petite contribution à
une déstabilisation de M. Jourdain 5 / La parole de Mandelstam en accompagnement du chapitre XIII de "La quatrième prose", traduit par André Markowicz |
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Mandelstam : biographie en anglais, et liens à la Stanford University, quelques photographies d'Ossip Mandelstam quelques traductions allemandes de Mandelstam 247 lettres d'Ossip Mandelstam, avec extrait d'une lettre à son père |
Mandelstam et la parole (1)
Quand lHistoire montre son visage insupportable de violence, de souffrance et de martyre, lhomme décriture se prend parfois à détester la cage dorée où, croirait-on, il se replie et senferme; pas facile de parler juste en ces temps-là ; mieux vaudrait se taire. Cest peut-être la fin du monde qui sannonce derrière toutes ces fins individuelles ; accumulées de la sorte, elles font une espèce dhorrible barrage devant lavenir. Il ny a plus davenir, non ; plus de partage à inventer, à désirer ; il ny a peut-être quune nécessité de désespoir, celle, par exemple, qui bâillonne pour toujours Paul Celan. Ou alors, " Cosi gridaï colla faccia levata " (2), il y a cette énergie susceptible de maintenir sans cesse ouverte la bouche pour un cri que rien ni personne ne sauraient étouffer ; il y a cette face levée devant les bassesses, les tortures, les anathèmes ; il y a cette ferme demeurance devant lHistoire, cette force intérieure qui ne cherche pas même à se justifier tant elle est sûre delle-même et qui, simplement, continue dinspirer la parole. Et cest Mandelstam, dont la " voix durcie "(3) nous parvient à nouveau ce printemps, avec ces Poèmes de Moscou, comme si le dernier fragment traduit venait à peine dêtre proféré ; poésie chaude, vibrante, à laquelle le fait davoir été sauvée en partie par lamour dune femme, par leffort de mémoire auquel celle-ci a consacré son exis-tence, confère en quelque sorte ce vibrato, ce tremblé de la voix, cette ferveur de la déclamation qui donnent vie à toute parole. Voilà pourquoi, me semble-t-il, au-delà des appréciations esthé-tiques, au-delà des considérations dhistoire littéraire, la poésie de Mandelstam est exemplaire : il y a en elle une confiance, une certitude calme, imperturbable, le sentiment dêtre dans le juste, qui, indépendamment des circonstances douloureuses et tragiques qui lont vu naître, ne cessent de rayonner pour nous et de témoigner que la poésie est, de toutes nos entreprises, la plus légitime et la plus fondée qui soit. * Il est vrai que toute la tradition russe va dans ce sens, et que la poésie y a toujours été considérée sous son rapport oraculaire et prophétique ; le poète rameute les foules, les exalte, exerce un pouvoir " religieux". Mandelstam avait conscience de ce rôle : on le voit par exemple dans un essai de 1924 (4) où sa ferveur rassemble dans une même louange des poètes qui lui sont proches, comme Akhmatova et Pasternak, et dautres qui appartiennent à des écoles très éloignées de lui, les futuristes Maïakovski et Khlebnikov. Or ce rassemble-ment se justifie par le fait que, bien quil les reconnaisse " tirés dargiles variées ", il les considère tous comme des poètes " russes ", cest-à-dire comme des poètes " de tous les temps ", " vrais dons de Dieu à la terre et au peuple ", ce peuple qui ne sait plus les honorer parce quon néglige maintenant de lui apprendre à " lire ", et qui, au mieux, se contente de suivre les modes littéraires. Mais que serait donc savoir " lire les poètes " ? Ce serait accé-der au génie de la langue russe, dont ils sont à la fois les gardiens et les inventeurs. Car lécriture poétique maintient ouvert un rapport mystique avec une essence ; elle ne peut se satisfaire dexercer un simple pouvoir dexpression et de communication ; par son tra-vail patient et amoureux, elle garde la langue de toute récupération mercantile, instrumentale, parce que laudace et la calme détermi-nation du travail poétique mènent le poète jusquà ce fond-là, jusquà ce sol premier doù surgissent les " éléments déchaînés ", irréductibles à quelque forme " institutionnelle " que ce soit. En ce sens, toute écriture est de résistance ; et se dresse contre toute entreprise de captation, quelle soit idéologique ou religieuse. Et lon voit bien comment la résistance politique de Mandelstam fut, à lorigine, et par nécessité intérieure, de nature poétique : cest quelle prenait sa source et sa confiance dans la langue elle-même, et sa force de refus dans la menace quil sentait peser sur elle ; atteindre cette capacité de résistance, la réduire à néant par la violence, cétait de la part du pouvoir exercer la plus grave de toutes les violences, celle qui se dresse contre lesprit, et dont la logique, si elle réussissait à entraîner " le mutisme de deux ou trois générations ", pourrait bien entraîner " la Russie à une mort historique ". Mais Mandelstam assigne à la poésie russe un autre rôle enco-re, la mission de porter un témoignage unique, face à un Occident dévoyé par ses soucis defficacité économique, cet Occident cartésien, programmateur, juriste, héritier de Rome, ges-tionnaire en toutes ses activités, le témoignage dune " conception hellénistique du monde " dont elle conserve dans ses racines le secret : interroger la langue russe et, peut-être comme le fit Nietzsche, adopter à son égard cette attitude de respect " philologique ", cest retrouver le fonds dionysiaque, irrationnel qui la constitue, et lui donner un être de parole ; cest saisir cet être dans une forme qui accomplisse la synthèse idéale de toute oeuvre dart : faire rayonner les forces de la terre, leur surgissement " aorgique ", tout en les captant dans une forme, tout en leur donnant la cohésion dun système et dune organisation qui les rendent communicables, et belles. Et le corps participe à lentreprise Car la poésie nest pas une affaire de cabinet, une frileuse activité intellectuelle ; au contraire, elle exige que la voix clame le mot, le fasse vibrer, le lance vers lautre ; cet autre que lon ne rencontre pas seulement dans les salons littéraires ou dans les salles de rédaction, mais dans les cafés, les théâtres, sur les places publiques, aux carrefours, et quil faut atteindre, convaincre, envelopper dans le manteau du poème et entraîner dans sa vigilance. Voyez comment Mandelstam recommande de lire Pasternak : " Pour lire les vers de Pasternak primo, se racler la gorge, reprendre son souffle, gonfler les poumons (...) Voici des vers qui devraient être du meilleur usage contre la tuberculose (...) Le livre de Pasternak Ma soeur la vie constitue à mon sens un excellent manuel dexercices respiratoires ; il oblige à poser la voix de manière chaque fois différente, à réajuster à chaque instant ce puissant appareil qui est le nôtre. (...) Cest ainsi, grommelant, battant les bras, que se tisse une poésie titubante, hébétée, pâmée de béatitude, et néanmoins la seule sobre, la seule en éveil de tout ce qui existe au monde ". (5) Est-ce le geste qui donne corps au poème, ou linverse? Car la chair du poème, cette parole de vie, innerve la chair du poète et pourrait bien être aussi la seule nourriture convenable pour le corps social, ce verbe-là étant parole de vérité et de vie en effet, à limage de cet autre Verbe auquel Mandelstam fait souvent référence dans des pages à laccent prophétique et messianique (6). Quoiquil en soit, la fonction du poète est déveiller le peuple à la conscience de sa vie profonde, de lui rendre ce sol originaire que la folie de lhistoire moderne lui dérobe, cette musique secrète encore enfouie au coeur de la langue. Et cela, il le fait à laide dobjets et dustensiles proches des hommes, ceux de leur vie quotidienne et pratique. Cest le seul moyen de sauver ce peuple. Et jusquau dernier moment, jusque dans la plus grande détresse morale et physique, cest encore cette confiance dans le pouvoir purificateur et baptismal du poème que clamera la voix irréductible de Mandelstam, comme le prouvent ces vers de 1937 : "Au peuple il faut un vers secrètement
natal Cest comme cela, cest-à-dire dans le souci constant de retrouver lessence dune nature, quil faut comprendre le fameux " je ne suis le contemporain de personne ". Car le lien privilégié quentretient Mandelstam avec la poésie ce lien qui nous émeut toujours, et plus encore que nous ne saurions le dire, lorsque nous percevons sa présence chez des hommes comme lui, comme Rilke, comme Trakl ou Celan et comme combien dautres encore ce lien donc peut sembler effectivement fonder une différence, une originalité, une singularité précaires et fragiles et comme fragile en effet fut Mandelstam, et proche du désespoir en ce printemps de 1934 où il tenta de se suicider. Et pourtant cest ce lien, et la différence quil fonde, qui sont exemplaires : à travers eux sexprime cette évidence que la poésie est la condition de lexistence, et quil y a lieu de risquer sa vie pour elle lorsque les temps le commandent. Dès lors, on ne peut être " le contemporain " daucune mode, daucune école ; de rien de ce qui passe avec le temps. Ni futuriste parce que les futuristes refusent toute valeur à la tradition ; mais futuriste par son amour du mot, par son respect des pouvoirs du signe ; acméiste sans doute pour le culte de la forme, pour la croyance en une culture universelle, mais refusant, en 1923, de participer à la reconstruction du mouvement, tel fut Mandelstam, habité par une exigence et par une présence autres, qui lui imposaient de se soumettre à un ordre intérieur hors duquel il nétait pas possible dêtre disponible pour lessentiel et de soffrir à la parole. Sans doute faut-il lutter et accepter de paraître traître à beaucoup, pour atteindre ces hauteurs, du moins naura-t-on jamais triché avec la terre : ni avec celle dArménie qui bouleverse Mandelstam tant il admire "la familiarité " quentretiennent les Arméniens " avec le monde des choses réelles " ; ni avec la terre russe quil retrouve, dans ses derniers poèmes de Voronèje, comme une promesse toujours offerte, comme un visage confiant tourné vers les hommes : " Sons et larmes et travaux * On comprend que, pour Mandelstam, la création littéraire ne puisse exister en dehors de cette liberté intérieure quil oppose superbement à loppression politique, et dont il fait, avec autant de fermeté que Rilke, par exemple, la condition de tout progrès en art : " ne jamais rien écrire qui ne soit pas le reflet dun état desprit intérieur ". Il sagit là dune forme dattention que je rapprocherais volontiers de celle que décrit Simone Weil, et quon pourrait définir avant tout comme une écoute. Le poète nécrit pas ; non, il écoute. En lui, qui soffre au silence, une présence se manifeste : " Louïe fine tend la voile
Il faut, oui, se taire, retourner au "
mutisme premier ". Rendre aveugles et muets les autres sens, à
lexception de louïe dont le lexique chez Mandelstam est
très riche, dès quil évoque le processus de
la création ; car ce qui se donne là, au coeur de cette
écoute, cest une voix, lécho dun rythme
; ce qui est premier est musique. Et les premiers mots du poème
sont donnés comme un chant ; le commencement du poème réalise
ce miracle toujours espéré que le " verbe " rendu
à son origine soit " redevenu musique ". " Maintenant, le brouillon détruit,
Personne ne répondra jamais exhaustivement au " comment faire ", le travail de la création ne pouvant se réduire à lexposé dune série de recettes que Mandelstam du reste na jamais énoncées. Mais ce quil dit en revanche des oeuvres quil aime et aux-quelles son regard donne vie est sans doute plus révéla-teur que tout discours théorique de la nature profonde du poème. En particulier cette définition que je tire de lEntretien sur Dante. " La Divine Comédie, loin daccaparer le temps du lecteur, le fait foisonner, comme un morceau de musique à linterprétation. En sétirant, le poème séloigne de sa fin qui survient, abrupte, et sonne comme un commencement ". Loeuvre provoque cette dilatation du temps de la lecture, qui déborde de toutes parts la forme, qui nous plonge dans un temps autre, vertical, où, comme dans la musique, ce sont des harmoniques qui donnent sens à la trame mélodique ; les tropes, les écarts, décuplant le pouvoir des signes, interrompent le cours normal des heures, au point que la fin " abrupte " du poème, du récit, ce qui pourrait apparaître comme le terme du temps, au contraire, " sonne " comme un commencement : le temps sabolit dans luvre, et non pas au sens de la croyance naïve selon laquelle elle nous plongerait dans léternité, mais bien selon cette loi interne de loeuvre, loi musicale, qui fait que le désir de parcourir à nouveau lespace et le temps créés est sans cesse réactivé. Loeuvre réalise le désir de léternel retour du même. Son essence est dêtre ouverte, même si son apparence extérieure est dachèvement. Car il y a ceci de mystérieux dans le poème, comme dans la musique, que lextrême régularité du rythme et de la mélodie, ce que lon appelle la mesure, se construit comme une sorte de conquête sans cesse remise en question sur la syncope ; de même que le poème tout à la fois simpose au silence et le rend pourtant nécessaire. Cest pourquoi le poème est encore parole : parce que, comme toute parole authentique, sa faim secrète est lépiphanie de ce qui se tient en réserve dans le silence et qui est offert en partage comme le lieu dune rencontre. Il est par essence tourné vers lautre, ce lecteur que Mandelstam nomme " linterprète ", au sens rigoureux que prend ce mot dans la musique. Poème-partition, il est " tissé comme un tapis dont les trames multiples ne se distin-guent que par la couleur que leur confère linterprétation " ; il est un organisme vivant, traversé d" impulsions ", d" intentions ", d" oscillations " ; il dit la vie, il veut la vie ; et sans doute est-il la plus sûre victoire à partager, sur la solitude et la mort.
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" Non, tu nes ni mort, ni seul", dit un poème de Voronèje écrit moins dun an avant que Mandelstam ne meure dans un camp de transit, à Vladivostok. Pourquoi donc a-t-il écrit, pour qui a-t-il parlé ? Nous savons bien, nous avons compris que ce nétait pas par pure bravade, par souci de se montrer en héros, quil sen est pris au siècle, " colosse cruel et hurleur ", quil a fustigé tel ou tel, et Staline avant tout, quand certains parmi les plus grands de ceux qui viendraient après lui sabaisseraient à écrire des odes à la louange du " montagnard du Kremlin " ; non, il ne sagissait pas de défendre une cause politique, ni de se défendre, ni dattaquer, ni dentrer en dissidence ; il ne sagissait pas non plus dune poésie pour la forme, pour le jeu, pour la parade; non ; cétait une poésie pour rien, si lon veut ; pour rien dautre que pour elle-même. Etant à elle-même sa propre fin. Mais il se trouve que ce rien-là est un tout pour lequel, quand on sappelle Mandelstam, on accepte de mourir, car il est des choses avec quoi cet homme ne transige pas, et en premier lieu ce qui fonde la poé-sie, la possibilité, la liberté, le droit absolus de faire rayonner et vibrer la parole: "En me privant des mers et de lélan
et de laile, en donnant à mon pied lassise dune
terre violente quavez-vous obtenu ? Piètre calcul! Non, tu nes pas mort, Ossip Mandelstam ! Paraphrasant René Char, qui sut de son côté remercier en toi " lIncliné nageant, le bras bleu, sa joue appuyée sur lépouvante et la merveille ", mais le paraphrasant dans une de ses adresses à Rimbaud, jaimerais pouvoir te dire, afin que ton visage supplicié nait pas glissé en vain sous la neige de Vladivostok, cette neige abominable des camps et de lexil où tu réclamais simplement sans doute de quoi te protéger du froid, jaimerais pouvoir dire en signe dhumble gratitude, et comme un visage sourit à travers ses larmes : " nous sommes quelques-uns à croire sans preuve le bonheur possible avec toi ". Jean-Marie BARNAUD (1) Une première version
de ce texte est parue dans La Sape, en 1991. |