Christophe Grossi | La ville soûle


Christophe Grossi, La ville soûle, Publie.net, collection Temps réel, 2020
https://www.publie.net/livre/la-ville-soule-christophe-grossi/



Présentation par l’éditeur

Quel est le nom de cette ville qui brûle en moi ?

Que ce soit lors de ses errances citadines, ses voyages souterrains ou hors la ville, Christophe Grossi aime observer ce qui nous relie ou nous oppose. Au fil des rencontres fugaces ou vivaces, des moments de tension ou d’apaisement, il s’interroge sur notre présence au monde, notre immobilité en mouvement et nos désirs de fuir. Si la ville fascine, elle peut griser aussi. Et dans nos va-et-vient, comment habiter les lieux traversés, quel que soit le mode de transport choisi ?

Dans ce récit qui procède par fragments, où les voix convergent et se complètent, une galerie de portraits se construit. Une nouvelle carte apparaît, faite d’itinéraires réels ou imaginaires, le long desquels les absents hantent les vivants. Et chaque trajectoire prend la forme d’un possible soubresaut.

La ville soûle n’est pas un récit de voyage au sens propre : c’est une métamorphose.




Extrait


Habiter les verbes partir et revenir, en nommant le lieu où tout commence et celui où tout se termine : « ici commence, le voyage ici commencé », « ici se termine, le voyage ici terminé ».

Nommer ce lieu, connu ou seulement traversé, même effleuré ou mal-aimé. Le désigner : « toi là oui toi c’est de toi que je parle et c’est à toi que je m’adresse ». Même si personne ne répond jamais.

Indiquer à soi-même ce que les flèches plastifiées ou cartonnées, panneaux, affiches et écrans nous signalent du haut de leur solitude, de leur usure, de leur sortie d’entrepôts, dans leur langue aveugle, leurs couleurs sourdes. Prononcer ces quelques mots en s’approchant d’une porte afin de se donner l’impression de tourner le dos au dehors même si ça ne marche jamais vraiment comme ça.

Avancer. Tant pis si ça résiste ou cogne.

Ne nous laissons pas distraire par nos possibles démissions.

Croire à la désignation du lieu comme d’autres nous demandent de ne pas oublier de présenter le billet qui semble contenir tant de vérités pour ceux dont c’est le métier de contrôler. Ne pas penser à ces traces visibles qu’on porte sur soi, qu’on fait valider, ces laissez-passer de soi-disant propriétaires du mouvement.

Chercher le nom propre de ce lieu, là où tout commence ou bien se termine, ce lieu qui vient donner chair à cet instant de l’entre-deux. Oui, continuer à chercher l’endroit où se glissera le verbe partir, où s’immiscera le verbe revenir, où s’inscrira le début ou la fin probable d’une histoire, celle d’un voyage, là où nous nous sommes un temps établis en lui.

Ça ne dure jamais si longtemps ? Nous croyons ça mais c’est faux.

Tout n’est que rushes et découpages, scènes de films, montages, image par image, seconde après seconde, que nous faisons sans savoir, sans chercher à savoir.

Ne pas s’écouter, ne pas écouter la rumeur en soi, ne pas en avoir honte ni peur, savoir ce que nous sommes en train de faire à cet instant précis, avoir conscience que si nous sommes venus longtemps avant le départ c’est bien pour désigner le moment du partir et du revenir par des verbes forts en tentant de les habiter au mieux – comme on aimerait habiter le mouvement, pleinement, d’un simple coup d’œil.

Et tant pis si ce geste soudain et cette parole errante provoquent des ruptures dans la cadence, des ralentissements, des soupirs et quelques collisions de valises à roulettes.

Nommer le lieu du partir-revenir en le photographiant. Ressentir ce besoin urgent. Prendre un peu de son espace et l’enfermer dans son espace à soi, le figer, le rendre vivant malgré la fixation, le refléter. Nommer le lieu par l’image puis pointer deux lignes sur le sol, même imaginaires, même si elles sentent la pisse ou la Javel, celle du départ et celle de l’arrivée.

Hésiter entre sortir fumer ou partir devant. Regretter ce moment d’hésitation au moment de quitter la ville, quelle qu’elle soit, celle qu’on arpente pour la dix-millième fois, qu’on empreinte un week-end, qu’on foule en rêve.

Avoir conscience que c’est lui, cet accroc dans le mouvement, qui est la cause de notre besoin de nommer, de capturer, de saisir, d’emmener avec soi ce qui ne voyage jamais : le hall d’une gare ou d’un aéroport, le quai d’un RER ou d’un train.

Craindre pourtant de faire marche arrière. Sentir la peur avancer en nous, la peur d’avoir oublié quelque chose derrière nous.

Et si c’était la dernière fois ? Dans quel état avons-nous laissé notre matière ?

Se surprendre à feindre la désinvolture face au reflet dans la vitre alors que l’inquiétude sourd : lequel de nous, dedans, ne partira jamais ? Lequel de nous, dedans, oublie, se perd, s’ignore ? Lequel de nous, dedans, voyage déjà avant même d’être parti ? Lequel de nous, dedans, a faim de musiques et de mouvements ? Lequel de l’autre, dedans lui aussi, pense à sa disparition ? Lequel de l’autre, dedans toujours, n’est jamais présent, n’est jamais là où il devrait se trouver ?

Capturer, nommer, dire puis l’écrire, quitte à regretter de pincer ceux qui.

Le dire quand même à quelqu’un, à quelqu’un d’autre qu’à soi, à quelqu’un qui ne serait pas un de ceux qui se logent en nous et que nous croyons connaître, le dire sans blesser ceux qu’on voudrait préserver, l’écrire afin que ce qui a été nommé ne nous appartienne plus, comme cet entre-deux qu’on ignore souvent, qu’on oublie.

Nommer cette force, ce désir irrésolu qui nous pousse à revenir plus tard, par le verbe et l’image, par le verbe ou l’image, qui nous conduit là et nous fait dire : c’était donc toi ?

Nous faisons si souvent fausse route.

Une fois la ligne rose quittée, foncée, défoncée ou la turquoise ou la rouge sang, une fois franchis portiques, escaliers mécaniques ou non, couloirs, hall, contrôles, privilégier les mouvements, les déplacements.

Ne rien laisser au hasard.
S’engager.
Faire le tour, des boucles, des huit.
Chercher le point de fuite, l’issue de secours, la fente où se glisser.
Ne pas se mêler à la foule, non, ne pas se retirer d’elle non plus.
Observer le plus possible.
Et continuer à chercher un point d’appui entre soi et la foule, entre soi et le monde, entre soi, soi et soi (celui qui est parti, celui qui part et celui qui sera bientôt parti ne sont qu’une seule et même personne mais plurielle) jusqu’à sentir s’éloigner l’inquiétude, jusqu’à se sentir vivant entre ceux qui restent et ceux qui partent ou reviennent.



(« Habiter les verbes partir et revenir » est extrait de la troisième partie (« Bouge de là ») de La ville soûle)

9 juillet 2020
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