A propos de Pas le bon, pas le truand par Sébastien Rongier
Suite à l’invitation de Patrick Chatelier à évoquer son dernier livre Pas le bon, pas le truand paru aux éditions Verticales à la librairie L’Atelier à Paris, voici ma petite intervention.
Réfléchissant sur les formes de l’art contemporain, j’avais proposé le mot-valise cinématière pour évoquer la relation entre certaines installations vidéo et le cinéma [1]. La cinématière est ici à entendre comme un mode de relation esthétique et critique à l’image cinématographique. Elle devient un véritable matériau de travail, une matière d’image, un corps à la fois générique et inachevé produisant d’autres formes à partir d’un impensé de l’image… producteur de fantômes et donc de récits.
Le dernier roman de Patrick Chatelier s’inscrit dans cette veine. Il n’est pas une installation vidéo, ne cherche absolument pas à l’être. Mais les propositions esthétiques ne se réduisent pas à un espace artistique, elles suivent les courants souterrains qui produisent les œuvres. Le cinéma (un film en particulier, des images autant que son imaginaire) n’est pas ici un prétexte pour la littérature mais un préalable, une matière d’œuvre qui travaille à partir d’un écart, d’une distance… l’écart littéraire étant, à partir d’un visible, manière d’inventer un im-prévisible, c’est-à-dire d’écrire.
De quoi s’agit-il ?
De quoi, ou de qui est-il question dans ce livre ?
D’un idiot. Il y a, d’abord, un idiot enfermé dans une boîte, une cabane en forme de boîte à images où s’agitent des fantômes et forment une trame narrative absorbant littéralement le spectateur. C’est donc d’abord une surface-image (réminiscence lucrétienne page 23 [2]) avant la boîte noire cinématographique symbolisée par la cabane qui est à la fois lieu de production et de réception des images (camera obscura et salle de spectacle) [3], espace archétypal où se produisent et se diffusent des formes sans consistance c’est-à-dire un monde de « magie fantomatique » (p. 42).
Dans cet espace, ce monde fermé, ouvert sur un ailleurs étrange, l’idiot devient un principe oculaire : il voit l’autre de l’image autant que son autrement.
Se développe donc dans ce livre une véritable éducation narrative au regard. L’expression peut paraître paradoxale mais elle opère ce maillage qu’est la cinématière comme acte esthétique :
« De cette nouvelle vision tu ressors un peu plus hébété, fragile comme les corps hébétés de chagrin, jambes en coton, coeur en loque, et tu regardes depuis ta cachette la scène dont rien n’a changé, quatre statues de cire formant une tablée, quatre convives qui ne pleurent personne avec leurs larmes de cire, ne sont les effigies d’aucun mort, n’espèrent aucune résurrection, attendent simplement et depuis longtemps et sans se lasser : on ne sait quoi.
Mais si tu regardes mieux, si maintenant tu t’extirpes totalement du songe, si tu chasses les restes de vision sous la cire et le sel, tu constateras qu’en réalité quelque chose a changé. Georges Butler. Regarde Georges Butler. » (p. 102)
L’expérience littéraire de Pas le bon, pas le truand, au-delà de l’instance narrative est expérience nouvelle du regard. Elle repose sur un principe de l’entrevue/e c’est-à-dire une mise en tension dialectique du matériau filmique de Sergio Leone.
L’entrevu/e est à la fois une expérience fragmentaire (une expérience du fragmentaire), un aperçu du visible. Disons qu’on aperçoit toujours un film et que, pour voir Le bon, la brute et le truand, il faut relire Pas le bon, pas le truand c’est-à-dire transformer l’expérience du voir et du déjà-vu non pas en forme de reconnaissance mais en une expérience esthétique. C’est-à-dire une connaissance. En cela l’entrevu devient entrevue c’est-à-dire dialogue et interrogation, expérience littéraire.
Deux pistes à suivre sur le terrain de l’expérience esthétique :
D’abord un mode d’appréhension de la brute par la nomination. Dès le titre, la brute est figure absente, espace de retranchement. En somme, dès le départ du livre, au frontispice du récit, la brute est un négatif absolu. Il n’est ensuite affirmé (si l’on entend la nomination comme une affirmation sinon de l’existence au moins de l’existant) que par l’évitement et l’idée d’absence. Sa nomination est toujours différée, éternellement pronominalisée par ce « elle » qui devient une figure allégorique de la mort dès la troisième page du récit) [4].
Ensuite, l’enjeu de l’entrevu/e me semble particulièrement significatif lors du passage central du tir : duel entre la brute et Georges.
Comment envisager littérairement le pont de tension maximal d’un duel, celui qui précède le coup de feu ? Quel climax inventer ?
Dans le cas de Patrick Chatelier, il s’agit de scruter les possibles d’un geste et d’inventer une véritable généalogie. La puissance de la littérature est ici de prendre une cinématière et de rendre possible une tension dramatique par creusement d’un impensé de l’image : partir de quelque chose qui se fige et procéder par étirement maximal : ce ralentissement sur onze pages (de 106 à 116 avec un seuil page 110) est une percée littéraire au cœur d’une absence (une autre). C’est une archéologie littéraire, la carotte d’un inconscient filmique au départ de laquelle on trouve un père : un geste transmis comme un abandon inscrivant en creux l’échec et la mort en héritage. Au bout du geste que le père n’arrive pas à transmettre parce qu’il est en train de mourir, parce que le fils n’est pas doué, au bout de ce geste décrit, pensé jusqu’aux plus profondes intentions se trouve, comme déposée, quasiment en préambule, la mort de Georges (p. 116).
« Georges laisse tomber le bras pour dégainer dans le même geste, tout en souplesse et fluidité comme son père lui a appris avant de mourir et ce fut sa dernière leçon : ne pas se précipiter, débuter sur un relâchement extrême, un abandon »(p. 110)
... et le texte continue ainsi sur des pages à creuser une analogie visuelle (un geste) par une comparaison littéraire (comme son père) pour faire naître sous les yeux du lecteur le travail de l’écriture.
... et c’est sous le regard d’un idiot qu’on voit naître ces fantômes dans le geste desquels la lignée sacrifiée était déjà déposée.
On lira également sur remue.net un extrait de Pas le bon, pas le truand et une lecture du roman par Dominique Dussidour.
[2]
« Qu’y a-t-il dans une rivière ? L’idiot ne le sait pas puisque c’est un idiot. Un idiot ne voit jamais sous les surfaces : il reste devant à regarder, guetter, se balancer pendant des heures en singeant son reflet. Il voit seulement ce qui sort de la rivière, bouche ouverte. (...) Il voit bien qu’il pourrait voir autre chose. Là-dessous des créatures vivent et se répondent, toute une architecture fragile d’herbes et de laitances, d’épluchures et de mollards tenus par les bulles, les remous, les vaguelettes, par la façon dont l’eau se rassemble en goutte, puis en flaque, en rivière, puis en mer peut-être (si un jour tu vois la mer), espèce de couvercle pour un monde à la fragile architecture. » Patrick Chatelier, Pas le bon, pas le truand, Paris, Verticales, 2010, p. 23
[3]
« Quand, après deux heures, ils finissent par ouvrir la porte de la cabane, ils demandent si ça lui a plu. Ebloui, il hausse l’épaule et s’éloigne en zigzaguant la gorge nouée. Il a vu des choses extraordinaires dans cette cabane. Derrière les cent pas fantomatiques du trappeur, fondus aux braises de la cheminée, s’entendant sur le mur jusqu’aux poutres, des univers ont surgi pour le happer. » (p. 41)
[4]
« Elle vient. Oui, elle vient. Elle devait venir. » (p. 15)
« Elle vient. Oui. Elle est venue. Comme elle l’avait promis. » (p. 49 et suit une multiplication des figures)
« Elle est venue, la brute. Oui,comme elle devait venir. » (p. 151 et suit une description de ses actions)
Tous ces débuts de chapitres travaillent la répétition et le jeu de variation sur ce thème de la figuration de la mort en brute sordide.