GÉRARD BONNET / De l'affirmation
narcissique à l'affirmation du sexe
A propos de Marinus et Marina: quelques variations sur le regard
Avant toute chose, je pense qu'il n'est pas superflu que je réponde
à une question préalable que vous êtes en droit
de vous poser : que vient faire un psychanalyste, fut-il par ailleurs
enseignant, dans ces journées consacrées à un
écrivain, au sein d'une U.F.R. de littérature, pour
des personnes spécialisées dans l'analyse des textes
- Rassurez-vous : je ne suis pas là pour me mêler de
critique littéraire, ce n'est pas de ma compétence ;
encore moins pour faire de la « psychanalyse appliquée
», pour interpréter un auteur ou une oeuvre, car cela
paraît de plus en plus déplacé. Je ne partage
pas l'opinion de ceux qui pensent, avec D. Anzieu par exemple, à
propos de Beckett, que l'écriture est une poursuite de l'analyse,
une autre de ses modalités; ou, comme A. Green, que la lecture
analytique de l'écrivain suppose qu'on ait fait soimême
une analyse, ce qui rend le partage bien aléatoire: on comprend
qu'on ait parfois crié à l'impérialisme psychanalytique.
Je me rallie plus volontiers à la position
de J. Laplanche, pour qui l'inconscient est un donné premier,
implanté originellement du fait de la relation à l'autre,
insurmontable, irréductible, et que nous cherchons tant bien
que mal à traduire ou à métaboliser tout au long
de notre existence . L'artisan s'y emploie à sa façon
dans son activité quotidienne, l'écrivain ou le créateur
y travaille selon des modalités spécifiques, et la cure
analytique lui ouvre encore un autre champ, sur un tout autre mode,
rendu d'autant plus nécessaire que la libre expression du sujet
se trouve bloquée ou engagée sur des voies sans issue.
De ce point de vue, l'écriture est une voie, l'analyse en est
une autre. Et nous avons surtout à confronter nos intuitions
et nos catégories respectives. Freud ne s'est jamais érigé
en maître ou en juge par rapport aux écrivains, mais
plutôt en disciple et en compagnon. Il n'existe guère
de commune mesure entre le discours qui s'élabore en cours
de psychanalyse, qui vise à la déconstruction, au démontage,
à l'interprétation, et celui qui s'énonce dans
l'expression littéraire et qui vise avant tout à la
révélation ainsi qu'à la beauté et au
plaisir, de et dans l'expression.
C'est dans cet esprit que j'interviens aujourd'hui : pour apporter
quelques échos actuels à ce que j'ai appris comme fidèle
lecteur de C. Louis-Combet, en particulier lorsque j'ai découvert
un livre qui a fait date dans notre rencontre en 1979 : il s'agit
de Marinus et Marina. Il se fait que ce livre a été
publié chez Flammarion au moment où j'achevais mon étude
éditée aux P.U.F sur un chapiteau de Vézelay
qui raconte une légende analogue , et alors que je m'intéressais
plus particulièrement au moment où l'adolescente devient
femme . Tout cela tourne autour d'une idée que j'ai proposée
dans mon titre : « de l'effacement narcissique à l'affirmation
du sexe », auquel j'ajoute « quelques variations sur le
regard ». Alors, qu'est-ce que Marinus et Marina nous apporte
concernant ces thèmes qui sont essentiels pour la psychanalyse
? C'est ce que je vais tenter d'expliciter en reprenant quelques passages
de ce livre.
Parlons d'abord du narcissisme, et plus précisément
du mythe de Narcisse, car le roman de C. Louis-Combet s'inscrit dans
une longue tradition : depuis Milton, dans Le Paradis perdu, jusqu'à
P. Valéry avec sa Cantate de Narcisse, en passant par J.J.
Rousseau et sa délicieuse comédie: Narcisse ou l'amant
de luimême, c'est l'un des thèmes les plus récurrents
de la littérature. je rappelle rapidement le récit du
mythe, tel qu'il est rapporté par Ovide dans Les Métamorphoses.
Narcisse est donc un jeune chasseur d'une surprenante beauté,
que les nymphes contemplent à distance avec beaucoup d'envie.
Un jour, Narcisse qui entendait la voix d'Écho se répétant
sans pouvoir la saisir, lui lance sous forme de jeu Coeamus... »,
« unissons-nous ». Ravie par la réponse, celle-ci
sort de l'ombre et cherche à l'enlacer. C'est le moment de
la rencontre. Mais aussitôt Narcisse se dégage et s'enfuit
en riant. C'est la séparation. Echo est désespérée
et va se laisser mourir, se transformer en rocher. Les nymphes sont
éplorées, elles appellent la vengeance des dieux, et
Némésis entend leur prière et dresse un piège
imparable à Narcisse. Un jour où il se repose au bord
d'un ruisseau, il découvre dans l'onde une image qui n'est
autre que son propre reflet et il est complètement ébloui.
Il veut la rejoindre, en jouir, mais bien sûr, elle lui échappe.
Et de désespoir, il se laisse à son tour mourir sur
les bords du ruisseau, là même où quelque temps
plus tard va éclore une fleur qu'on appelle un narcisse. De
quoi est véritablement mort Narcisse ? La légende veut
que ce soit de s'être laissé prendre au spéculaire,
à l'amour de sa propre image. En réalité, il
s'agit de tout autre chose: P. Quignard a montré récemment
que Narcisse est tué par son propre regard, le regard sexuel,
dont il se fait à son insu l'objet et qui le fige, le rigidifie
comme un sexe, le transforme en cadavre. Pourquoi ? C'est très
précisément l'énigme dont le mythe est porteur
et qu'on retrouve dans Marinus et Marina.
Cela dit, le livre de Claude LouisCombet présente une
structure beaucoup plus complexe, car le narrateur est aussi et en
même temps un traducteur: il alterne six chapitres où
il commente certains épisodes marquants de sa propre vie, et
cinq chapitres, dans lesquels il traduit et commente librement une
légende bythinienne qui remonte au IVe ou Ve siècle,
selon laquelle une adolescente de quinze ans, nommée Marina,
a suivi son père dans un monastère d'hommes où
elle a été l'objet de calomnies non fondées,
avant d'y mourir comme une sainte. La légende de Marinus Marina
se déroule en quelque sorte à rebours de l'histoire
du narrateur, puisque celle-ci commence au moment où il quitte
la vie religieuse, - la scène est décrite dans les premières
pages en des termes inoubliables -, alors que la légende débute
au contraire avec l'entrée de Marina au monastère où
va se jouer son destin. C'est néanmoins sur cette légende
que nous allons faire porter notre attention car elle constitue en
quelque sorte le révélateur et la matrice originaire
du récit tout entier.
Elle se déroule selon un canevas assez semblable à celui
qui organise le mythe de Narcisse, et les épisodes marquants
sont les suivants. « La légende de Marina commence avec
la mort d'Irène, sa mère » (p. 85). Elle a tout
juste 15 ans. « Le père de Marina se nommait Eugène...
au lendemain de la mort de sa femme, il abandonna tout ce qu'il possédait,
confia sa fille à des voisins, et prit tout seul le chemin
de la montagne » (p. 95). Il rejoint le monastère de
Maria
Glykophilousa, où bientôt la vision obsédante
de sa fille qui l'appelle ne le quitte plus, ce qui le décide
à demander qu'il puisse l'amener avec lui. Mais il ment, en
affirmant qu'il s'agit d'un garçon. Le Père Abbé
accède à sa demande et Eugène retourne vers sa
maison où il découvre sa fille seule chez elle, complètement
nue, en train de prier Dieu. Il la contemple sans gène et l'enjoint
même de demeurer telle qu'elle est pour entendre sa proposition,
qu'elle accepte. Marina entre ainsi aux côtés de son
père au monastère, déguisée en homme,
et elle devient Marinus, tout en savourant intérieurement la
sensation de sa féminité devenue leur secret partagé.
« La présence d'Eugène le renvoyait constamment
à son irréductible identité. Car si, parmi les
autres frères, Marinus pouvait passer, à la rigueur,
pour un adolescent - auprès de son père, et dans la
complicité de leur secret, Marinus était toujours Marina,
fille d'Irène, enfant du village bithynien et amante du soleil
» (P. 207). C'est dire le désarroi de Marina quand, quelques
années plus tard, Eugène vient à mourir et qu'elle
ne trouve plus personne qui puisse témoigner de cette identité
secrète. « Le regard entendu du père et son visage
complice s'étaient abolis dans l'espace infini » (p.
242). Elle a alors atteint la trentaine et se trouve au sommet de
sa beauté.
C'est à ce moment-là que se produit un épisode
central, qui va jouer un rôle décisif dans le destin
de la jeune fille. Un jour où elle accompagne ses frères
moines à la ville pour y vendre le produit de leur artisanat,
elle se retrouve face à une très belle prostituée,
Salomé, et ne peut se retenir de la suivre. L'ayant rejointe
dans son intimité, elle se contente de la regarder se dénuder
devant elle, au grand dépit de celle-ci, comme si cela devait
suffire à rétablir la complicité perdue depuis
la mort du père. Malheureusement, le temps de la sidération
passé, les choses se gâtent: les frères commencent
à regarder Marinus « d'un oeil réprobateur »,
et, comble d'infortune, Salomé vient se plaindre d'avoir été
mise enceinte par le frère. Marinus ne se défend pas,
demeure totalement silencieux, aussi l’higoumène Porphyre
décide-t-il avec l’accord de tous les frères de
l’exclure du monastère. C'est dans cette exclusion totale,
à peu de distance de la communauté, que Marinus va passer
le reste de sa vie, vingt années, dans la solitude et l'abandon
le plus complet: dans une espèce de béatitude aussi.
Lorsque les frères viennent enfin le chercher pour le réintégrer
dans la communauté, il n'est déjà plus de ce
monde. Et finalement, c'est au moment de la toilette funèbre
que la vérité éclate : «lorsque apparut
le triangle de la femme sur le cadavre de Marinus, lorsque le corps
de la femme s'avoua soudain et totalement dans la réalité
de son sexe, l'homme - le plus jeune et le plus vieux - put enfin
hurler. Il cria. Il cria dans son cerveau. Il cria dans son cœur
et dans son sexe. Il cria dans son sang et dans sa moelle. Sa gorge
se déchira dans ses racines à hurler la désunion,
la rupture et la contradiction » (p. 322).
Voilà donc cette partie du roman dont je regrette vivement
de ne pouvoir citer que des bribes, tant le style en est d'une force
et d'une beauté peu communes. La chose la plus notable bien
sûr, et sur quoi nous allons porter d'abord toute notre attention,
c'est que pour C. Louis-Combet comme d'ailleurs pour la légende
dont il rend compte, Narcisse est une femme. Aussi la première
question que nous allons nous poser estelle de nous demander
pourquoi, et pourquoi surtout il lui faut se travestir en homme pour
se découvrir comme femme et s'aimer.
La réponse à cette double question impose un rapide
retour en arrière pour analyser de plus près un élément
qui est commun aux deux versions de la légende et que j'ai
beaucoup travaillé par ailleurs: il s'agit du regard, Il intervient
aux trois principaux moments du récit. Le premier moment notable,
c'est celui où la jeune fille se montre nue à son père
venu la rechercher pour l'emmener dans son monastère : le moment
exhibitionniste. On y assiste à la manifestation du regard.
Par cette attitude incongrue, Marina éveille en effet le regard
de son père, regard que sur ses recommandations, elle va intérioriser
en revêtant la bure, puis en partageant avec lui une réelle
complicité : complicité onirique, incestueuse, riche
en fantasmes et en secrets partagés. Ce premier moment correspond
à l'appel d'Écho, vers Narcisse et au plaisir qu'il
éveille en lui à son insu. On en trouve d'autres manifestations
chez ces adolescentes qui éprouvent le besoin de jouer à
l'homme, et qui au besoin s'habillent en homme pour se poser dans
la vie.
La mort du père de Marina vient rompre ce mode de compromis,
et elle évoque de ce point de vue la mort d'Écho, C’est
ce qui se passe aussi chez d’autres adolescentes qui ont perdu
leur père trop tôt et qui ne parviennent pas à
en faire le deuil. Comme elles, Marina ne renonce pas à son
accoutrement, au contraire, elle s'en sert pour séduire une
autre femme, Salomé, mais uniquement avec le dessein de l'amener
à s'exhiber devant elle. C'est le second moment critique de
la légende, le moment narcissique au sens propre du terme.
Face à Salomé, Marinus se retrouve comme Narcisse face
au miroir de l'onde, pourtant, on perçoit mieux ce qu'elle
y cherche. Il s'agit cette fois de s'approprier le regard qu'elle
partageait avec le père, de le récupérer pour
l'avoir à elle seule. Ce regard qu'elle avait suscité
mais qu'elle ne possédait qu'à demi, elle entend cette
fois le faire véritablement sien. Comme le fard, le déguisement,
le maquillage, le travestissement, et plus encore, est un piège
à regard, une machine à se le réapproprier, a
en jouir. Cela fait partie de la construction que chacun élabore
pour assurer sa jouissance dans son rapport à l'autre sans
s'y aliéner. Malheureusement, et là nous retrouvons
Narcisse, ce voyeurisme a sa contrepartie, puisque l'envers de ce
regard lui échappe et qu'il devient résolument hostile
et destructeur .
Enfin, troisième épisode marquant, là où
Narcisse s'effaçait pour laisser place à une fleur,
Marinus s'enfonce réellement dans le sol pour qu'apparaisse
enfin son sexe, qui s’affirme par delà la mort sous les
yeux étonnés des frères présents comme
la réalité des réalités, la révélation
suprême qui les juge et les renvoie à leur néant.
Nous assistons cette fois à ce que l'on pourrait appeler le
triomphe du regard. Ainsi se trouve manifesté ce qui fondamentalement
nous regarde et nous ramène à nos véritables
proportions : le sexe féminin, l'inconscient, la mort.
La légende nous fait donc assister à un véritable
jeu des regards : regard du père sur la fille que celle-ci
intériorise sans peine avant d'entrer dans la communauté
et qui l'assure de son identité; regard de la fille sur une
autre fille, qui lui permet de s'approprier ce regard et d'affermir
cette identité, ce qui ne va pas sans conséquences funestes,
même si la jeune fille y trouve une forme de béatitude
; regard sexe de la jeune fille sur les moines et sur tous ses contempteurs,
qui les juge, les condamne, les confond. La réponse à
la première question que nous nous posions est donc aussi paradoxale
qu'on pouvait s'y attendre : si Narcisse ici est une femme, c'est
parce que le narcissisme s'origine dans la vision du sexe féminin
tel qu'il est regardé par l'autre et en tout premier lieu par
le père. C'est là qu'il prend sa source, qu'il se déploie,
qu'il s'affirme. Voilà qui bouleverse bien des idées
reçues sur le narcissisme en question. Et si la femme est appelée
à se travestir en homme, en Narcisse, c'est que cela représente
le moyen par excellence pour intérioriser ce regard, le récupérer,
le faire sien : c'est parce qu'il constitue un piège à
regard, une machine à l'éveiller, à le capter,
à en jouir.
Relu de cette manière, ce texte s'avère pour l'analyste
extrêmement instructif. Son premier intérêt, c'est
qu'il fait du narcissisme féminin le prototype du narcissisme,
ce qu'il est déjà chez les premiers auteurs qui l'ont
mis à jour, Näcke et Havelock Ellis en particulier . D'autre
part, le roman contribue à réhabiliter le narcissisme
: c'est finalement lui le Marinus critiqué, vilipendé,
sous prétexte qu'il est une satisfaction de soi insupportable
aux moralistes. Il nous est démontré ici que loin d'être
une facilité, le véritable narcissisme inconscient est
une conquête, une épreuve exigeante, une aventure, et
qu'on n'en peut jouir sans prendre le risque considérable de
s'exposer sans protection avec ses désirs les plus inavouables
aux regards envieux et mortifères, comme le font Narcisse et
Marinus. Ce texte présente aussi l'avantage de dépasser
l'opposition narcissisme/ sexualité qu'une certaine étape
de la psychanalyse a eu tendance à ériger en modèle:
le sexe propre et son assomption se situent au cœur du narcissisme
au sens inconscient du terme, on ne peut s'aimer vraiment sans découvrir
sa place irremplaçable, même s'il représente en
définitive la part de mystère intraduisible qui est
au cœur de chacun d'entre nous. Enfin la lecture que nous offre
C. LouisCombet permet de dépasser l'opposition entre
soi et l'autre : il n'y a pas de narcissisme inconscient sans l'intégration
du regard de l'autre, regard du père, regard de la mère,
et de tous ceux qui vivent autour de nous.
Pourtant, cette première réponse, si éclairante
soit elle, appelle à son tour un certain nombre de questions
: pourquoi faut il que ces regards soient réels, alors que
tout l'itinéraire des principaux protagonistes est essentiellement
intérieur, spirituel ? Pourquoi faut il en passer par l'exhibition
effective, de la fille face au père, de Salomé face
à Marinus et de Marinus face aux moines, alors que tout est
construit autour d'un secret, d'une dissimulation ? Pourquoi enfin
le premier regard est il présenté comme positif, vivifiant,
alors que le second aura des conséquences mortifères
et que le troisième se présente comme un jugement, comme
une condamnation ?
Prenons les choses dans l'ordre. Si ces rencontres doivent être
réelles, c'est pour signifier que non seulement il n'y a pas
de narcissisme sans intervention de l'autre à tous les niveaux
de son élaboration, mais qu'au surplus, il faut que cet autre
soit effectivement présent et agissant. On s'en aperçoit
en particulier à propos des deux premiers moments que nous
avons distingués. Au moment de la première manifestation
du regard d'abord. L'autre ne peut se contenter d'une présence
morale, imaginaire, c'est bien pour cela qu'Eugène
revient de son monastère vers sa fille , il faut qu'il
soit là en chair et en os, qu'il regarde vraiment, sans dire
et sans agir. C'est une exigence que nous connaissons bien dans la
psychanalyse. On ne peut intérioriser que ce qui a été
préalablement extériorisé grâce à
la présence de l'adulte; on ne peut cacher que ce qui a d'abord
été vu et montré, en un va-et-vient incessant
qui fait songer au fameux jeu de la bobine. Même si la présence
de l'autre se réduit à cette expression la plus réduite
qui est celle du regard, elle n'en est pas moins nécessaire.
C'est plus vrai encore pour le second moment, celui de son appropriation.
Il faut que Marinus rencontre Salomé et la contemple réellement.
Il lui faut une Salomé charnelle, physique, exhibant sa féminité
sous sa forme la plus outrancière. Le moment narcissique par
excellence est donc tout simplement impossible sans que l'autre soit
là, et bien là, de la façon la plus impérative
qui puisse être.
Reste la question la plus cruciale : pourquoi ce moment donne-t-il
aussi naissance à des regards envieux, destructeurs, et finalement
mortifères. C'est la question qui est au cœur du mythe
antique. Le narcissisme, c'est aussi la rencontre avec la mort. Pourquoi
? Chaque mythe, chaque théorie comporte un essai de réponse.
Dans le récit d'Ovide, c'est clair : Narcisse doit disparaître
parce qu'il a fait disparaître Écho. Marinus disparaîtra
pour avoir voulu faire disparaître son père et Salomé.
« OEil pour oeil ». L'appropriation du regard suppose
la mort ou la disparition de l'autre, et il en résulte la peur
d'un talion qui se manifeste sous des formes diverses selon les histoires.
Comme si c'était le prix à payer pour s'approprier le
regard. Un prix fictif, mais qui revient curieusement dans la réalité
compte tenu de l'avantage qu'il procure. D'autres hypothèses
ont été avancées par la psychanalyse, dont l'une
au moins rejoint la dernière page que le roman consacre à
Marina : c'est qu'il y a toujours un élément irréductible
à l'appropriation, quelque chose qui échappe, à
Marinus mais aussi à Salomé et à ses frères.
Quelque chose qui les poursuit, une part de mystère intraduisible,
informulable, et qui va se manifester quand apparaîtra le sexe
de Marina. A ce moment-là, il n'y a rien à dire, on
ne peut que crier. D'autres théories parlent de l'ambiguïté
insurmontable du regard comme objet partiel, qui est dans l'inconscient
objet de jouissance et de plaisir, mais aussi objet persécutif
ou de mort: cette ambiguïté donne lieu à clivage
dès que les partenaires du plaisir se séparent, et celui
qui jouit de l'objet se sent immédiatement menacé par
sa part maudite. Finalement, autant le dire clairement, nous n'avons
pas de réponse définitive à cette question vieille
comme le monde: depuis toujours, celui qui jouit d'un objet quel qu'il
soit redoute l'envie, le mauvais oeil, et à plus forte raison
quand il entend s'approprier cette jouissance pour lui seul, en faire
sa jouissance propre. On ne peut rien contre cette malédiction
qui pèse depuis toujours sur le narcissisme, et les mises en
garde des moralistes n'ont pas d'autre raison que de l'entériner.
On ne peut rien. Sauf, tenter de l'apprivoiser, de l'exorciser, d'inverser
la menace à son propre profit. Et cela nous ramène au
travail de l'écrivain dont Claude Louis-Combet nous fournit
un étonnant exemple. C'est là son art, sa raison d'être.
Car quelle est la visée principale qu'il poursuit en écrivant
un roman tel que Marinus et Marina? Traduire une légende ancienne,
insolite, qui ne correspond plus à nos coutumes actuelles ?
C'est un premier fait. Pour C. Louis-Combet, l'écrivain est
un traducteur, il l'est et il le sera toujours d'une manière
ou d'une autre, assurant à son niveau la transmission de ce
discours littéraire qui s'élabore au fil des siècles
et grâce auquel l'esprit humain brave les risques du temps.
Pourtant, on le constate à chaque ligne du livre, il est bien
plus qu'un traducteur, puisqu'il parle surtout de luimême.
Alors s'agit-il de raconter sa propre légende, de nous rapporter
certains moments de sa vie qu'il considère comme décisifs
? Ce fait-là aussi est indéniable : chez C. Louis-Combet,
l'écriture est toujours autobiographique, fut-ce par ce genre
de détours. Il nous dit à un moment du livre que la
traduction de la légende fut pour lui une véritable
révélation, disons aussi un véritable révélateur,
au sens chimique du terme : grâce à cette rencontre,
il a compris que le moment où il a quitté le couvent
pour affronter l'existence a été pour lui, comme pour
Marina, le moment de l'appropriation du regard, le moment narcissique
au sens propre du terme et grâce à elle, il a pu en mesurer
les risques. C'est pour cette raison qu'il s'est mis à raconter
ces deux histoires l'une dans l'autre, l'une par l'autre, les tissant
avec son génie propre pour donner à son texte une véritable
grandeur.
Et nous touchons enfin à la véritable raison d'être
de son écriture : car cette beauté, ce style, déjouent
au moins pour un temps les regards jaloux et envieux qui ont eu raison
de son héroïne. La création ou la recréation
sont finalement les seuls moyens dont nous disposons pour survivre
à l'action du mauvais oeil. Le roman ressemble à cet
égard à la fleur de narcisse: c'est l’œuvre,
triomphant de la fatalité. Et si l'écrivain joue lui
aussi le jeu de la nudité puis du travestissement, grâce
à l'écriture, c'est que non seulement il vise à
s'approprier le regard, à en jouir, mais qu'il cherche aussi
par-là à en surmonter les pièges. C'est ainsi
que C. Louis-Combet, grâce aux deux récits entrecroisés,
l'un quasi autobiographique et l'autre tiré du passé,
nous montre comment le narrateur se sert de la traduction auquel il
se livre pour se livrer d'une façon à la fois offerte
et dérobée. Au fur et à mesure qu'il la traduit
avec ses propres mots, dans son propre style, il s'aperçoit
qu'il donne forme et consistance à son vécu le plus
profond et il le fait de telle façon que son oeuvre y survive.
Pour un psychanalyste, on peut difficilement mieux exprimer le rapport
de l'écrivain à l'inconscient, et je reviens à
ce que j'en disais en commençant: l'inconscient est le dépôt
en nous des premiers messages de l'autre, messages à jamais
enfouis, chosifiés, et qui pourtant animent toute notre existence
sans que nous puissions jamais vraiment les connaître. Il n'est
pas question de les traduire directement, et à plus forte raison
d'en rendre compte. C'est là, comme un donné inéluctable,
comme le mauvais oeil, comme le sexe de Marina, ce qui nous regarde
à jamais. C'est en traduisant une légende ancienne à
partir de ce qu'il vit aujourd'hui, et réciproquement, que
l'écrivain s'avère capable de le métaboliser,
d'en tirer parti et de s'y exposer sans en révéler pour
autant la teneur exacte. L'inconscient, c'est ce que Marinus cache
à son insu sous sa bure de moine, ce dont il jouit d'abord
intérieurement, puis qu'il assume à la face du monde,
dont il ne sait rien en vérité et qui n'apparaîtra
dans son inanité que lorsqu'il aura franchi le seuil de la
mort. Et si les regards jouent dans ce texte un rôle aussi capital,
c'est qu'ils représentent les présences sans lesquelles
ce cheminement est tout simplement impossible: ce sont en quelque
sorte les catalyseurs de l'opération. C'est en suscitant le
regard de son père par la grâce de son corps désirant
que Marina devient Marinus, autrement dit s'identifie à lui
pour tirer parti de ce qui s'est passé de lui à elle
; c'est en suscitant son propre regard pour le corps désirant
de Salomé que Marinus redevient intérieurement Marina,
s'identifie à elle et tire parti de tout ce qui s'est vécu
de femme à femme ; et c'est en devenant regard, en se transformant
en regard à son tour, que MarinusMarina devient cet
objet à tout faire face auquel chacun peut mesurer sa grandeur
et son inévitable néant. L'écrivain fait de même,
mais on perçoit mieux grâce à lui le statut du
regard inconscient en question, dont Lacan fait l'objet « a
» par excellence, l'éclat entrevu et à jamais
perdu dans le rapport à l'autre, et dont nous ne pouvons vraiment
jouir que lorsque nous fermons les yeux .
Quant à Claude Louis-Combet, grâce à son travail
d'écriture, il s'exhibe à la façon de Marina,
en un montrer/cacher dont sa prose est l'exemple même. Il instaure
un processus qui est successivement de partage, d'intériorisation
et d'appropriation, pour lui, et ses lecteurs. Avec un reste, inévitable,
qu'il reprend inlassablement à chaque nouvel ouvrage, dans
l'espoir de reculer le moment où le cri restera le seul moyen
d'expression. De ce point de vue, ce n'est ni un voyant, ni un visuel,
mais c'est un visionnaire, un visionnaire aveugle, comme Homère,
comme Tirésias, et qui nous donne à voir ce qu'il doit
perdre de vue à chaque instant pour accéder à
sa recréation.
Je conclus. J'ai eu encore tout récemment une Marina en analyse.
Elle est arrivée habillée comme un garçon, longiligne,
à la fois très gracieuse et d'une maladresse désarmante.
Aînée de cinq enfants, seule fille, elle avait perdu
sa mère à l'âge de dix-sept ans, et elle était
restée auprès de son père pour l'accompagner
dans l'éducation des plus jeunes. Dès qu'il a été
question de ses rêves, ils ont manifesté une connivence
sexuelle entre son père et elle qui l'a complètement
stupéfaite. Car dans la réalité, elle était
surtout attirée par les femmes, les Salomé. Il a fallu
finalement qu'elle passe par un véritable moment narcissique
pour qu'elle assume enfin son identité de femme, et qu'à
la différence de Marinus, elle quitte non seulement son cénacle
d'hommes, mais aussi l'habit. Autrement dit pour qu'elle se retrouve
symboliquement dans la tenue où se trouvait Marina quand son
père est venu la prendre, mais cette fois face à un
autre homme, venu de Byzance, pour la conquérir. La récupération
du regard et la double exhibition qu'elle suppose s'est opérée
pour elle dans l'intimité de la cure analytique. Mais grâce
à des textes comme celui de Claude Louis-Combet, elle a pris
à mes yeux une dimension universelle .
© Gérard Bonnet