Instin Textopoly 1 — les Transmissions
Il y a la ville telle que le visiteur ou le résident la connaît, toujours partiellement, jamais totalement mais dont il peut faire et communiquer l’expérience, ce qu’on appelle habiter une ville. Il y a une autre expérience urbaine, ni partielle ni totale, où la résidence s’inscrit dans la perpétuité du changement, ce qu’on appelle hanter une ville (la forme d’une ville). Hanter, c’est n’opérer aucune discrimination. Hanter, c’est inventer le paysage au fil de son apparition. Hanter, c’est se placer co-créateur des choses apparues en déniant tout pouvoir (toute autorité d’auteur) sur elles.
Nous avons réuni suffisamment d’indices pour savoir qu’un tel processus est en marche, ici même.
Mais il nous faut d’abord revenir en arrière. Revenir au jour où tout commence : notre première visite à la caserne de l’ancienne École d’Application de l’Infanterie, au bout de l’avenue Lepic taillée pour livrer passage aux chars.
Devant les grilles nous attendons notre rendez-vous, qui semble en retard, mais après quelques minutes nous nous apercevons qu’il est déjà à l’intérieur : c’est le gardien, qui n’a pas été informé de notre venue. Il nous ouvre pourtant, et bien volontiers. C’est qu’il est curieux de notre intérêt pour la chose militaire en général, pour l’EAI en particulier. Nous discutons sereinement alors qu’un soleil d’hiver peine à percer les volutes humides du petit matin, mourant.
Le gardien, M. D., nous apprend qu’il a été élève dans cette école et même, à la fin, seconde classe... mais ça, juste avant la fermeture. Car l’école est donc fermée, il n’y a plus personne, il n’y a plus que lui, reconverti après la retraite dans une société de gardiennage : toujours un uniforme, de bonnes chaussures, des trucs qui pendouillent à la ceinture.
L’école fermée, ce sont les gens partis, les odeurs et les sons arrêtés, les bâtiments comme les hommes rendus à leur solitude, à leur inutilité. Le lieu est désolé. D’autant plus désolé qu’il est immense, non pas construit à hauteur d’homme mais peut-être à hauteur de nation, une ville complète, trente hectares en centre-ville autour du « fait militaire »...
Et plus encore, pas seulement de l’être-militaire mais du devenir-militaire, car nous sommes dans un centre de formation. Un centre de formation abandonné, un centre de résidence abandonné, une ville dans la ville peuplée de fantômes.
Notre guide nous montre le placard aux clefs : sur une vaste carte, un plan de masse, chaque bâtiment supporte une épingle où sont suspendues toutes les clefs dudit bâtiment, c’est-à-dire des centaines de clefs. Nous en soulevons quelques-unes, nous visitons d’abord l’EAI par le dessus, sur un plan de clefs, les clefs recouvrant les noms qui, nous le sentons, vont devenir pour nous des lieux d’extrapolation et de création.
Nous naviguerons ainsi sans cesse de la réalité abrégée à la fiction infinie, entre l’EAI, ses pierres et ses silences, et Textopoly où nous la dédoublerons. Nous naviguons sans cesse entre réalité et fiction, et ce décalage n’est pas seulement visible ou palpable par les monstres qui pourraient sortir brusquement de nos cerveaux, de nos yeux ou de nos appareils mécaniques (appareil photographique, dictaphone, carnet, crayon), il est également personnifié par notre guide lui-même, que la visite émeut et excite tout à la fois. Une partie de sa vie se trouve scellée dans ces murs et pour lui, parcourir ces lieux en nous les présentant, en se les remémorant, est visiblement une épreuve et une joie mêlées.
Nous entrons dans le musée, qui était l’unique lieu accessible au public et qui est lui-même, encore, un autre lieu unique dans le lieu unique, une autre hétérotopie dans l’hétérotopie. La lumière éteinte (pas d’électricité), nous parcourons les salles vidées de leurs pièces muséales, dont il ne reste que la structure : les vitrines ouvertes, les décors eux-mêmes fantomatiques : terrain de manœuvres ou de guerre du monde entier, depuis les espaces enneigés des cercles polaires ou des montagnes, jusqu’aux étendues sableuses des déserts d’Afrique ou d’Asie. Là devaient se trouver les armes ou les uniformes d’une histoire de l’armée et du combat, avec cette nuance de la présentation patrimoniale, comme une collection de jouets, comme des GI Joe qu’on aurait évacués ou dérobés. Ici, la reproduction de traces de bottes dans la neige, des crampons... là, un décor végétal, et on a laissé les plantes scarieuses ou épineuses des déserts.
Dans l’obscurité, ce sont nos propres images que les vitrines heurtées par nos flashs nous renvoient.
Nous découvrons la chapelle où toutes les religions tenaient office à tour de rôle, près du pylône des transmissions ; puis le cinéma qui porte étrangement l’inscription CARABINIERI. Nous pensions à une délégation italienne, mais non : c’est un décor de cinéma pour un film qui a en partie été tourné ici après la fermeture. Les gigognes s’affolent ; réalité et fiction sont maintenant totalement embrouillées.
Nous visitons le bâtiment de commandement « Languedoc », la salle informatique, le bureau du Général avec une porte murée (?), et les fils arrachés, les armoires vidées, les portes entrebâillées ; un coffre-fort abandonné.
Nous passons à côté de l’ordinaire, qu’on appelait Sidi-Brahim, et le long des salles de sport, des garages, de l’infirmerie, du foyer, et des logements des « trouffions » aux noms évocateurs de Provence, Picardie, Bourgogne…
On nous dit qu’il y a encore des espaces accessibles dans l’autre secteur de la caserne, dont une grande partie a été ouverte au public, le parc Montcalm (stades et parcours du combattant ou piste d’audace) ; il faudra donc revenir pour le mess et surtout la villa, la villa du Général – tout l’état-major résidait sur place, y compris le plus haut gradé, le Général en personne.
Cette visite nous comble, car de nombreux éléments coïncident avec la figure protéiforme du Général Instin.
« Oui, nous dit le gardien, il y a des souterrains à l’EAI. » Mais nous savons déjà que les souterrains ce sont nos textes, nos images et nos sons qui tenteront de saisir l’état d’entre-deux, plus déjà une école d’infanterie appartenant à l’Armée française ; pas encore un ensemble de bâtiments à vocation sociale, locative, artistique, de loisirs et de formation dévolu à la ville de Montpellier. Une ville miniature, saisie dans l’instant. Machine en marche.
« À propos vous étiez dans quelle armée, vous ? » Personne ne répond, car aucun d’entre nous n’a fait l’armée.
Les Transmissions
Rappels concernant la lecture sur Textopoly : utiliser la molette de zoom à gauche ; se déplacer en cliquant-glissant sur des cases pleines ; faire un double-clic sur une case afin de s’en approcher ; pour écouter un son, cliquer sur l’icône orange de Soundcloud.
Deuxième monument GI en cours de construction sur Textopoly, les Transmissions se découvrent à partir de leur centre, près duquel on aperçoit (en dézoomant) leur « carte d’identité » composée, comme pour chaque monument, de photos aériennes et de cartes du site réel, le bâtiment des transmissions de l’EAI à Montpellier avec son pylône.
Un monument peut se comparer ici à un livre cartographique possédant diverses zones (ou chapitres). Voici les sections principales des Transmissions :
– Le filaire du jardin des plantes de Montpellier, arbuste tricentenaire qui sert d’arbre à souhaits et boîte aux lettres des amoureux. Cet espace des Transmissions est dédié aux messages et souhaits instiniens, où l’on peut déjà lire des extraits de Frédérique Cosnier, Sereine Berlottier ou Christophe Manon. Nous avons laissé vide une grande part afin de procéder par invitations ou comme exercice en atelier d’écriture : chacun peut proposer des messages, par exemple en laissant un commentaire ci-dessous à la fin de cet article.
– Les testaments, d’Antoine Dufeu sur bande sonore de Valentina Traïanova, dont un extrait était paru sur remue.net sous le titre Palimpseste testamentaire du GI. Le texte de départ est plus fourni que cette adaptation, qui en reprend cependant la quasi-totalité des dix-huit testaments.
Textopoly, nous le découvrons en faisant, modifie le rapport à l’écriture et incite à l’éclatement et au fragment.
– Ma villa est une ville, texte de Patrick Chatelier. Tentative apparemment contradictoire avec l’assertion ci-dessus, mais s’il s’agit d’un texte bref. Il était important de marquer les monuments GI d’éléments récurrents, et de faire écho sur ce support inédit à une certaine tradition littéraire : chaque monument contiendra une nouvelle originale avec le personnage du Général dans l’Espace Autonome Instinien.
– Les transcommunications, communication avec les morts au moyen d’appareils électroniques. Les images sont extraites d’une vidéo de Jean-Gabriel Lopez, la chanson est signée Alexis Forestier sur des paroles d’Olivia Rosenthal – éléments empruntés à la performance Es-tu là, O. Rosenthal et P. Chatelier, Anis Gras, Arcueil, 2008.
– Diverses trouées, notamment le pylône de l’EAI et la sonde Pioneer Instin, perdue à jamais dans l’espace, version langues des signes et des signaux. Ou encore les balançoires abyssales au bas du monument, par exemple ici.
À noter : chaque extrémité des antennes des Transmissions, sur tous les côtés, envoie un son pour qui saura entendre, sans espoir de réponse.
– Enfin, des galeries relient certains monuments, ici les souterrains entre les Transmissions et le Cinéma.
avec Benoît Vincent, Éric Caligaris, SP 38, Patrick Chatelier