rose-Amélie Bécel, Politis, 26 mai 2023 à propos du blocage, en mai 2023, de l’AG des actionnaires de Total ; blocage organisé par Alternatiba Paris, les Amis de la Terre, Attac, Greenpeace France, 350.org et Scientifiques en Rébellion.

Laurent Grisel

25 octobre 2025
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[1Hommes en guerre (Menschen im Krieg, Rascher-Verlag Zürich 1917), traduit de l’allemand par Martina Wachendorff et Henri-Frédéric Blanc, introduction de Romain Rolland, avant-propos d’Henri Barbusse, postface de Marcel Martinet, éditions Agone, 2003, 2014 https://agone.org/livre/hommesenguerre/.