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remue.net reçoit... L'Animal
un entretien Emmanuel Laugier - Jean-Luc Nancy sur la poésie

 

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L'Animal existe depuis 1996, paraît deux fois par an et en est à son n° 15. On la trouve dans quelques bonnes librairies, pas toutes, ou bien en écrivant à lanimal[@]voila.fr - On y trouve en épigraphe une phrase de Rainer Maria Rilke : "Ce qui est au-dehors, nous le savons uniquement par la face de l'animal."
"L'Animal, littérature, arts & philosophies" inclut toujours un Cahier central, consacré à un auteur. J'aurai l'honneur d'être leur prochain invité. Avec leur permission, nous reproduisons, pris au Cahier Jean-Luc Nancy du dernier numéro, l'entretien avec Emmanuel Laugier. Au sommaire, un texte inédit de Jean-Luc Nancy, un autre entretien (avec Philippe Choulet), on vous recommande donc de vous reporter au numéro tout entier.
Nous complétons cet hommage par un très court extrait d'une suite violente, magnifique et tenue d'Antoine Emaz : "Peur 1 / 2 / 3 ". F Bon.

Penser la poésie, avec Jean-Luc Nancy
La réflexion sur la poésie n'est pas absente de remue.net, à preuve ou l'ensemble donné par Jean-Marie Barnaud "Destabilisation de Monsieur Jourdain" ou encore la contribution de Philippe Beck "Du risque étendu."
On connat également Emmanuel Laugier comme poête, critique au Matricule des Anges, mais aussi comme l'auteur des postfaces des ensembles proposés par Prétexte éditeur sur la poésie contemporaine.
Quant à Jean-Luc Nancy, on ne le présente guère. Outre une chronique sur "La communauté affrontée", remue.net a relevé son hommage à Maurice Blanchot.
La revue L'Animal, dirigée par Thierry Hesse, a dans son numéro 14/15 de cet été, rassemble outre un dossier intitulé "Nu" des textes du philosophe et deux importants entretiens dont celui qui suit avec Emmanuel Laugier, que leurs auteurs et la revue ont bien voulu nous confier. Qu'ils en soient chaleureusement remerciés.
Ronald Klapka

à lire aussi :

Mémoire du mat, par Emmanuel Laugier, avec Vers la syncope, de Jean-Marie Barnaud, et un commentaire de Philippe Rahmy.

Jean-Luc Nancy / Le sens du monde, par André Hirt

De la poésie
entretien Emmanuel Laugier - Jean-Luc Nancy

 

 

Jean-Luc Nancy, la question qui me vient d'abord, et très directement, tourne autour d'une origine : qu'elle soit celle de l'écriture, ou de la lecture d'ouvrages de philosophie, de poésie, des essais sur les arts, etc., je me demande comment on en vient à l'approcher en soi et comment, plus précisément, Jean-Luc Nancy est-il venu à la poésie ? Est-ce la philosophie - qui n'a cessé, on le sait, d'avoir avec elle un rapport passionné et amer, de l'exclusion que lui réserve Platon dans La République (en dehors, il est vrai, de Pindare) à son autodissolution dans le système hégélien, voire même jusqu'à la lecture si complexe en un sens que fait Heidegger de Hölderlin - qui a décidé de sa lecture ou, précisément, à un moment, une pure rencontre de quelques vers au hasard d'un livre ouvert, telle strophe, quelque chose comme une lecture sidérée ?...

D'où m'est venue la poésie ? M'est-elle seulement venue ? Je n'en sais rien. Il se trouve que j'ai écrit quelques textes sur la poésie, et aussi frôlé certaines manières poétiques dans quelques petits textes, mais cela a été tardif chez moi et m'a demandé deux choses: d'une part d'avoir à répondre à un sentiment de nécessité, celui de devoir en quelque sorte défendre la poésie chez les philosophes, - d'autre part de pouvoir me libérer d'une certaine gêne, honte ou pudeur, à lécher la retenue du concept et à risquer ce que Bataille nommait "la tentation gluante de la poésie". Chacun de ces motifs demanderait un long développement. J'essaierai de ne pas être excessif.
Mais d'abord je veux situer un trajet, du reste très banal: comme tant d'autres, j'ai commis dans ma jeunesse une grande quantité de "poèmes". J'y passais même beaucoup de temps entre 13 et 23 ans, à peu près. C'est banal, mais cette banalité est parlante: elle désigne un modèle et presque une imposition, voire une injonction de la poésie dans notre culture. Aujourd'hui peut-être un garçon de 13 ans est-il moins soumis à ce modèle, mais il me semble qu'il n'en subsiste pas moins. crire, c'est écrire un poème. Lire, en revanche, ce serait plutôt lire un roman - du moins s'il s'agit de la lecture silencieuse et absorbée dans son "lu", si j'ose dire. Mais lire un poème c'est déjà lire à haute voix, c'est à réciter, sinon "déclamer", et cela aussi appartient au modèle. L'aède, le troubadour, "je dis: "une fleur"... , "de la musique avant toute chose... ", il me semble que le canon esthétique de ma jeunesse (qui était très inculte, très fruste en fait dans ces domaines et dans l'art en général) tenait sur ces repères. Mais je montrais peu mes poèmes, je sentais leur médiocrité tout en m'y acharnant, et en même temps c'était l'exercice du discours et de la pensée qui me permettait de parler au-dehors. Je pourrais dire: la passion logique était en moi claire et communicable, la fièvre poétique obscure et honteuse. Un jour je me suis fait sévèrement renvoyer par un auteur et critique littéraire d'alors à qui j'avais montré le manuscrit d'un recueil. J'en ai conçu ce que j'appellerais "le complexe de Kant" : Kant se jugeait incapable de bien écrire, et j'ai même naguère fait toute une étude sur ce trait dont on peut montrer qu'il touche à beaucoup d'autres dans sa pensée. Je dis "complexe" pour jouer, car je pense tout simplement qu'on est philosophe ou poète et très rarement sinon jamais les deux, et cela pour des raisons fondamentales, dont nous aurons peut-être à reparler.
Ensuite il y a eu pour moi la rencontre si importante de Philippe Lacoue-Labarthe et la collaboration avec lui (qui n'est pas terminée, car nous pensons faire ensemble quelque chose... sur la littérature, précisément!). Philippe était au contraire partagé entre philosophie et poésie. Quand je l'ai connu, il venait de publier des poèmes, comme il l'a fait à nouveau il y a quelques années. Dans son travail philosophique, je dirais que la rigueur du concept est toujours prête à tourner en sévérité pour la philosophie en tant qu'elle s'approprie (le sens, la vérité), et de ce fait à indiquer la poésie comme la vérité d'une reconnaissance de l'inappropriabilité. Ce serait la vérité de Hlderlin contre celle de Hegel, thème d'innombrables discussions entre nous. Mais cela comporte aussi condamnation de la poésie jugée elle-même appropriante: par exemple Char, auquel m'avait initié, un peu plus tôt, un autre grand ami, François Warin, qui m'avait aussi fait connatre Heidegger. Peu après, faire connaissance avec Jacques Derrida c'était rencontrer une autre configuration encore: disons, celle d'un frôlement continu doublé de déhiscence permanente entre poésie et philosophie, et cela sur deux plans simultanés, de pensée et d'écriture, eux-mêmes accolés comme revers et avers...
Voilà le contexte, et je crois qu'il n'est pas anecdotique. C'est le contexte d'une philosophie en proie à une interrogation très puissante, venue d'elle-même, sur sa propre " forme" ou "écriture ", c'est-à-dire évidemment sur le " fond " de son enjeu, qu'on le nomme sens, vérité, logos ou encore "pensée " au sens de Heidegger (chez qui tout cela était in nuce). Et cette situation nôtre, je la retrouve aussi bien, diversement modulée, chez Deleuze ou Badiou ou Rancière.
Je pense qu'il se joue là-dedans une grande et interminable partie, commencée en effet avec Platon comme vous le rappelez. Ce n'est pas le lieu d'en traiter ex professo. C'est plutôt le lieu d'essayer, comme je fais, de nouer ensemble les traits d'une imposition culturelle, doublée d'un malaise, et d'une inquiétude de la pensée, doublée d'un désir, pour simplement désigner ceci: avec la "poésie ", nous n'en avons pas fini, que nous la hassions (Bataille, Artaud) ou que nous la vénérions. C'est à cela que j'ai fini par vouloir consacrer quelques petits textes, à ce motif (même pas une idée!) dont le titre "résistance de la poésie " rend bien compte.
Au cours de ce trajet, en effet, j'ai été de tous les côtés : j'ai fait de la philosophie, j'ai tout de même risqué quelques "poèmes " (sit venia verbo), j'ai joué et joui à composer une parodie complète de La jeune Parque ("La jeune carpe ", dans un volume collectif dirigé par Philippe et par Mathieu Bénézet sous le titre Haine de la poésie), et enfin j'ai éprouvé la "résistance " en question. (Mais à propos de "La jeune carpe ", je voudrais ajouter ce témoignage intéressant: cette parodie de Valéry, de mètre, de longueur et de manière calqués sur son poème, fut jugée par Roger Munier - c'est bien ici le lieu de le nommer, puisque L'Animal lui a consacré un numéro (le 11/12) - véritablement poétique: il m'avait dit qu'il n'y voyait pas une parodie au sens bouffon du terme. J'en fus très satisfait, mais il fut le seul à me dire cela et sa remarque m'a toujours laissé perplexe quant aux possibilités, nécessités et critères de la lecture du "poème ". (J'ajoute encore ceci: déjà le poème de Valéry, sans doute, est parodique à quelque égard...) Dans cette affaire encore, vous le comprenez, l'ombre de Heidegger n'est pas loin... Je dirais donc: nous ne sommes pas quittes avec la poésie, assurément - mais pas non plus avec la question: quelle poésie ? Pour rester dans un petit cercle jadis "maudit " : Mallarmé ou Corbière ou Verlaine ?

Enfin, dans cet intérêt complexe pour la poésie (et l'art, car l'une ne va pas sans l'autre) a joué un rôle décisif le renouveau récent de la poésie en France. Depuis trente ans se produit un travail considérable, polymorphe, certainement désordonné et aventuré par bien des aspects - mais comment en serait-il autrement ? - qui témoigne d'un désir tenace, épre même, et tendu, exigeant, d'une poésie soustraite à la fois au romantisme, au surréalisme, au conceptualisme - et si l'on veut tendanciellement dépoétisée... Je ne vais pas citer de noms, il y en aurait trop ou pas assez. Mais le phénomène est remarquable, et généreux.

Si je vous pose cette question, c'est aussi parce que le rapport de la philosophie à la poésie n'est pas indemne : pourtant, ce qui intéresse ici, ce n'est pas d'approcher l'indemnité que la philosophie devrait verser à la poésie, bien qu'il faudrait peut-être aussi penser avec elle leur rapport, mais plutôt de savoir, selon le problème que Beda Alleman soulève dès les premières pages de son essai Hlderlin et Heidegger (PUF, 1959), comment se fait le dialogue entre la philosophie et la poésie ou bien encore "comment la pensée se retrouve elle-même dans la poésie, et ce qui se passe quand la poésie résonne dans la pensée " ?
Il me semble que si la pensée "se retrouve ", comme vous le dites, dans la poésie, c'est précisément dans la mesure où elle s'y trouve en tant que pensée et non en tant que discours philosophique. Mais posons tout d'abord, si vous voulez bien, cette condition nécessaire - même si non suffisante - que tout d'abord le discours doit être scrupuleusement et strictement tenu, sans reléche, sans interruption, et interminablement (selon ce cours incessant qu'il ne cesse de suivre et qu'il ne peut arrêter sous peine de faillir à son devoir élémentaire : ne jamais clore ni enclore une vérité). Cette condition étant remplie - ce qui veut dire se remplissant indéfiniment - il y a en effet une résonance comme vous dites. Dans le discours résonne quelque chose qui vient d'ailleurs, du dehors du discours. On pourrait dire: le sens du discours n'est pas dans le discours, pour détourner Wittgenstein. Cette résonance est l'écho d'une certaine sonorité, peut-être une voix, peut-être un appel, que je vais essayer de situer - au moins, si j'échoue par ailleurs à la caractériser - en ajoutant un détail à l'apologue platonicien de la caverne.
Dans cet apologue, j'ai toujours été intrigué par le moment du détachement d'un des prisonniers - qui deviendra philosophe. Qui le détache ? Ce n'est pas dit. C'est forcément quelqu'un qui est déjà philosophe, puisqu'il va lui dire que ce qu'il voyait n'était que "futilités " (phluariai). C'est forcément un philosophe qui fait ce geste de délivrance sur la violence duquel Platon insiste: violence de faire tourner le cou et lever les yeux à celui qui était enchané. Mais qui aura délivré le tout premier futur philosophe ? Un autre, un non-philosophe, forcément. Qui ? Je ne cherche pas à le deviner. Je remarque en revanche qu'il doit non seulement violenter le prisonnier, mais lui parler. Platon l'écrit: on "dit au prisonnier que ce qu'il voyait était des phluarias ". Ce mot désigne en fait plus proprement des "bavardages ", de la "mousse verbale " (il y a une idée de bouillonnement, de débordement, même de vomissure). Certes, cette parole fait déjà entendre le discours philosophique, mais encore une fois, lors du premier épisode il faut imaginer ou bien une antécédence infinie sur soi de la philosophie (c'est sa logique la plus constante, de fait) ou bien, malgré tout, une autre voix, étrangère ou pas encore philosophe, qui appelle et qui dénonce le bavardage, la logorrhée. Le fond de la scène est dans une voix, derrière les images spectaculaires des jeux d'ombres et de l'éblouissement du prisonnier détaché. Cette autre et même voix qui dénonce la phluaria, n'est-ce pas la poésie ? Ou sinon, s'il est trop tôt pour parler d'elle, une autre, proche et distincte manière d'interpeller pour couper court au flux ? Or c'est cela qui importe: l'appel à une langue qui ne mousse pas, qui ne propage pas des signaux sonores, mais qui parle et qui enseigne, qui révèle ou qui profère ce que c'est que de parler.
Notez en outre qu'il peut y avoir de l'écho dans la caverne: cela a été dit un peu avant. Cet écho est comme l'ombre portée des voix des passants au-dehors. Mais il faut bien que tout commence par un écho d'une voix venue de nulle part et qui interrompt le flux langagier, la futilité langagière, afin de parler. Non pas un écho en tant que reflet, mais en tant que résonance, parce que cela ne vient pas d'un "dehors " plus "réel " mais cela vient en fait de l'intérieur de la caverne, du plus profond d'elle (ou bien, puisque c'est la même chose, de la simple surface de sa paroi). Voilà de quoi le discours philosophique résonne dès qu'il ouvre la bouche, au moment même où il se met à philosopher, où il va harceler le prisonnier libéré avec l'intarissable ti esti, "qu'est-ce que c'est ? dis ! dis donc ce que c'est ! ce que c'est vraiment!". La résonance, elle, fait entendre: ne dis pas ce que c'est mais fais être ton dire. Ce renversement chiasmatique n'est pas une pirouette : c'est l'esquisse la plus simple, et certes aussi la plus pauvre, de ce qui fait résonance entre poésie et philosophie, dire l'être ou être (faire être) le dire. Ce qui ne donne encore rien de plus qu'une amorce.

 

Car ce qui "reste ", néanmoins, comme point exact de la tension poétique (ou du poétique ?), c'est une forme d'écart qu'elle intègre à son processus (à sa tekné, à son poen, à son faire) - écart qui la conduit à arrêter la pensée en elle, à se dégager, comme vous avez pu l'écrire dans Calcul du poète, de l'esprit de synthèse ou d'opération propre à la philosophie, pour appréhender quelque chose qui, entre le langage et le monde, fait syncope...

"Syncope ", oui, merci de me repasser ce mot que j'aime depuis très longtemps. (J'en avais fait le titre d'un ouvrage prévu en deux parties, dont la première a porté sur Kant non poète, précisément, et dont la seconde n'a jamais vu le jour (elle aurait porté sur la 3e Critique et sur l'analogie, le symbole, etc.). Il y a eu syncope: cet autre volume s'est partiellement distribué en quelques essais. Peut-être avais-je moins envie de travailler sur le mode plus systématique qui eût été requis par mon plan initial).
Un arrêt, oui, un suspens, un battement, un temps fort sur un silence. Et une perte de conscience. Syncope contre synthèse, ou plus précisément syncope au cur de la synthèse, au beau milieu. On peut et on doit toujours se demander s'il n'y a pas une syncope cachée au milieu de chaque synthèse, exactement comme on peut et on doit se demander s'il n'y a pas une étrange et paradoxale parenté entre la relève de Hegel et le saut de Kierkegaard.
Entre langage et monde: on pourrait dire, l'espace où le concept n'est pas possible, où la référence saute (en l'un et l'autre sens du mot), où la nomination échoue ou bien opère autre chose qu'une "dénomination ". L'espace où quelque chose est tu. Qu'est-ce que taire quelque chose ? Qu'est-ce que passer sous silence ? C'est retenir et tenir à l'écart, en réserve, parce que ce n'est pas le lieu ni le moment de la dire, cette chose. Parler au juste temps. Faire qu'une parole ait lieu et ne s'écoule pas simplement (encore moins bouillonne, bien que cet avoir-lieu puisse être écumant!). Non pas dire le juste (le sens correct, la vérité) mais dire juste : au lieu et temps appropriés, à l'oreille propice, avec le ton qu'il faut. En ce sens, lorsque Kant forge son concept du transcendantal, Husserl celui de son intentionnalité ou Derrida celui de sa différance, ils sont dans la poiesis d'une semblable justesse : ici et maintenant il fallait ce mot, il fallait son invention et avec elle un suspens de sens, un écart qui garde le suspens. Le discours reprend ensuite, mais il ne reprend que parce qu'il y a eu cet arrêt.
Mais ce que j'évoque ainsi se produit en somme par surprise dans la philosophie. La poésie prend cette surprise comme objet, comme téche ou comme propos. Ce qui veut dire, bien évidemment, qu'elle s'impose de renoncer à tout "objet ", "téche " ou "propos " pour laisser la surprise surprendre. Mais j'ai bien dit "pour laisser " : la difficulté, l'aporie peut-être tient dans ce "pour ". Le poète ne doit pas vouloir ce que la poésie veut, sous peine de dégringoler dans l'effet (le silence ou la polysémie, l'effusion, l'incantation: retour vers la haine de la poésie). Mais il doit vouloir être surpris dans son vouloir même. Ou bien il doit vouloir par surprise.
Digression: je vais vous copier ici une citation de Sénèque transcrite sur un bout de papier qui trane sur mon bureau depuis je ne sais plus combien d'années. Neminem mihi dabis qui sciat, quomodo, quod vult, coeperit velle : non consilio adductus illo, sed impetu impactus est. ( "Tu ne pourras me montrer personne qui sache comment il a commencé à vouloir ce qu'il veut: il n'y a pas été conduit par la réflexion, mais jeté par une poussée. " ) - Si j'aime cette phrase, c'est parce que je suis très sensible à la poussée en question, sans laquelle je sens que je resterais indéfiniment velléitaire. Or c'est exactement la même poussée, la même secousse que je sens décider de la justesse du dire - et je précise: non pas de la trouvaille ou de l'invention du mot juste, chose si rare, mais au moins du sentiment si puissant, si aigu, qu'à tel moment, en tel lieu du discours et de l'existence, il faut, il faudrait le mot juste. Ni premier, ni dernier mot, mais le mot juste du moment. Un kairos de langue.
Le poète doit être technicien de ce kairos. Une tekné kairique, voilà l'os poétique - j'entends l'os comme celui des crénes des vanités. Dur, menaçant, faisant obstacle et donnant à penser. Une tekné qui sache s'y prendre avec le kairos mais tout d'abord avec celui qui permet de la saisir elle-même...

Vous écrivez alors, dans le même livre, et dirait-on en conséquence : "Le cours du sens doit être interrompu pour que le sens ait lieu, pour qu'il soit saisi au passage - pour que soit saisie l'unité d'un tout qui est plus et autre chose que le tout de ses moments, étant au contraire leur scansion commune et leur syncope " (p. 61). La coupe et l'enjambement, par lesquels on distingue le poème de la prose, seraient ainsi, en tant que mesure de ce qui excède le sens (et alors au-delà d'une simple métrique comptée), de ce qui est distinctement dehors son dehors, l'arrachement nécessaire par quoi elle rejoue "toutes les fois pour une " son expérience...
La coupe, oui - le vers : versus, le retournement de la charrue au bout du champ et les vers comme des sillons qui rebroussent leur cours auprès de la clôture. Cela s'oppose à la prose qui va prorsus, toujours droit devant - pro-vorsus, on garde la racine ver-vor, mais le "tourner " ou "se tourner " a lieu vers l'avant uniquement et ne se retourne pas.
Je ne me lasse pas d'exploiter cette mine qu'est l'étymon et la pensée du vers. Elle m'enchante parce qu'elle donne tout à penser: la suspension du cours, l'inversion, le retour (vers quoi ?), le passage à la limite (le bout du champ), le rythme des aller-retour, le labour...
Prenons la limite du champ, la clôture: qu'est-ce qui clôture ? En apparence c'est une contingence, un accident de terrain ou bien de droit de propriété, ou bien la nécessité de ménager un espace de bois ou de péture, ou une autre culture. Mais tous ces accidents sont des attributs d'une nécessité essentielle : le champ ne peut pas s'étendre indéfiniment et la monoculture absolue est insensée. II y a nécessité de limite, de partage. Il n'y a pas de sens unique et ininterrompu. Ce qui d'ailleurs peut aussi être traduit en: il n'y a pas de sens du tout. Mais pour éviter de faire entendre par là le non-sens ou l'absurde, qui sont les simples rebuts ou grimaces d'un sens trop désiré, je préfère garder ce mot de "sens " que mes amis philosophes n'aiment guère, ni bien sûr mes amis poètes. Sens versé, voilà la poésie. Le vers coupe et tourne là où s'arrête l'appropriation qu'on aurait pu croire infinie du sens.
Disons-le: le point de coupe du vers n'est pas étranger à la mort, c'est-à-dire à l'inappropriabilité d'un sens. Toute poésie célèbre la mort de cette manière. Toute philosophie en revanche la déconsidère, la dialectise ou la surmonte, au moins tendanciellement ou selon une interprétation possible, car il n'en est pas moins vrai que la mort ponctue aussi bien les pensées qui paraissent souvent la résorber, comme celles de Hegel ou de Spinoza. Le vers pense la mort, voilà la proposition qui doit commencer toute réflexion sur la poésie. "Penser la mort " veut dire renoncer à l'approprier, respecter la clôture et retourner la charrue. Mais c'est ainsi qu'il y aura un champ et une culture. Le vers fait entendre la mort au point de la coupe et du rebroussement. (Et je m'entends moi-même aussi dans cette phrase: "le vers / le ver fait entendre la mort... ") Il ne fait pas entendre là un échec ou une perte- mais pas non plus un franchissement et une récupération. Il faut entendre... ce qui ne se laisse pas "entendre ", sinon justement dans la coupe, la battue, la syncope du vers - et parfois dans l' "enjambement ", dont le concept est contraire à celui de "franchissement " (enjambement, c'est écart, grand écart, qui frôle la rupture ou l'immobilité plantée sur les deux bords). La mort : l'assomption de l'interruption du sens, assomption qui ne fait pas sens mais qui sait aussi, d'un savoir nescient, que sans une telle interruption le: sens s'écoulerait, fuyant bavard, mousseux...
Lacan caractérise quelque part le "sens de la vie " comme celui d' "un désir porté par la mort ". C'est peut-être une reformulation dans son idiome du Sein zum Tode. En tout cas, cela peut se lire ainsi: non pas un désir pour la mort, non pas une course à l'abme, et pas non plus le désir d'un objet toujours manquant, mais un désir comme conatus, une perpétuelle tension d'être qui ne cesse de tendre - vers rien, vers sa propre puissance - et que porte la mort, c'est-à-dire que soutient et que tend l'interruption même, alors que l'ininterruption la détendrait et la livrerait aux phluariai. Et dans ces conditions, c'est ce que je voudrais surtout souligner, la "mort" n'est rien d'opposé à la "vie " - ou plutôt il ne devrait être question que des deux ensemble, jointes et disjointes, jointes par leur disjonction - la syncope, toujours.

 

Vous avez montré, avec Philippe Lacoue-Labarthe, dans L'Absolu littéraire, comment le premier romantisme, celui que l'on appelle de Iéna, avait pensé la poésie comme "organe de l'infini ", rappelant dans Résistance de la poésie que cet organe "devait être ce qui met en oeuvre une transcendance absolue de toute détermination ". Est-ce là ce qui, pour eux, conduira (ou conditionnel) la poésie à verser dans la prose ? Est-ce que même dans le versement rythmique de la poésie dans la prose demeure, pour nous cette fois-ci, ce "calcul " [cette "mesure ", ce "métier de pointe " écrivait Char dans Feuillets d'Hypnos (le contexte n'y étant pas pour rien)] cette force suspensive du sens, cette saisie, à même son arrachement, d'une autre unité de scansion du monde ?
Le versement dans la prose, selon votre heureuse expression, est d'une délicatesse et d'une ambivalence extrêmes. Mallarmé dit bien qu'il y a du vers dans toute prose. Mais c'est dans la mesure où il y a retour du versus, aussi caché soit-il. Cela peut être affaire de lecture. Un lecteur peut scander une prose qui ne montrait pas ses vers. Le tout, encore une fois, est de scander juste.
Dans le mouvement du romantisme, qui se reproduit toujours de diverses manières, il y a une double possibilité: ou bien la nouvelle prose croit ouvrir un sillon infini, ou bien elle évite ce piège de croyance. Cela peut encore se dire ainsi: ou bien l'  "infini " est conçu comme prolongement indéfini du fini, ou bien il est conçu au contraire comme suspension absolue du fini sur lui-même. C'est en un sens l'opposition hégélienne du mauvais et du bon infini. L'infini de la poésie, comme celui de la surprise évoquée plus haut, est instantané. Il est instantanément en acte, et c'est là le versus. Basculement de l'axe horizontal de la phrase en axe vertical - donc d'un silence.

II se joue là-dedans une partie décisive quant à l'instant et au présent, à l'instantané d'une saisie, ou d'un dessaisissement. Le présent de la poésie est le présent dessaisi de présence. Il n'est pas le présent perpétuel du discours, toujours en rétention et en protension entre son passé et son futur. Mais présent suspendu sur sa présentation. Souffle retenu, ou reprise de souffle. Entre inspiration et expiration, entre premier cri et denier mot. Cette retenue, tenue et léchée à la fois, les romantiques l'ont pressentie et méconnue. Nous avons appris - à nos dépens, par les effets terribles des volontés de perpétuer dans une mélodie intime un présent de sens supposé donné - une nécessité renouvelée de la coupe.
Mais de nouveau il nous faut dire: la coupe juste...

 

De quoi finalement est faite cette attention calculatrice et où frappe-t-elle, a-t-elle quelque rapport, même paradoxal, avec la faculté de la raison ?

Certainement. La raison rend raison, c'est son office. Comment rendre raison de l'arrêt du sens, c'est-à-dire justement du suspens de la raison ? Mais bien entendu, il le faut et cela se peut : c'est ce que fait la poésie. C'est ainsi que je comprends, ou plutôt que j'imagine le lien chez Heidegger entre l'analyse du "principe de raison " et la poésie. II ne fait aucun doute que Heidegger a "poétisé " à outrance, qu'il a donné dans une célébration pieuse et de plus nationaliste ("le chant allemand " de Hlderlin) de la poésie. Il reste que son analyse du "principe de raison ", de son "incubation " au cours de l'histoire de l'Occident et de la mise au jour par la technique de son absence de fondement ou de fond ne peut pas être récusée ni rayée d'un trait de plume.
En fait, la raison kantienne, aujourd'hui revisitée, nous expose cela: commander de toujours viser un monde rationnel ou raisonnable, tout en dépouillant la raison cognitive des moyens de construire ce monde (elle construit des objets de connaissance, non pas un"monde " comme espace de sens), ou même seulement d'en donner un modèle (tel est au fond l'enjeu de la "typique " de la deuxième Critique: l'idée de "nature " ne peut fournir un "schème " organisateur mais seulement un "type " éloigné pour indiquer la forme d'un monde "moral "), voilà une problématique avec laquelle nous n'en avons pas fini. Ce qui ne veut pas dire qu'il faille revenir à Kant - au contraire. Car que voudrait dire un tel retour? quel "Kant " ?...
Mais je reviens à la raison: oui, absolument, la raison demande la poésie. C'est-à-dire demande son propre excès, qui n'est pas son oubli. La raison calcule son propre excès, la raison, donc, excède son propre calcul: pardonnez-moi, encore, cette apparente facilité. Raison n'est pas ratiocination. Kant le savait très bien. Hegel après lui tout autant, pour ne pas dire mieux. La poésie était là, chaque fois, comme le double incertain, inquiet et inquiétant, selon les moments, de la raison raisonnante. Ce n'est pas une petite affaire, si vous pensez à ce que "raison " veut dire pour toute notre tradition. Si "poésie " reste un mot aussi puissant, même au prix de "tentations gluantes ", c'est exactement à la mesure des puissances inquiètes et contradictoires que recèle ladite "raison ".
Que voulait Platon, en fin de compte ? Régler la poésie par la raison, et produire une poésie rationnelle - car il reprend tous les éléments de la poésie pour les régler selon des exigences précises. La philosophie comme "le plus beau des poèmes ", ainsi que le disent les Lois. Pendant longtemps, jusqu'au romantisme en définitive, cette possibilité de régulation mutuelle, cette possibilité d'un "poème de raison " et d'une "raison poétique " a existé, ou bien nous parat avoir existé. En même temps, la faille était toujours là, puisqu'elle consiste précisément dans la distinction entre raison et poésie, ou bien entre deux raisons, l'une philosophique et l'autre poétique, ou bien entre deux poésies, l'une de raison, l'autre sans raison, etc. Toutes les figures de ce partage /brouillage ont existé...
Aujourd'hui, un certain nombre de prosateurs travaillent à "retendre " le fil continué de la prose; ils inventent une autre prosodie, une autre façon de rythmer qui est une autre façon de voir et d'entendre le bruit de fond du monde. Par delà le tressage entre vers et proses, ou plutôt entre rythmes coupés et rythmes continués, étendus, dans le vers comme dans la prose, n'avons-nous pas (également) à penser une différence, à reployer, à penser un reploiement, comme disait Mallarmé, à même ce qui différencie l'expérience de ce qui se "coupe " de celle où ça se continue en ligne ?...

Je ne peux pas vous répondre selon des critères formels ni des références à des auteurs, sur lesquels nous devrions chaque fois nous livrer à un examen précis. Je ne les connais pas tous au même degré, ni ne les apprécie toujours peut-être comme vous. Je perçois des signes des temps, ou que je pense tels, mais je ne prétends pas avoir une véritable vision de l'état des choses, il s'en faut de beaucoup! Je lis par hasards, par rencontres... Et je suis aussi très sensible à ceci, que les textes sont une chose, leurs lectures une autre. Je cherche plutôt où est aujourd'hui la place du jugement de goût... C'est une question très intrigante. D'une part nous n'avons plus de critères (comme disait Lyotard), d'autre part nous avons tous et chacun des goûts très marqués. Qu'est-ce qu'un goût dans un monde sans règles ? Ce n'est pas rien, mais quoi ? quel "universel ", comme disait Kant, peut-il prétendre ? J'aimerais être capable de saisir cette question...
Mais tout de même, pour me rapprocher de votre question: à coup sûr il y a aujourd'hui dans la prose le mouvement que vous dites. N'est-il pas d'ailleurs aussi ancien que la remise en jeu de la poésie dans l'au-delà du romantisme (qui du reste déjà mettait la prose dans son programme poétique, pour le dire ainsi) ? Baudelaire, bien sûr. Mais peut-être plus important encore aura été l'événement de la prose proustienne suivi - je jette tout en vrac - des proses de Gide, Aragon, Joyce, Kafka, Beckett... - n'y a-t-il pas à travers ces formes très hétérogènes entre elles le mouvement ou l'agitation de cette "tension " dont vous parlez ? Tandis qu'il en allait autrement chez un Marin ou un Musil. Et Hermann Broch comme entre les deux... Faulkner aussi. Hemingway. Cependant tout cela est déjà derrière nous, et aujourd'hui mon impression (mais elle est, je le répète, si limitée) est qu'il se produit un brouillage parce que le roman comme tel a disparu (comment dire ? La marque épique, si vous voulez, quoique ce mot soit insatisfaisant). On a ou bien la nouvelle, le récit, qui est autre chose, qui peut être parfait mais qui reste dans la représentation - ou bien des efforts précisément pour poétiser la prose, et cela ne me parat souvent pas convaincant (mais je suis en désaccord là-dessus avec certains amis - il faudrait prendre des exemples, ce serait trop long). C'est pourquoi je préfère aujourd'hui lire ce qui se présente comme poésie - fût-ce pour en être déçu, parfois ou même souvent. Le roman, je ne sais pas où il est passé (non plus que le théétre d'ailleurs). De très justes et belles choses ont été écrites sur la prose, par Lacoue-Labarthe ou par Agamben entre autres. Mais nous parlons de la prose et non de "sur la prose ". Cela dit, c'est bien là notre temps: il y a plus de "sur " que de "ce-sur-quoi... "... J'ai bien peur moi aussi de parler trop "sur ". Ou bien peut-être est-ce une crainte, et aussi une fatigue, qui vient à tout théoricien. Tenez: hier soir j'étais à un concert (James Blood Ulmer et Rodolphe Burger, pour les nommer) et j'étais envahi d'un immense regret de ne pas jouer de musique!

 

Si la pratique du poème est le passage dans une pratique de la coupe de tout le "difficile qui ne se laisse pas faire " pour, justement, le faire céder en elle, comment penser, puisqu'il s'agit ici de la venue d'une voix singulière dans le langage, le lien entre le poème et une communauté, qui est aussi de langue ? Je pense bien sûr à l'enjeu que soulève Deleuze en parlant d'un "peuple qui manque ", ou à ce que Klee entendait (en un sens un peu différent) par un peuple qui "ne soutient pas ", ne nous porte pas (trgt)... De là à ce que vous avez appelé résistance de la poésie, il semble que ce que vous lisez (sentez) de la poésie vous enjoint presque de la penser en la dégageant absolument de ce que l'on croit être sa fascination pour l'arbitraire du discours (sémantisme) et pour celui du signe (sémiotisme)...

Oui, mais pour le coup je ne vois pas quoi ajouter... Sinon que la question du "peuple " m'importe. Il me semble futile de l'écarter d'un revers de main. Comment dire ? Le "peuple ", dans la grande et même imposante division de son sens - entre la population, la populace, la multitude et la communauté - persiste pour moi à désigner le lieu d'une interrogation nécessaire: on ne peut l'écarter pour cause de nationalisme ou d'ethnomanie. Il y a autre chose. tre sans peuple, absolument - sans langue, sans histoire, sans repères... mais c'est tendanciellement ce qu'on voulait faire aux déportés des camps. Alors il faut relire ce chapitre de Améry "Combien a-t-on besoin de Heimat ? " (je cite de mémoire...). Je sais que là aussi de très proches me disent refuser ce mot. J'y consens, mais que dira-t-on ? On ne peut seulement dire "la langue ". Une langue peut avoir plus d'un peuple, et un peuple plus d'une langue. Je ne suis en rien nationaliste ou régionaliste, je n'ai aucun terroir d'origine, j'ai vécu mon enfance en Allemagne puis en France du Sud, je vis en Alsace depuis trente ans, bref... Je n'en tiens pas moins qu'il faut un espace de repérage symbolique, non pas seulement le "familial "... et d'ailleurs ce dernier risque toujours l'infantilisme : littéralement l'infantia qui ne parle pas ; il faut un espace dans lequel et gréce auquel on parle, on sent, on s'oriente et on s'aventure. Permettez-moi un soupçon de provocation: peuple et poésie - comment traiter cela aujourd'hui ? Nier la question ? Répéter avec Hlderlin "le chant allemand " ? Non, non! Mais voici un vers de Mandelstam : "Le peuple a besoin qu'un vers mystérieux l'étreigne " (19 janvier 1937). Dira-t-on que ses poèmes d'alors sont suspects ?... Même s'il y a là du vrai, c'est très insuffisant. Je pourrais dire aussi que c'est un peuple - le juif - qui porte parmi nous figure du non-peuple par excellence, qu'on entende cette expression avec une valeur de destruction ou au contraire d'élévation à la dimension mondiale. Mandelstam est juif ; il est juif et russe. Comment comprend-il "peuple " dans ce vers ? videmment selon deux sens mêlés, russe et communiste... (le contexte du poème le montre mieux). Mais en dire plus ferait tout un autre chapitre, et cet entretien commence à être long!
Toutefois, je voudrais quand même ajouter ceci - et qui serait peut-être pour finir l'essentiel: à l'écart du sémantisme et du sémiotisme, comme vous dites, quoi donc ? Mais la voix, et dans la voix ou du fond de la voix, quoi ? Mais la résonance de ce qui fait lever désir et crainte, une résonance qu'on nommait "lyrisme ", d'un nom qui doit au moins toujours nous rappeler la proximité de la musique - proximité difficile, ambigu et incertaine, comme toute proximité, mais ineffaçable. La poésie ne peut pas ne pas être exposée sur une limite instable, inconsistante même, entre parole et musique. Cela veut dire "chant ". il faudrait parler maintenant - ... une autre fois - du chant ("allemand " ou pas...). Mais aussi de ceci, que le chant est d'amour ou de mort, les deux ensemble ou alternés : je veux dire très précisément, non pas que l'amour et la mort (leur assonance dans notre langue...) sont des contenus ou des thèmes lyriques, mais qu'ils (les "sens " de ces mots, et de toutes leurs combinaisons entre eux) n'ont lieu que dans la poésie, comme poésie. Et que la poésie ne donne corps à rien d'autre qu'à eux, depuis l'Iliade elle-même, c'est-à-dire à ce qui file entre les doigts de la philosophie (entre ses doigts, non entre ses lèvres, car justement, elle n'en a pas).

Enfin, comment et qu'est-ce qui constitue votre rapport (je pense aux post- et préfaces écrites pour La dernière mode familiale de Philippe Beck et Météoriques de Gérard Haller, à l'article consacré aux chants en "phrases coupées " de Basse continue de Jean-Christophe Bailly) à la poésie contemporaine ou à ce qui s'écrit dans ce champ-là du contemporain ?

J'ai un peu répondu dans ce qui précède. Je résumerai ainsi: d'une part j'ai besoin, un besoin très vif, sinon vital, d'entendre des voix, des timbres, des rythmes contemporains (comme j'ai besoin de musique électronique). D'autre part je prends ce qui vient, au gré des rencontres... et je laisse mon "goût ", c'est-à-dire mes sensations élémentaires, opérer ces choix, peut-être provisoires.
Je voulais éviter de mentionner des noms, de crainte de paratre, ou bien procéder à un palmarès ridicule, ou bien exhiber une non moins ridicule anthologie privée. Mais puisque vous le faites en citant les noms de ceux sur lesquels ou à propos desquels j'ai écrit, il sera juste d'y ajouter, sans ordre, Christian Prigent, Jean-Paul Michel, Michel Deguy, Claude Royet-Journoud, ainsi que Pierre Alferi et Olivier Cadiot, dont la revue éphémère fut l'occasion première de "résistance de la poésie " et qui continuent chacun sur son mode une exploration efficace de nos questions "poétiques ". J'en reste à ces noms puisque mon rapport à eux est public, et appartient, de fait, à ma préoccupation pour la chose "poésie ", mais il y en aurait d'autres dont je ne saurais même dresser une liste. Tant de voix entendues au détour d'une revue, d'un livre reçu ou aperçu - de voix de femmes, en particulier (il y en a, ici, dans ce même dossier, et puisque j'en suis à ce point, je nommerai quand même Ryoko Sekiguchi, dont un poème est inséré dans un de mes textes). Il y a là une abondance joyeuse, jusque dans ses risques ou dans ses fourvoiements. Autant de voix ou de verses qui me touchent ou qui m'intéressent: l' "intérêt " devrait être construit comme une catégorie non du goût, mais d'un quasi-goût pour tant de doutes et d'explorations. Mais il n'y a là aucun classement, et ce n'est pas une clause de style. Il y a tant d'oeuvres que je ne connais pas, et peut-être de bien plus considérables! Mais j'aime bien la situation qui est celle du contemporain en tant que tel : c'est un rendez-vous brut. Une occasion nous rassemble, aucun critère ne nous a précédés, et nous nous essayons l'un à l'autre... C'est en somme du ready-made, dans la conception duquel, comme vous savez, le "rendez-vous " joue un rôle déterminant. Je n'ai aucune espèce de prétention à légiférer, si peu que ce soit, dans un pareil domaine: quel ridicule ce serait! C'est un plaisir, un peu, une curiosité, une sensibilité ou pour dire mieux une susceptibilité, une excitabilité. Je suis susceptible à des impressions qui excitent, agacent, chatouillent ou énervent chez moi quelques cordes étranges, dont je ne sais pas et dont pourtant je crois très bien savoir pourquoi elles sont posées là, faussement engourdies, à côté des claviers et tabulateurs du travail des concepts... Les sens du vers, du versement, de l'averse et du revers. Le revers de la philosophie... voilà un thème... Mais philosophie et poésie ne sont-elles pas, de naissance commune, structurées comme un ruban de Moebius ?
Un dernier mot: il y a dans ce ruban tout à la fois une possibilité d'angoisse (on n'en sort pas) et une disposition joueuse (comme un fort-da ! qui renverrait sans fin l'une à l'autre). La conjonction - voire bien plus, la mêmeté - de l'angoisse et du jeu, voilà ce que la poésie a la témérité d'assumer, ou bien de... jouer. Il nous est devenu, aujourd'hui, très difficile de jouer, j'entends en mode nietzschéen de "grand jeu du monde" et du "divin enfant joueur". Mais en même temps, qu'il y ait "du jeu" dans le sens, dans le monde, dans les plus serrés des systèmes et dans l'amour/ la mort, du jeu au sens d'un assemblage qui joue et n'assemble donc pas tout à fait correctement, cela aussi fait partie de nous aujourd'hui. Paradoxe: ce qui résiste, c'est qu'il y ait du jeu.