chat-qui-dort-dans-un-atelier

Aujourd’hui je suis capable de me voir, comme depuis un point surélevé : je me tiens debout sous le préau qui sépare les CM1 des CE1 dans mon école de la route de Nort. Le bâtiment des CM1 est plus récent que l’autre, et c’est un maître qui s’occupe des grands (neuf ans), alors qu’une maîtresse s’occupe des petits (sept ans). Cela doit marquer une différence de statut.

Jean-Michel Denieulle, avec qui je chahute et à qui je lance des piques, pointe le doigt vers moi en criant : « Eh, Chatelier, le chat qui dort dans un atelier ! » Je regarde Jean-Michel Denieulle, son visage poupin transfiguré, incapable d’interpréter l’invective : est-ce une injure ? et de quelle sorte une injure ? Est-ce un constat ? une malédiction ? Suis-je censé sommeiller à brûle-pourpoint avec un air félin la plupart du temps ? Et qu’est-ce au juste qu’un atelier ? un atelier de quoi ? de jardinier ? de pêcheur ? Je visualise un appentis poussiéreux, au sol de terre battue, rempli de caisses et d’outils et de vieilles planches, dont l’unique fenêtre laisse passer les rayons du soleil qui découpent en deux la rondeur d’un chat sur une toile de jute. Cela sent comme les cabanes abandonnées. Je voudrais un tel endroit pour refuge, un jour y habiter.

Un chat est poilu. Mais un chat est calme, apaise (surtout s’il dort). Et j’aime les caresser, dormir avec. Mais un chat est un animal : cela n’a rien à voir avec un homme - ou même un enfant ? (Un homme et un enfant, ce ne sera jamais la même chose.) En tout cas un chat qui dort n’est pas une figure monstrueuse. C’est, dira-t-on, un être intermédiaire. Mais comment pourra-t-il sortir lorsqu’il se réveillera, enfermé dans l’atelier ?

Idiot, je regarde Jean-Michel Denieulle. Il a désagrégé mon nom avec une facilité déconcertante, comme s’il avait révélé ce qu’il recelait vraiment, comme si mon nom propre avait été partie d’une entité plus vaste, d’une suite de noms communs, suite d’images ou de rêves, agrégat. Jean-Michel Denieulle a ce pouvoir. Je ne suis pas ce que je suis présumé. Je m’en doutais un peu mais j’avais besoin de cette preuve, de ce signe pour mettre mon existence à zéro. Je porte un mot-valise qui pourrait s’accommoder autrement : « château-d’eau-fou-à-lier », « chapeau-hâte-d’escalier », « charcuterie-les-yéyés » etc. - le reste à découvrir quand je serai grand.

À cause de Jean-Michel Denieulle (grâce à lui), j’ai rompu avec l’univoque. Je suis une partie du monde. Je peux le voir. Jamais plus je ne quitterai le multiple, au risque d’une singulière confusion, au risque de ne plus savoir quelle couleur a mon pelage.





































26 mars 2006
T T+