Stéphane Roche sur Charles Juliet / Le rythme du Journal cette étude est parue en février 2001 dans "La Faute à Rousseau" n° 26 courrier / e-mail pour Stéphane Roche |
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Mémoire dun parcours existentiel, le journal intime enregistre les aléas dune vie. Sa lecture se donne ainsi comme une promenade, souvent ardue, à travers divers sujets qui apparaissent et disparaissent, pour revenir parfois selon un éclairage toujours subjectif que le temps a modifié. Si la destination peut sembler secondaire en regard du chemin parcouru, comment rendre compte de celui-ci ? Le détail de son déroulement chronologique trouve dans lobservation du rythme de lécriture le moyen, en une représentation synthétique, de lire la trajectoire individuelle de litinéraire suivi. Sur une période de trente-deux années, de 1957 à 1988, le Journal de Charles Juliet (re)trace le parcours dun " autodidacte " dont lentreprise, entamée dans la détresse, se révèlera couronnée de succès. Il sagit du récit, au jour le jour, dune " quête " : celle de soi par lécriture, indissociable de celle de la création littéraire par la connaissance de soi. A lâge de 23 ans, quand il abandonne ses études de médecine pour se consacrer entièrement à lécriture, Charles Juliet cherche dans la pratique du journal le moyen daccomplir sa vocation décrivain. Lauteur de LAnnée de léveil obéit alors à " lurgent besoin de se révéler à soi-même, se clarifier, sunifier (...) ". Faute de réaliser des oeuvres satisfaisant à son exigence, et conscient des limites quil doit dépasser, il rédige alors des notes, dabord très brèves, comparables à des fragments, et qui, recueillies sous les entrées du jour ou de la période de leur consignation, constitueront ensuite le texte publié. Ce dernier tient en quatre volumes, respectivement intitulés : Ténèbres en terre froide (1957-1964), Traversée de nuit (1965-1968), Lueur après labour (1968-1981), Accueils (1982-1988). Sa rédaction se poursuit, un cinquième tome étant à paraître au printemps 2001. Le Journal en son entier comprend 2163 entrées réparties sur 1285 pages, dans sa récente réédition chez P.O.L. En comparaison avec dautres pratiques, telles celles dAmiel ou dAlfred Dreyfus, mentionnées et représentées dans le catalogueUn Journal à soi,( APA, 1997, p. 60-63), le rythme est ici irrégulier, marqué par de fortes variations de lactivité. Sa représentation graphique selon une vue densemble permet de sen faire une idée plus sensible. Le diagramme ci-dessous (qui figure le nombre dentrées par année) met en évidence une disparité qui apparaît dautant plus marquée dans la comparaison des différents tomes. Aucun devoir dassiduité quotidienne, comme dans le cas de Jehan Rictus, ni de méthode visant au rapprochement entre dates anniversaires (Pierre-Hyacinthe Azaïs), mais une périodicité plutôt lacunaire (Catherine Pozzi), une tendance à la dent-de-scie - une scie particulièrement éliminée entre 1969 et 1981 - , conséquence de la succession de séquences crescendo et decrescendo. Une apparente liberté, donc. Pas de discipline qui serait imposée de lextérieur, par le calendrier, mais une rigueur proche de lascèse, une attention quasi mystique accordée au " murmure intérieur ", une sujétion à la nécessité de " constituer lessentiel ", quand il le faut... seulement lorsque cela est possible. Si létude du rythme de lécriture fournit donc des indications générales sur une pratique individuelle, son intérêt trouve tout son sens dans la confrontation aux contenus. Des correspondances entre le rythme et le produit de lécriture (le caractère des sujets abordés, le mode de leur traitement...) sont-elles observables sur des périodes contemporaines ? Lexemple du Journal de Marinette Pelloux est à cet égard dune grande pertinence. En dressant un bilan personnel de lannée 1999 visualisée sous forme graphique (la Faute à Rousseau, n° 24, p. 5), elle donne une vision complète, sinon globale, de ce qui a été, sur douze mois, les aspects positifs et négatifs de sa vie. Symbolisés par des couleurs nuancées selon la teneur du vécu, les moments forts ou lâches, exaltants ou insipides, réjouissants ou douloureux charment loeil et sautent aux yeux, leur durée étant signifiée en proportion de la place occupée dans les colonnes du tableau. Simple et efficace. Dans le même esprit, mais en remplaçant
les périodes par les notes rédigées (jappelle
" note " chaque fragment dun ou plusieurs paragraphes
que peut contenir une entrée), et les couleurs par les thèmes
abordés dans chacune dentre elles, la comparaison des
années 1957 et 1988 donne à voir le travail du temps
sur lécriture à loeuvre dans le Journal
de Charles Juliet. La dispersion initiale fait place à une plus forte unité. La diversité moindre des thèmes abordés dans ces notes indique que le propos sest densifié autour de sujets mieux circonscrits. Ce changement équivaut à une plus grande richesse sémantique et stylistique du fragment textuel. Un lien réussit dès lors à sétablir entre les différents aspects de lexistence, tels quils se trouvent appréhendés par le prisme dune rédaction in progress. Au chaos des débuts prévaut désormais une relative harmonie. Ladhésion remplace ainsi le doute et la souffrance, affirmée par une ampleur certaine de lécriture. Cest ce que confirme la comparaison des contenus thématiques, classés selon lordre décroissant de leur occurrence note par note, certaines dentre elles appartenant à plusieurs catégories. 1957 : Autrui (35), Malaise existentiel (24), Refus du monde (23), Aphorisme (21), Introspection (15), Rétrospection (7), Auto-réflexion (7), Pratique du journal (1). 1988 : Autrui (34), Lécriture, la création littéraire (24), Introspection (18), Rétrospection (13) Aphorisme (5), Publication (3), Pratique du journal (1) + 1 poème de trois vers, sans titre, + 1 récit rétrospectif apparenté au registre de lautobiographie intitulé Fin des années lentes. On observe donc la disparition de 3 catégories : " Malaise existentiel ", " Refus du monde ", et " Auto-réflexion " et lapparition de 2 nouvelles, " Lécriture, la création littéraire ", " La publication ". Au caractère egocentré et à lexpression laconique des notes de 1957, où sexprime de façon émotionnelle la prise de conscience de difficultés auxquelles nulle solution autre que leur consignation journalière nest trouvée, sopposent désormais labondance et la maîtrise. Haine de soi et des autres, introspection forcenée, avidité et aridité... laissent la place à la compassion, à louverture à ce qui est ou advient. Lannée 1988 offre enfin à Charles Juliet la place quil avait longtemps cherchée : celle dun écrivain. Un écrivain qui, prenant le relais du diariste qui la généré, conclut le Journal par un récit autobiographique, et célèbre ainsi sa seconde naissance à la vie. Si la comparaison entre les thèmes disparus et les thèmes apparus est riche déclairages, la comparaison plus subtile des variations sur le même thème nen est pas moins significative. La rémanence des catégories, " Autrui ", " Aphorisme ", " Introspection" , " Rétrospection ", et " Pratique du journal ", permet une analyse plus fine de lévolution réalisée, dans lobservation des changements intervenus sur des thèmes constants. Ainsi du thème de laltérité :
L'étude combinée du rythme et des contenus, qui donne un aperçu, partiel, certes, de la complexité du journal, gagnerait sans doute à représenter visuellement ses résultats. Ce serait là une nouvelle étape franchie vers lélaboration dune " rythmanalyse opérationnelle ", telle que lévoque Ph. Lejeune dans le Moi des demoiselles (p. 163), interprétant les variations dune vie dans les intermittences du texte. |