De la poésie
entretien Emmanuel
Laugier - Jean-Luc Nancy
Jean-Luc Nancy, la
question qui me vient d'abord, et très directement, tourne autour
d'une origine : qu'elle soit celle de l'écriture, ou de la lecture
d'ouvrages de philosophie, de poésie, des essais sur les arts,
etc., je me demande comment on en vient à l'approcher en soi et
comment, plus précisément, Jean-Luc Nancy est-il venu à la poésie
? Est-ce la philosophie - qui n'a cessé, on le sait, d'avoir avec
elle un rapport passionné et amer, de l'exclusion que lui réserve
Platon dans La République (en dehors, il est vrai,
de Pindare) à son autodissolution dans le système hégélien,
voire même jusqu'à la
lecture si complexe en un sens que fait Heidegger de Hölderlin
- qui a décidé de
sa lecture ou, précisément, à un moment, une pure rencontre de
quelques vers au hasard d'un livre ouvert, telle strophe, quelque
chose comme
une lecture sidérée ?...
D'où m'est venue la poésie ? M'est-elle
seulement venue ? Je n'en sais rien. Il se trouve que j'ai écrit
quelques textes sur la
poésie, et aussi frôlé certaines manières poétiques dans
quelques petits textes, mais cela a été tardif chez moi et m'a demandé deux choses:
d'une
part d'avoir à répondre à un
sentiment de nécessité, celui de devoir en quelque sorte défendre
la poésie chez les philosophes, - d'autre part de pouvoir me libérer d'une certaine
gêne, honte ou pudeur, à lécher la retenue du concept et à risquer ce que Bataille
nommait "la tentation gluante de la poésie". Chacun de ces motifs
demanderait
un long développement. J'essaierai de ne pas être
excessif.
Mais d'abord je veux situer un trajet, du reste très banal: comme tant d'autres,
j'ai commis dans ma jeunesse une grande quantité de "poèmes".
J'y passais même
beaucoup de temps entre 13 et 23 ans, à peu près.
C'est banal, mais cette banalité est parlante: elle désigne un modèle et presque
une imposition, voire une injonction de la poésie dans notre culture. Aujourd'hui
peut-être un garçon de 13 ans est-il moins soumis à ce modèle, mais il
me semble qu'il n'en subsiste pas moins. crire, c'est écrire un poème. Lire,
en revanche,
ce serait plutôt lire un roman - du moins s'il s'agit de la lecture silencieuse
et absorbée dans son "lu", si j'ose dire. Mais lire un poème c'est
déjà lire à haute voix, c'est à réciter,
sinon "déclamer",
et cela aussi
appartient au modèle. L'aède, le troubadour, "je dis: "une fleur"...
,
"de la musique avant toute chose... ", il me semble que le canon esthétique
de ma jeunesse (qui était très inculte, très fruste en fait dans ces domaines
et
dans
l'art
en général) tenait sur ces repères. Mais je montrais peu mes poèmes, je sentais
leur médiocrité tout en m'y acharnant, et en même temps c'était
l'exercice du discours et de la pensée qui me permettait de parler au-dehors.
Je pourrais dire:
la passion logique était en moi claire et communicable, la fièvre
poétique obscure et honteuse. Un jour je me suis fait sévèrement renvoyer par
un
auteur et critique littéraire d'alors à qui j'avais montré le manuscrit d'un
recueil. J'en ai conçu ce que j'appellerais "le complexe de Kant" :
Kant se
jugeait incapable de bien écrire, et j'ai même naguère fait toute une
étude sur ce trait dont on peut montrer qu'il touche à beaucoup d'autres dans
sa pensée.
Je dis "complexe" pour jouer, car je pense tout simplement qu'on est philosophe
ou poète et très rarement sinon jamais les deux, et cela pour des raisons fondamentales,
dont nous aurons peut-être à reparler.
Ensuite il y a eu pour moi la rencontre si importante de Philippe Lacoue-Labarthe
et la
collaboration avec lui (qui n'est pas terminée, car nous pensons faire ensemble
quelque chose... sur la littérature, précisément!). Philippe était au contraire
partagé entre philosophie et poésie. Quand je l'ai connu, il venait de publier
des poèmes, comme il l'a fait à nouveau il y a quelques années. Dans son travail
philosophique, je dirais que la rigueur du concept est toujours prête à tourner
en sévérité pour la philosophie en tant qu'elle s'approprie (le sens, la
vérité), et de ce fait à indiquer la poésie comme la vérité d'une reconnaissance
de l'inappropriabilité. Ce serait la vérité de Hlderlin contre celle de Hegel,
thème d'innombrables discussions entre nous. Mais cela comporte aussi condamnation
de la poésie jugée elle-même appropriante: par exemple Char, auquel
m'avait initié, un peu plus tôt, un autre grand ami, François Warin, qui m'avait
aussi fait connatre Heidegger. Peu après, faire connaissance avec Jacques Derrida
c'était rencontrer une autre configuration encore: disons, celle d'un
frôlement continu doublé de déhiscence permanente entre poésie et philosophie,
et cela sur deux plans simultanés, de pensée et d'écriture, eux-mêmes accolés
comme revers et avers...
Voilà le contexte, et je crois qu'il n'est pas anecdotique. C'est le contexte
d'une philosophie en proie à une interrogation
très puissante, venue d'elle-même, sur sa propre " forme" ou "écriture ",
c'est-à-dire évidemment sur le " fond " de son enjeu, qu'on le
nomme sens,
vérité, logos ou encore "pensée " au sens de Heidegger
(chez qui tout cela était
in nuce). Et cette situation nôtre, je la retrouve aussi bien, diversement
modulée, chez Deleuze ou Badiou ou Rancière.
Je pense qu'il
se joue là-dedans une grande et interminable partie, commencée en effet avec
Platon comme vous le rappelez. Ce n'est pas le lieu d'en traiter ex
professo. C'est plutôt le lieu d'essayer, comme je fais, de nouer ensemble
les traits d'une imposition culturelle, doublée d'un malaise, et d'une
inquiétude de la pensée, doublée d'un désir, pour simplement désigner ceci: avec
la "poésie ", nous n'en avons pas fini, que nous la hassions (Bataille, Artaud)
ou que nous la vénérions. C'est à cela que j'ai fini par vouloir consacrer quelques
petits textes, à ce motif (même pas une idée!) dont le titre "résistance de
la poésie " rend bien compte.
Au cours de ce trajet, en
effet, j'ai été de tous les côtés : j'ai fait de la philosophie, j'ai tout de
même risqué quelques "poèmes " (sit venia verbo), j'ai joué et joui à composer
une parodie complète de La jeune Parque ("La jeune carpe ", dans
un volume
collectif dirigé par Philippe et par Mathieu Bénézet sous le
titre Haine de la poésie), et enfin j'ai éprouvé la "résistance " en
question. (Mais à propos de "La jeune carpe ", je voudrais ajouter ce
témoignage intéressant: cette parodie de Valéry, de mètre, de longueur et de
manière calqués sur son poème, fut jugée par Roger Munier - c'est bien ici le
lieu de le nommer, puisque L'Animal lui a consacré un numéro (le 11/12)
-
véritablement poétique: il m'avait dit qu'il n'y voyait pas une parodie au sens
bouffon du terme. J'en fus très satisfait, mais il fut le seul à me dire cela
et
sa remarque m'a toujours laissé perplexe quant aux possibilités, nécessités et
critères de la lecture du "poème ". (J'ajoute encore ceci: déjà
le poème de
Valéry, sans doute, est parodique à quelque égard...) Dans cette affaire
encore, vous le comprenez, l'ombre de Heidegger n'est pas loin... Je dirais donc:
nous ne sommes pas quittes avec la poésie, assurément - mais pas non plus avec
la question: quelle poésie ? Pour rester dans un petit cercle jadis "maudit " :
Mallarmé ou Corbière ou Verlaine ?
Enfin, dans cet intérêt
complexe pour la poésie (et l'art, car l'une ne va pas sans l'autre) a joué un
rôle décisif le renouveau récent de la poésie en France. Depuis trente ans se
produit un travail considérable, polymorphe, certainement désordonné et aventuré
par
bien des aspects - mais comment en serait-il autrement ? - qui témoigne d'un
désir tenace, épre même, et tendu, exigeant, d'une poésie soustraite à la fois
au romantisme, au surréalisme, au conceptualisme - et si l'on veut tendanciellement
dépoétisée... Je ne vais pas citer de noms, il y en aurait trop ou pas assez.
Mais le phénomène est remarquable, et généreux.
Si je vous pose cette question, c'est aussi parce que le rapport
de la philosophie à la poésie n'est pas indemne : pourtant, ce qui intéresse
ici, ce n'est pas d'approcher l'indemnité que la philosophie devrait verser à la
poésie, bien qu'il faudrait peut-être aussi penser avec elle leur rapport,
mais plutôt de savoir, selon le problème que Beda Alleman soulève dès les
premières pages de son essai Hlderlin et Heidegger (PUF,
1959), comment se fait le dialogue entre la philosophie
et la poésie ou bien encore "comment la pensée se retrouve
elle-même dans la poésie, et ce qui se passe quand la poésie résonne dans
la pensée " ?
Il me semble que si la pensée "se
retrouve ", comme vous le dites, dans la poésie, c'est précisément dans la mesure
où elle s'y trouve en tant que pensée et non en tant que discours philosophique.
Mais posons tout d'abord, si vous voulez bien, cette condition
nécessaire - même si non suffisante - que tout d'abord le discours doit être
scrupuleusement et strictement tenu, sans reléche, sans interruption, et interminablement
(selon ce cours incessant qu'il ne cesse de suivre et qu'il ne
peut arrêter sous peine de faillir à son devoir élémentaire : ne jamais clore
ni
enclore une vérité). Cette condition étant remplie - ce qui veut dire se remplissant
indéfiniment - il y a en effet une résonance comme vous dites. Dans le discours
résonne quelque chose qui vient d'ailleurs, du dehors du discours. On pourrait
dire: le sens du discours n'est pas dans le discours, pour détourner Wittgenstein.
Cette résonance est l'écho d'une certaine sonorité, peut-être une
voix, peut-être un appel, que je vais essayer de situer - au moins, si j'échoue
par ailleurs à la caractériser - en ajoutant un détail à l'apologue platonicien
de la caverne.
Dans cet apologue, j'ai toujours été intrigué par le
moment du détachement d'un des prisonniers - qui deviendra philosophe. Qui le
détache ? Ce n'est pas dit. C'est forcément quelqu'un qui est déjà philosophe,
puisqu'il va lui dire que ce qu'il voyait n'était que "futilités " (phluariai).
C'est forcément un philosophe qui fait ce geste de
délivrance sur la violence duquel Platon insiste: violence de faire tourner le
cou et lever les yeux à celui qui était enchané. Mais qui aura délivré le tout
premier futur philosophe ? Un autre, un non-philosophe, forcément. Qui ? Je ne
cherche pas à le deviner. Je remarque en revanche qu'il doit non seulement violenter
le prisonnier, mais lui parler. Platon l'écrit: on "dit au prisonnier que ce
qu'il voyait était des phluarias ". Ce mot désigne en fait plus proprement
des "bavardages ", de la "mousse verbale " (il y a une idée de bouillonnement,
de débordement, même de vomissure). Certes, cette parole fait
déjà entendre le discours philosophique, mais encore une fois, lors du premier épisode
il faut imaginer ou bien une antécédence infinie sur soi de la philosophie (c'est
sa logique la plus constante, de fait) ou bien, malgré tout,
une autre voix, étrangère ou pas encore philosophe, qui appelle et qui dénonce
le bavardage, la logorrhée. Le fond de la scène est dans une voix, derrière les
images spectaculaires des jeux d'ombres et de l'éblouissement du prisonnier
détaché. Cette autre et même voix qui dénonce la phluaria, n'est-ce
pas la poésie ? Ou sinon, s'il est trop tôt pour parler d'elle, une autre, proche
et
distincte manière d'interpeller pour couper court au flux ? Or c'est cela qui
importe: l'appel à une langue qui ne mousse pas, qui ne propage pas des signaux
sonores, mais qui parle et qui enseigne, qui révèle ou qui profère ce que
c'est que de parler.
Notez en outre qu'il peut y avoir de l'écho dans la caverne:
cela a été dit un peu avant. Cet écho est comme l'ombre portée des voix des passants
au-dehors. Mais il faut bien que tout commence par un écho d'une voix venue de
nulle part et qui interrompt le flux langagier, la futilité langagière, afin
de parler. Non pas un écho en tant que reflet, mais en tant que
résonance, parce que cela ne vient pas d'un "dehors " plus "réel " mais cela
vient en fait de l'intérieur de la caverne, du plus profond d'elle (ou bien,
puisque c'est la même chose, de la simple surface de sa paroi). Voilà de quoi
le
discours philosophique résonne dès qu'il ouvre la bouche, au moment même où il
se met à philosopher, où il va harceler le prisonnier libéré avec l'intarissable ti
esti, "qu'est-ce que c'est ? dis ! dis donc ce que c'est ! ce que c'est
vraiment!". La résonance, elle, fait entendre: ne dis pas ce que c'est mais
fais être ton dire. Ce renversement chiasmatique n'est pas une pirouette : c'est
l'esquisse la plus simple, et certes aussi la plus pauvre, de ce qui fait
résonance entre poésie et philosophie, dire l'être ou être (faire être) le
dire. Ce qui ne donne encore rien de plus qu'une amorce.
Car ce qui "reste ", néanmoins, comme point exact de la tension
poétique (ou du poétique ?), c'est une forme d'écart qu'elle intègre à son
processus (à sa tekné, à son poen, à son faire) - écart qui la conduit à arrêter
la pensée en elle, à se dégager, comme vous avez pu l'écrire dans Calcul
du poète, de l'esprit de synthèse ou d'opération propre à la
philosophie, pour appréhender quelque chose qui, entre le langage et le
monde, fait syncope...
"Syncope ", oui, merci de
me repasser ce mot que j'aime depuis très longtemps. (J'en avais fait le titre
d'un ouvrage prévu en deux parties, dont la première a porté sur Kant non poète,
précisément, et dont la seconde n'a jamais vu le jour (elle aurait porté sur
la
3e Critique et sur l'analogie, le symbole, etc.). Il y a eu syncope:
cet autre volume s'est partiellement distribué en quelques essais. Peut-être
avais-je
moins envie de travailler sur le mode plus systématique qui eût été
requis par mon plan initial).
Un arrêt, oui, un suspens, un battement, un temps fort sur un silence. Et une
perte de conscience. Syncope contre synthèse,
ou plus précisément syncope au cur de la synthèse, au beau milieu.
On peut et on doit toujours se demander s'il n'y a pas une syncope cachée au
milieu de chaque
synthèse, exactement comme on peut et on doit se demander s'il n'y a pas
une étrange et paradoxale parenté entre la relève de Hegel et le saut de
Kierkegaard.
Entre langage et monde: on pourrait dire, l'espace où le concept n'est pas possible,
où la référence saute (en l'un et l'autre sens du
mot), où la nomination échoue ou bien opère autre chose qu'une "dénomination ".
L'espace où quelque chose est tu. Qu'est-ce que taire quelque chose ? Qu'est-ce
que passer sous silence ? C'est retenir et tenir à l'écart, en réserve,
parce que ce n'est pas le lieu ni le moment de la dire, cette chose. Parler au
juste temps. Faire qu'une parole ait lieu et ne s'écoule pas simplement
(encore moins bouillonne, bien que cet avoir-lieu puisse être écumant!). Non
pas
dire le juste (le sens correct, la vérité) mais dire juste : au lieu et temps
appropriés, à l'oreille propice, avec le ton qu'il faut. En ce sens, lorsque
Kant forge son concept du transcendantal, Husserl celui de son intentionnalité ou
Derrida celui de sa différance, ils sont dans
la poiesis d'une semblable justesse : ici et maintenant il fallait ce
mot, il fallait son invention et avec elle un suspens de sens, un écart qui garde
le suspens. Le discours reprend ensuite, mais il ne reprend que parce qu'il y
a eu cet arrêt.
Mais ce que j'évoque ainsi se produit en somme par surprise dans la philosophie.
La poésie prend cette surprise comme objet,
comme téche ou comme propos. Ce qui veut dire, bien évidemment, qu'elle s'impose
de renoncer à tout "objet ", "téche " ou "propos " pour laisser la surprise
surprendre. Mais j'ai bien dit "pour laisser " : la difficulté, l'aporie
peut-être tient dans ce "pour ". Le poète ne doit pas vouloir ce que
la poésie veut, sous peine de dégringoler dans l'effet (le silence ou la polysémie,
l'effusion,
l'incantation: retour vers la haine de la poésie). Mais il
doit vouloir être surpris dans son vouloir même. Ou bien il doit vouloir par
surprise.
Digression: je vais vous copier ici une citation de Sénèque transcrite sur
un bout de papier qui trane sur mon bureau depuis je ne sais
plus combien d'années. Neminem mihi dabis qui sciat, quomodo, quod vult, coeperit
velle : non consilio adductus illo, sed impetu impactus est. ( "Tu ne pourras
me montrer personne qui sache comment il a commencé à vouloir ce qu'il veut:
il n'y a pas été conduit par la réflexion, mais jeté par une
poussée. " ) - Si j'aime cette phrase, c'est parce que je suis très
sensible à la poussée en question, sans laquelle je sens que je resterais indéfiniment
velléitaire. Or c'est exactement la même poussée, la même secousse que je sens
décider de la justesse du dire - et je précise: non pas de la trouvaille ou
de
l'invention du mot juste, chose si rare, mais au moins du sentiment si puissant,
si aigu, qu'à tel moment, en tel lieu du discours et de l'existence, il faut,
il
faudrait le mot juste. Ni premier, ni dernier mot, mais le mot juste du
moment. Un kairos de langue.
Le poète doit être technicien de ce kairos. Une tekné kairique,
voilà l'os poétique - j'entends l'os
comme celui des crénes des vanités. Dur, menaçant, faisant
obstacle et donnant à penser. Une tekné qui sache s'y prendre avec le kairos mais
tout d'abord avec celui qui permet de la saisir elle-même...
Vous écrivez alors, dans le même livre, et dirait-on en conséquence
: "Le cours du sens doit être interrompu pour que le sens ait
lieu, pour qu'il soit saisi au passage - pour que soit saisie l'unité d'un
tout qui est plus et autre chose que le tout de ses moments, étant au contraire
leur scansion commune et leur syncope " (p. 61). La coupe et
l'enjambement, par lesquels on distingue le poème de la prose, seraient
ainsi, en tant que mesure de ce qui excède le sens (et alors au-delà d'une
simple métrique comptée), de ce qui est distinctement dehors son dehors,
l'arrachement nécessaire par quoi elle rejoue "toutes les fois
pour une " son expérience... La coupe, oui -
le vers : versus, le retournement de la charrue au bout du champ et
les vers comme des sillons qui rebroussent leur cours auprès de la clôture. Cela
s'oppose à la prose qui va prorsus, toujours droit devant - pro-vorsus,
on garde la racine ver-vor, mais le "tourner " ou "se tourner " a
lieu vers l'avant uniquement et ne se retourne pas.
Je ne me lasse pas
d'exploiter cette mine qu'est l'étymon et la pensée du vers.
Elle m'enchante parce qu'elle donne tout à penser: la suspension du cours, l'inversion,
le retour (vers quoi ?), le passage à la limite (le bout du champ), le rythme
des aller-retour, le labour...
Prenons la limite du champ, la
clôture: qu'est-ce qui clôture ? En apparence c'est une contingence, un accident
de terrain ou bien de droit de propriété, ou bien la nécessité de ménager un
espace de bois ou de péture, ou une autre culture. Mais tous ces accidents sont
des attributs d'une nécessité essentielle : le champ ne peut pas s'étendre
indéfiniment et la monoculture absolue est insensée. II y a nécessité de limite,
de partage. Il n'y a pas de sens unique et ininterrompu. Ce qui d'ailleurs peut
aussi être traduit en: il n'y a pas de sens du tout. Mais pour éviter de faire
entendre par là le non-sens ou l'absurde, qui sont les simples rebuts ou grimaces
d'un sens trop désiré, je préfère garder ce mot de "sens " que mes amis philosophes
n'aiment guère, ni bien sûr mes amis poètes. Sens versé,
voilà la poésie. Le vers coupe et tourne là où s'arrête l'appropriation qu'on
aurait pu croire infinie du sens.
Disons-le: le point de coupe du vers
n'est pas étranger à la mort, c'est-à-dire à l'inappropriabilité d'un sens.
Toute poésie célèbre la mort de cette manière. Toute philosophie en revanche
la
déconsidère, la dialectise ou la surmonte, au moins tendanciellement ou selon
une interprétation possible, car il n'en est pas moins vrai que la mort ponctue
aussi bien les pensées qui paraissent souvent la résorber, comme celles de
Hegel ou de Spinoza. Le vers pense la mort, voilà la proposition qui
doit commencer toute réflexion sur la poésie. "Penser la mort " veut dire renoncer
à l'approprier,
respecter la clôture et retourner la charrue. Mais c'est ainsi qu'il y aura
un champ et une culture. Le vers fait entendre la mort au point de la coupe
et du
rebroussement. (Et je m'entends moi-même aussi dans cette phrase: "le vers
/ le
ver fait entendre la mort... ") Il ne fait pas entendre là un échec ou
une perte- mais pas non plus un franchissement et une récupération. Il faut
entendre...
ce qui ne se laisse pas "entendre ", sinon justement dans la coupe, la battue,
la syncope du vers - et parfois dans l' "enjambement ", dont le concept est
contraire à celui de "franchissement " (enjambement, c'est écart, grand écart,
qui frôle la rupture ou l'immobilité plantée sur les deux bords). La mort :
l'assomption de l'interruption du sens, assomption qui ne fait pas sens mais
qui sait aussi,
d'un savoir nescient, que sans une telle
interruption le: sens s'écoulerait, fuyant bavard, mousseux...
Lacan
caractérise quelque part le "sens de la vie " comme celui d' "un désir porté par
la mort ". C'est peut-être une reformulation dans son idiome du Sein zum
Tode. En tout cas, cela peut se lire ainsi: non pas un désir pour la mort,
non pas une course à l'abme, et pas non plus le désir d'un objet toujours manquant,
mais un désir comme conatus, une perpétuelle tension d'être qui ne cesse
de tendre - vers rien, vers sa propre puissance - et que porte la mort,
c'est-à-dire que soutient et que tend l'interruption même, alors que l'ininterruption
la détendrait et la livrerait aux phluariai. Et dans ces conditions,
c'est ce que je voudrais surtout souligner, la "mort" n'est rien
d'opposé à la "vie " - ou plutôt il ne devrait être question que des deux
ensemble, jointes et disjointes, jointes par leur disjonction - la syncope,
toujours.
Vous avez montré, avec Philippe Lacoue-Labarthe, dans L'Absolu
littéraire, comment le premier romantisme, celui que l'on appelle
de Iéna, avait pensé la poésie comme "organe de l'infini ",
rappelant dans Résistance de la poésie que cet organe "devait être
ce qui met en oeuvre une transcendance absolue de toute détermination ". Est-ce
là ce qui, pour eux, conduira (ou conditionnel) la poésie à verser dans la
prose ? Est-ce que même dans le versement rythmique
de la poésie dans la prose demeure, pour nous cette fois-ci, ce "calcul " [cette "mesure ",
ce "métier de pointe " écrivait Char dans Feuillets
d'Hypnos (le contexte n'y étant pas pour rien)] cette force suspensive
du sens, cette saisie, à même son arrachement, d'une autre unité de scansion
du monde ?
Le versement dans la
prose, selon votre heureuse expression, est d'une délicatesse et d'une ambivalence
extrêmes. Mallarmé dit bien qu'il y a du vers dans toute prose. Mais c'est dans
la mesure où il y a retour du versus, aussi caché soit-il.
Cela peut être affaire de lecture. Un lecteur peut scander une prose qui ne
montrait pas ses vers. Le tout, encore une fois, est de scander
juste.
Dans le mouvement du romantisme, qui se reproduit toujours de
diverses manières, il y a une double possibilité: ou bien la nouvelle prose croit
ouvrir un sillon infini, ou bien elle évite ce piège de croyance. Cela peut encore
se dire ainsi: ou bien l' "infini " est conçu comme
prolongement indéfini du fini, ou bien il est conçu au contraire comme suspension
absolue du fini sur lui-même. C'est en un sens l'opposition
hégélienne du mauvais et du bon infini. L'infini de la poésie, comme celui de
la
surprise évoquée plus haut, est instantané. Il est instantanément en acte, et
c'est là le versus. Basculement de l'axe horizontal de la phrase en axe
vertical - donc d'un silence.
II se joue là-dedans une partie décisive
quant à l'instant et au présent, à l'instantané d'une saisie, ou d'un dessaisissement.
Le présent de la poésie est le présent dessaisi de présence. Il n'est pas le
présent perpétuel du discours, toujours en rétention et en protension entre son
passé et son futur. Mais présent suspendu sur sa
présentation. Souffle retenu, ou reprise de souffle. Entre inspiration et expiration,
entre premier cri et denier mot. Cette retenue, tenue et léchée à la fois, les
romantiques l'ont pressentie et méconnue. Nous avons appris - à nos
dépens, par les effets terribles des volontés de perpétuer dans une mélodie intime
un présent de sens supposé donné - une nécessité renouvelée de la
coupe.
Mais de nouveau il nous faut dire: la coupe juste...
De quoi finalement est faite cette attention calculatrice et
où frappe-t-elle, a-t-elle quelque rapport, même paradoxal, avec la faculté de
la raison ?
Certainement. La raison rend raison, c'est son office. Comment
rendre raison de l'arrêt du sens, c'est-à-dire justement du suspens de la raison
? Mais bien
entendu, il le faut et cela se peut : c'est ce
que fait la poésie. C'est ainsi que je comprends, ou plutôt que j'imagine le
lien chez Heidegger entre l'analyse du "principe de raison " et la poésie. II
ne fait aucun doute que Heidegger a "poétisé " à outrance, qu'il a donné dans
une célébration pieuse et de plus nationaliste ("le chant allemand " de
Hlderlin) de la poésie. Il reste que son analyse du "principe de raison ",
de
son "incubation " au cours de l'histoire de l'Occident et de la mise au jour
par la technique de son absence de fondement ou de fond ne peut pas être récusée
ni rayée d'un trait de plume.
En fait, la raison kantienne, aujourd'hui
revisitée, nous expose cela: commander de toujours viser un monde rationnel
ou raisonnable, tout en dépouillant la raison cognitive des moyens de construire
ce
monde (elle construit des objets de connaissance, non pas un"monde " comme
espace de sens), ou même seulement d'en donner un modèle (tel est au fond l'enjeu
de
la "typique " de la deuxième Critique: l'idée de "nature " ne peut fournir
un "schème " organisateur mais seulement un "type " éloigné pour indiquer la
forme d'un monde "moral "), voilà une problématique avec laquelle nous n'en
avons pas fini. Ce qui ne veut pas dire qu'il faille revenir à Kant - au contraire.
Car que voudrait dire un tel retour? quel "Kant " ?...
Mais
je reviens à la raison: oui, absolument, la raison demande la poésie.
C'est-à-dire demande son propre excès, qui n'est pas son oubli. La raison calcule
son propre excès, la raison, donc, excède son propre calcul: pardonnez-moi,
encore, cette apparente facilité. Raison n'est pas ratiocination.
Kant le savait très bien. Hegel après lui tout autant, pour ne pas dire mieux.
La poésie était là, chaque fois, comme le double incertain, inquiet et
inquiétant, selon les moments, de la raison raisonnante. Ce n'est pas une petite
affaire, si vous pensez à ce que "raison " veut dire pour toute notre tradition.
Si "poésie " reste un mot aussi puissant, même au prix de "tentations gluantes ",
c'est exactement à la mesure des puissances inquiètes et contradictoires que
recèle ladite "raison ".
Que voulait Platon, en fin de
compte ? Régler la poésie par la raison, et produire une poésie rationnelle
- car il reprend tous les éléments de la poésie pour les régler selon des exigences
précises. La philosophie comme "le plus beau des poèmes ", ainsi
que le disent les Lois. Pendant longtemps, jusqu'au romantisme en définitive,
cette possibilité de régulation mutuelle, cette possibilité d'un "poème de
raison " et d'une "raison poétique " a existé, ou bien nous parat
avoir existé. En même temps, la faille était toujours là, puisqu'elle consiste
précisément dans la distinction entre raison et poésie, ou bien entre deux
raisons,
l'une philosophique et l'autre poétique, ou bien entre deux poésies, l'une
de raison, l'autre sans raison, etc. Toutes les figures de ce partage /brouillage
ont existé...
Aujourd'hui, un certain nombre de prosateurs travaillent
à "retendre " le
fil continué de la prose; ils inventent une autre prosodie, une autre façon
de rythmer qui est une autre façon de voir et d'entendre le bruit de fond
du monde. Par delà le tressage entre vers et proses, ou plutôt entre rythmes
coupés et rythmes continués, étendus, dans le vers comme dans la prose,
n'avons-nous pas (également) à penser une différence, à reployer, à penser
un reploiement, comme disait Mallarmé, à même ce qui différencie l'expérience
de ce qui se "coupe " de celle où ça se continue en ligne ?...
Je ne peux pas vous répondre selon des critères
formels ni des références à des auteurs, sur lesquels nous devrions chaque fois
nous livrer à un examen précis. Je ne les connais pas tous au même degré, ni
ne
les apprécie toujours peut-être comme vous. Je perçois des signes des temps,
ou
que je pense tels, mais je ne prétends pas avoir une véritable vision de l'état
des choses, il s'en faut de beaucoup! Je lis par hasards, par rencontres... Et
je suis aussi très sensible à ceci, que les textes sont une chose, leurs lectures
une autre. Je cherche plutôt où est aujourd'hui la place du jugement de
goût... C'est une question très intrigante. D'une part nous n'avons plus de
critères (comme disait Lyotard), d'autre part nous avons tous et chacun des
goûts très marqués. Qu'est-ce qu'un goût dans un monde sans règles ? Ce n'est
pas rien, mais quoi ? quel "universel ", comme disait Kant, peut-il prétendre
? J'aimerais être capable de saisir cette question...
Mais tout de même, pour
me rapprocher de votre question: à coup sûr il y a aujourd'hui dans la prose
le mouvement que vous dites. N'est-il pas d'ailleurs aussi ancien que la remise
en
jeu de la poésie dans l'au-delà du romantisme (qui du reste déjà mettait la prose
dans son programme poétique, pour le dire ainsi) ? Baudelaire, bien sûr. Mais
peut-être plus important encore aura été l'événement de la prose proustienne
suivi - je jette tout en vrac - des proses de Gide, Aragon, Joyce, Kafka, Beckett...
- n'y a-t-il pas à travers ces formes très hétérogènes entre elles le mouvement
ou l'agitation de cette "tension " dont vous parlez ? Tandis qu'il en allait
autrement chez un Marin ou un Musil. Et Hermann Broch comme entre les deux...
Faulkner aussi. Hemingway. Cependant tout cela est déjà derrière nous, et aujourd'hui
mon impression (mais elle est, je le répète, si
limitée) est qu'il se produit un brouillage parce que le roman comme tel a disparu
(comment dire ? La marque épique, si vous voulez, quoique ce mot soit insatisfaisant).
On a ou bien la nouvelle, le récit, qui est autre chose, qui
peut être parfait mais qui reste dans la représentation - ou bien des efforts
précisément pour poétiser la prose, et cela ne me parat souvent pas convaincant
(mais je suis en désaccord là-dessus avec certains amis - il faudrait prendre
des exemples, ce serait trop long). C'est pourquoi je préfère aujourd'hui lire
ce qui se présente comme poésie - fût-ce pour en être déçu, parfois ou même souvent.
Le roman, je ne sais pas où il est passé (non plus que le théétre d'ailleurs).
De très justes et belles choses ont été écrites sur la prose, par Lacoue-Labarthe
ou par Agamben entre autres. Mais nous parlons de la prose et
non de "sur la prose ". Cela dit, c'est bien là notre temps: il y a plus de "sur " que
de "ce-sur-quoi... "... J'ai bien peur moi aussi de parler trop "sur ". Ou
bien peut-être est-ce une crainte, et aussi une fatigue, qui vient à tout
théoricien. Tenez: hier soir j'étais à un concert (James Blood Ulmer et Rodolphe
Burger, pour les nommer) et j'étais envahi d'un immense regret de ne pas jouer
de musique!
Si la pratique du poème est le passage dans une pratique de
la coupe de tout le "difficile qui ne se laisse pas faire " pour,
justement, le faire céder en elle, comment penser, puisqu'il s'agit ici
de la venue d'une voix singulière dans le langage, le lien entre le poème
et une communauté, qui est aussi de langue ? Je pense bien sûr à l'enjeu
que soulève Deleuze en parlant d'un "peuple qui manque ", ou à ce que
Klee entendait (en un sens un peu différent) par un peuple qui "ne soutient
pas ", ne nous porte pas (trgt)... De là à ce que
vous avez appelé résistance de la poésie, il semble
que ce que vous lisez (sentez) de la poésie vous enjoint presque de la
penser en la dégageant absolument de ce que l'on croit être sa fascination
pour l'arbitraire du discours (sémantisme) et pour celui du signe (sémiotisme)...
Oui, mais pour le coup je ne vois pas
quoi ajouter... Sinon que la question du "peuple " m'importe. Il me semble futile
de l'écarter d'un revers de main. Comment dire ? Le "peuple ", dans la grande
et même imposante division de son sens - entre la population, la populace, la
multitude et la communauté - persiste pour moi à désigner le lieu d'une interrogation
nécessaire: on ne peut l'écarter pour cause de nationalisme ou d'ethnomanie.
Il y a autre chose. tre sans peuple, absolument - sans langue, sans histoire,
sans repères... mais c'est tendanciellement ce qu'on voulait
faire aux déportés des camps. Alors il faut relire ce chapitre de Améry "Combien
a-t-on besoin de Heimat ? " (je cite de mémoire...). Je sais que
là aussi de très proches me disent refuser ce mot. J'y consens, mais que dira-t-on
? On ne peut seulement dire "la langue ". Une langue peut avoir plus d'un peuple,
et un peuple plus d'une langue. Je ne suis en rien nationaliste ou
régionaliste, je n'ai aucun terroir d'origine, j'ai vécu mon enfance en Allemagne
puis en France du Sud, je vis en Alsace depuis trente ans, bref... Je n'en tiens
pas moins qu'il faut un espace de repérage symbolique, non pas
seulement le "familial "... et d'ailleurs ce dernier risque toujours l'infantilisme
: littéralement l'infantia qui ne parle pas ; il faut un espace
dans lequel et gréce auquel on parle, on sent, on s'oriente et on s'aventure.
Permettez-moi
un soupçon de provocation: peuple et poésie - comment traiter cela aujourd'hui
? Nier la question ? Répéter avec Hlderlin "le chant
allemand " ? Non, non! Mais voici un vers de Mandelstam : "Le peuple a besoin
qu'un vers mystérieux l'étreigne " (19 janvier 1937). Dira-t-on que ses poèmes
d'alors sont suspects ?... Même s'il y a là du vrai, c'est très insuffisant.
Je pourrais dire aussi que c'est un peuple - le juif - qui porte parmi nous figure
du non-peuple par excellence, qu'on entende cette expression avec une valeur
de
destruction ou au contraire d'élévation à la dimension mondiale. Mandelstam est
juif ; il est juif et russe. Comment comprend-il "peuple " dans ce vers ?
videmment selon deux sens mêlés, russe et communiste... (le contexte du poème
le montre
mieux). Mais en dire plus ferait tout un autre chapitre, et cet
entretien commence à être long!
Toutefois, je voudrais quand même ajouter
ceci - et qui serait peut-être pour finir l'essentiel: à l'écart du sémantisme
et du sémiotisme, comme vous dites, quoi donc ? Mais la voix, et dans la voix
ou
du fond de la voix, quoi ? Mais la résonance de ce qui fait lever désir et
crainte, une résonance qu'on nommait "lyrisme ", d'un nom qui doit au moins toujours
nous rappeler la proximité de la musique - proximité difficile, ambigu et incertaine,
comme toute proximité, mais ineffaçable. La poésie ne peut pas ne
pas être exposée sur une limite instable, inconsistante même, entre parole et
musique. Cela veut dire "chant ". il faudrait parler maintenant - ... une autre
fois - du chant ("allemand " ou pas...). Mais aussi de ceci, que le chant est
d'amour ou de mort, les deux ensemble ou alternés : je veux dire très
précisément, non pas que l'amour et la mort (leur assonance dans notre langue...)
sont des contenus ou des thèmes lyriques, mais qu'ils (les "sens " de
ces mots, et de toutes leurs combinaisons entre eux) n'ont lieu que dans la
poésie, comme poésie. Et que la poésie ne donne corps à rien d'autre qu'à eux,
depuis l'Iliade elle-même, c'est-à-dire à ce qui file entre les doigts
de
la philosophie (entre ses doigts, non entre ses lèvres, car justement, elle n'en
a pas).
Enfin, comment et qu'est-ce qui constitue votre rapport (je
pense aux post- et préfaces écrites pour La dernière mode
familiale de
Philippe Beck et Météoriques de Gérard Haller, à l'article
consacré aux chants en "phrases coupées " de Basse
continue de Jean-Christophe Bailly) à la poésie contemporaine
ou à ce qui s'écrit dans ce champ-là du contemporain ?
J'ai un
peu répondu dans ce qui précède.
Je résumerai ainsi: d'une part j'ai besoin, un besoin très vif, sinon vital,
d'entendre des voix, des timbres, des rythmes contemporains (comme j'ai besoin
de musique électronique). D'autre part je prends ce qui vient, au gré des rencontres...
et je laisse mon "goût ", c'est-à-dire mes sensations élémentaires, opérer ces
choix, peut-être provisoires.
Je voulais éviter
de mentionner des noms, de crainte de paratre, ou bien procéder à un palmarès
ridicule, ou bien exhiber une non moins ridicule anthologie privée. Mais puisque
vous le faites en citant les noms de ceux sur lesquels ou à propos desquels j'ai
écrit, il sera juste d'y ajouter, sans ordre, Christian Prigent, Jean-Paul Michel,
Michel
Deguy, Claude Royet-Journoud, ainsi que Pierre Alferi et Olivier Cadiot, dont
la revue éphémère fut l'occasion première de "résistance de la
poésie " et qui continuent chacun sur son mode une exploration efficace de nos
questions "poétiques ". J'en reste à ces noms puisque mon rapport à eux est
public, et appartient, de fait, à ma préoccupation pour la chose "poésie ",
mais il y en aurait d'autres dont je ne saurais même dresser une liste. Tant
de
voix entendues au détour d'une revue, d'un livre reçu ou aperçu - de voix
de
femmes, en particulier (il y en a, ici, dans ce même dossier, et puisque j'en
suis à ce point, je nommerai quand même Ryoko Sekiguchi, dont un poème est
inséré dans un de mes textes). Il y a là une abondance joyeuse, jusque dans ses
risques ou dans ses fourvoiements. Autant de voix ou de verses qui me touchent
ou qui m'intéressent: l' "intérêt " devrait être construit comme une catégorie
non du goût, mais d'un quasi-goût pour tant de doutes et d'explorations. Mais
il
n'y a là aucun classement, et ce n'est pas une clause de style. Il y a tant
d'oeuvres que je ne connais pas, et peut-être de bien plus considérables! Mais
j'aime bien la situation qui est celle du contemporain en tant que tel : c'est
un rendez-vous brut. Une occasion nous rassemble, aucun critère ne nous a
précédés, et nous nous essayons l'un à l'autre... C'est en somme du ready-made,
dans la conception duquel, comme vous savez, le "rendez-vous " joue un rôle
déterminant. Je n'ai aucune espèce de prétention à légiférer, si peu que ce soit,
dans un pareil domaine: quel ridicule ce serait! C'est un plaisir, un peu, une
curiosité, une sensibilité ou pour dire mieux une
susceptibilité, une excitabilité. Je suis susceptible à des impressions qui excitent,
agacent, chatouillent ou énervent chez moi quelques cordes étranges, dont je
ne sais pas et dont pourtant je crois très bien savoir pourquoi elles
sont posées là, faussement engourdies, à côté des claviers
et tabulateurs du
travail des concepts... Les sens du vers, du versement, de
l'averse et du revers. Le revers de la philosophie... voilà un
thème... Mais philosophie et poésie ne sont-elles pas, de naissance commune,
structurées comme un ruban de Moebius ?
Un dernier mot: il y a dans ce
ruban tout à la fois une possibilité d'angoisse (on n'en sort pas) et une disposition
joueuse (comme un fort-da ! qui renverrait sans fin l'une à l'autre).
La conjonction - voire bien plus, la mêmeté - de l'angoisse et du jeu,
voilà ce que la poésie a la témérité d'assumer, ou bien de... jouer. Il nous
est
devenu, aujourd'hui, très difficile de jouer, j'entends en mode nietzschéen de
"grand
jeu du monde" et du "divin enfant joueur". Mais en même temps,
qu'il
y
ait "du jeu" dans le sens, dans le monde, dans les plus serrés des systèmes
et dans l'amour/ la mort, du jeu au sens d'un assemblage qui joue et n'assemble
donc pas tout à fait correctement, cela aussi fait partie de nous aujourd'hui.
Paradoxe: ce qui résiste, c'est qu'il y ait du
jeu.
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