Stéphane Roche/ sur Charles Juliet, 2 Par delà l'ego |
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Stéphane Roche est enseignant de collège dans la Vienne, il prépare une thèse sur le Journal de Charles Juliet la page Charles Juliet de remue.net autres études de Stéphane Roche sur Charles
Juliet |
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Au sein des différents registres du genre autobiographique,
les littératures du moi adoptant le cadre formel du journal intime
foisonnent, de nos jours, en une prolifération quencourage
la demande dun public avide dune telle consommation.
De la pratique ordinaire quil était, à ses origines, jusquà sa récente constitution en genre indéterminé, le " journal intime " suscite un intérêt ressortissant le plus souvent à une trouble fascination. Sil est apparu massivement en librairie à la fin du XIXe siècle, sa présence sur la scène littéraire, depuis plus de trente-cinq ans, ne laisse pas de soulever débats et controverses. En France, de rares travaux, tels ceux de pionniers comme Michèle Leleu (1952) ou Alain Girard (1963), ont certes pu conférer au journal quelques lettres de noblesse. Mais lopinion critique dominante, sur la vague du Nouveau Roman, et particulièrement sous lère du structuralisme, se faisait fort de réduire ce mauvais genre à une pratique littérairement douteuse, psychologiquement malsaine, et esthétiquement sans valeur. Pourtant, comme le stigmatise Roland Barthes en 1966, " parti pour occuper cette mince plage qui sépare lécriture de luvre, il ne sen est pas moins constitué très vite, sous la pression de lhistoire, de la société, en genre pleinement littéraire : le paradoxe du journal intime, cest précisément dêtre un genre ". Faisant écho aux bouleversements sans précédents dont le XXe siècle sest fait le théâtre, le " journal intime " semble en effet signer, à laube du 3e millénaire, son retour en grâce. " Conçu comme lexercice de la subjectivité la plus pure, la plus libre, se refusant par nature à toutes les codifications de luvre (fiction, construction, beau style), indifférent, pour ne pas dire rétif, à la publication (du moins à lorigine) ", il nen apparaît pas moins exactement, dans son principe, comme " un défi à la littérature note 1". Comme cela a été fort justement signalé, il se trouve ainsi des contempteurs du genre pour alléguer que la mauvaise littérature aurait remplacé la bonne : " à cette recrudescence des moi et des je, [ces derniers] prêtent des motivations qui vont de lindividualisme au narcissisme, du subjectivisme à la logorrhée narrative, de lintimisme à lautisme. Pour reprendre lexpression de Barrès, nous aurions affaire à un nouveau culte du moi, qui ne vaudrait pas mieux que le prototype barrésien. " Et, en effet, il semble bien que " tout se passe comme sil était impossible démouvoir ou de séduire le public sans passer, tel Abélard, par le récit de ses malheurs note 2". Signe des temps, miroir des civilisations occidentales revenues de la faillite des solutions collectives, des idéologies (politiques, religieuses...), lexpression individuelle qui témoigne, rend compte, profère ou menace en vertu de sa propre subjectivité, trouve une puissante résonance chez le lecteur contemporain. Les nouvelles valeurs, celles que génèrent les systèmes définis selon les règles des démocraties libérales, inavouées parce que honteuses, sancrent dans une préoccupation angoissée de soi-même, dans le souci de ses propres intérêts, limitant trop souvent la curiosité intellectuelle à lélucidation de ses particularités les plus élémentaires. Les effets pervers de ce narcissisme ambiant et contagieux, de cette égomanie qui trouve ses causes dans des options socio-économiques autant que philosophiques, imprègnent nos sociétés de la culture de la plainte note 3 , et fait prévaloir un discours doloriste qui se veut nouvelle parole dévangile. Or, si tenir son journal intime est loin de suffire pour accéder au rang décrivain, ce dernier ne faisant fonction de viatique, dans ce cadre-là, quà titre exceptionnel et/ou posthume... , de plus en plus nombreux sont les écrivains reconnus comme tels à publier le leur. Il apparaît ainsi dautant plus difficile de cerner les enjeux théoriques dun tel genre, que sa plasticité le rend apte à servir tous les discours, y compris ceux-là mêmes qui ne concernent, a priori, aucunement lintimité de leur auteur. En outre, sil est concevable de rédiger un texte dans la perspective de le publier sous le titre de Journal, dépassant les problématiques de la sincérité du diariste et de lauthenticité du texte, ainsi que de celui de son statut qualitativement littéraire ou infra-littéraire, il convient désormais de sinterroger sur les enjeux structurels dun tel mode dexpression qui sest imposé, ces dernières années, quon le regrette ou sen félicite, comme linfluence la plus décisive du renouvellement de la littérature en tant que création artistique. En 1957, quand Charles Juliet entreprend sa pratique de lécriture diariste, le contexte est tout autre. Nul horizon dattente ne permet de concevoir la tenue dun " journal intime " comme équivalente à la production dune uvre. Aussi est-ce dabord comme un aveu dimpuissance que débute la rédaction dun texte, écrit pour soi-même..., et nappartenant à aucune catégorie littéraire reconnue en tant que genre canonique. Cest afin de " se révéler à soi-même, se clarifier, sunifier " que des fragments dêtre, hiératiques et comminatoires, ouvrant sur un vide à investir, se trouvent dabord consignés, donnant sens et forme à ce qui finira par se constituer en un Journal. Ainsi, quelque temps après le début dun exercice qui sétend à ce jour sur une durée de quarante-cinq ans, le texte enregistre une note rendant compte des implications du travail engagé.
Générée par un besoin impérieux et une souffrance âprement assumée, lécriture se déploie, nécessaire et impossible, creusant un abîme où naîtra la création de soi. En un vertige, que la relecture amplifie encore jusquà la nausée, le Journal suscite et fonde le désarroi comme origine de la quête : " Un tel vide en moi quil ne peut être que celui de la mort note 5". Moyen de dépasser les conditionnements qui entravent le sujet dans sa relation à son irréductible vérité, lécriture diariste poursuit la connaissance de soi vers la libération de lêtre, longtemps condamné à se réduire dabord à " ce lieu où sempoignent sans relâche le oui et le non note 6". Lintime sy donne comme le but à atteindre, loin en soi. Et non comme la palette spectaculaire des aspects superficiels, et généraux, dune individualité complaisamment exhibée. Creuset de réflexions personnelles dordre existentiel, catalyseur dénergies antagonistes, voire conflictuelles, le " journal intime " (comme pratique), par essence, et en vertu du dispositif communicationnel quil implique, se donne ici, durant les trente-deux années que Juliet restitue, comme le lieu dinteractions entre les aspirations infinies de la pensée et les ressources limitées de la langue, entre labsolu (ou son désir) et le néant (ou son angoisse), investis simultanément dans les intermittences dune dialectique abyssale. Notes 1 Roland
BARTHES, " Alain Girard : Le Journal intime", in
uvres complètes, t. 2, 1966-1973, édition établie
et et présentée par Eric MARTY, Paris, éditions du
Seuil, 1994, p. 56. Cest nous qui soulignons. |