Claude Louis-Combet / Marinus et Marina
réédition chez Corti du "roman" de Claude Louis-Combet
avec une étude de Gérard Bonnet

téléchargez : Marinus et Marina - présentation, liens et ressources (PDF)
par Ronald Klapka

Marinus et Marina a été publié en 1979 chez Flammarion dans la collection Textes, Tsé-tsé chez le même éditeur en 1972 dans la même collection , Mémoire de Bouche aux éditions de la Différence en 1977.

Les éditions José Corti rééditent aujourd'hui Marinus et Marina, suivi d’une postface « Du fond de l’ambiguïté, j’ai crié vers toi Seigneur » ainsi que Tsé-tsé suivi de Mémoire de Bouche avec pour postface « Pour une métaphysique de la succion ».
Les préfaces rédigées pour cette nouvelle édition donnent la mesure du chemin parcouru. A cet égard, l’introduction de Jean-Christophe Millois  au hors-série n°8 de la revue Prétexte, demeure aussi instructive que pertinente quant à l’appréciation et à la réception de l’œuvre. « Chaque mot, chaque souffle qu'offre un texte de Claude Louis-Combet contredit toute notion de rupture brutale, d'évolution ou de renouvellement ostensibles. Non que l’œuvre qu'il s'agit de présenter ne soit pas inventive, au contraire. Mais comme le détachement qui la caractérise la situe en deçà des courants littéraires identifiables et de l'humeur des journaux, elle paraît se situer à rebours de son époque, s'abîmant avec splendeur et discrétion, avec une violence inouïe parfois, dans la contemplation et dans le ressassement de sa propre genèse. Sorte de volume aux contours incertains qu'aucune perturbation extérieure ne semble altérer, elle occupe une place singulière dans la littérature contemporaine - et, peut-être, n'ayant comme intercesseur officiel pour elle que la passion obstinée de ceux qui l'éditent et qui la lisent, une place privilégiée. Elle apparaît pour ces raisons tout à la fois infiniment proche et infiniment étrangère, infiniment palpable et infiniment fictive. Et elle est, indéniablement, une oeuvre qui déroute. Mais l'obsession de l'écriture chez Claude Louis-Combet épuise l'incompréhension à laquelle cette oeuvre pourrait se heurter. Elle est simplement, radicalement, le signe d'une rigueur exemplaire qui a su, avec une égale profondeur de voix, unir poésie, essais et fictions dans un seul et même mouvement. » (Claude Louis-Combet et le texte au-dedans, Notes pour une présentation)
Doit-on penser qu’en dépit de l’attention de l’éditeur , de la reconnaissance de l’Université (colloques de Lille III et de Besançon ), la publication de collectifs, d’études remarquables , l’œuvre  se situe selon une expression de François Bon du côté de l’ « outrageusement littéraire », ce dont il faut semble-t-il protéger le « grand public »?
Rappelons que Marinus et Marina a été publié avec la mention  « roman.  La quatrième de couverture nuance la mention générique et explique qu'un narrateur cherche à lire son moi à la lumière d'une histoire qui lui est étrangère par sa langue, sa culture et sa foi : c'est l'histoire d'une jeune fille chrétienne vivant en Bithynie au Ve siècle. Femme, elle s'appelle à l'origine Marina, elle est entrée dans un monastère d'hommes sur la demande de son père devenu veuf et l'ayant précédée dans la vie monastique. Elle a dissimulé jusqu'à la mort, sous le nom de Marinus, sa véritable identité. L'auteur précise que la problématique du masculin et du féminin introduite dans ce récit, ne débouche « sur aucune voie de salut ».

Dans la postface Claude Louis-Combet indique:
Jamais je n'ai éprouvé aussi impérieusement la nécessité de recourir à l'écriture que dans l'instant où découvrant, par pur hasard de lecture, quelques lignes qui résumaient la légende de sainte Marina, j'ai compris soudain que cette vieille trame romanesque et hagiographique des premiers temps chrétiens m'offrait, avec ses ombres et ses lumières, l'écran de projection pour l'histoire mêlée de mon coeur. En quelques secondes, une évidence lumineuse s'est imposée à mon esprit: mon histoire individuelle, dans quelques-uns de ses axes dynamiques fondamentaux et de ses moments cruciaux les plus intenses, n'était que la forme actualisée d'un modèle légendaire, autrefois vécu, autrefois conçu, avec lequel s'établit une correspondance terme à terme de situations réelles ou oniriques, en partage de fantasmes et d'obsessions et peut-être aussi d'extases sacrées ou profanes. En cet instant s'est trouvé formulé, pour l'essentiel, le principe directeur de la mythobiographie : texte de fiction, inspiré d'une biographie légendaire ou mythologique, laquelle sert de révélateur à l'existence historique du narrateur, ou scripteur, ou homme du texte, dès lors aspiré autant qu'inspiré par le récit et tenu de s'y introduire et de s'y confronter comme personnage de roman, mais aussi comme témoin, sans perdre de vue, toutefois, qu'il est le maître de l'oeuvre et en détient l'entière responsabilité esthétique.

L'alternance des chapitres de Marinus et Marina  met en regard l'évolution intérieure du narrateur (qui  abandonne la vie monastique- "pauvre ami"- et la progression du récit ancien avec ses péripéties dont la rencontre d'une irrésistible Salomé. Toutes les ressources du style donnent à l'ensemble  une grande ampleur de réflexion , et ne permettent pas de résister à la pression du texte par lequel on est inexorablement absorbé. (Qui lira en contrepoint l'autre livre réédité de Claude Louis-Combet verra que  tant le thème que l'écriture sont bien dans cette manière et dans cette matière....)

Gérard Bonnet, psychiatre et psychanalyste, connaisseur de l’œuvre de Claude-Louis Combet a donné au colloque de Lille III diffusé par le biais de la Revue des Sciences Humaines (n° 246) une communication dans laquelle il souligne l’apport de cette œuvre, comment elle a pu en certaines circonstances éclairer sa pratique, sans céder à la tentation de la psychanalyse appliquée. Il a bien voulu permettre aux lecteurs de remue.net d'en prendre connaissance.
Ce même auteur a d’ailleurs emprunté à la réflexion de l’écrivain dans le Chemin des Vanités d’Henri Maccheroni (José Corti, 2000 ) et sa préface aux Cinéraires de Miriam Silesu,   pour son dernier livre « Défi à la pudeur » .
La générosité de Claude Louis-Combet le conduit également à donner des préfaces à des maisons d’éditions moins ou peu  connues, ainsi « Lydwine de Schiedam, figure de proue » pour une réédition de Lydwine de Schiedam de Huysmans aux éditions A Rebours (Lyon, nov. 2002) avec une belle réflexion sur cette sainte rejoignant la cohorte des Catherine Emmerich et autres Angèle de Foligno, mais également sur l’atttitude de K-J Huysmans et sa singulière évolution. De même,  une lumineuse préface « L’enfance du paysage » à un livre non moins lumineux de Ramuz  Vendanges  (éditions Séquences, BP 114, 44402 Rezé cedex), d’où se dégage un art du temps que ne renierait pas je crois Jean-Paul Goux. 

On  retrouve dans ces préfaces un écrivain aussi attentif, aussi précis, aussi fidèle, aussi « réflexif » que dans les « grandes » œuvres dont la lecture imprime une marque qui perdure .

Liens Claude Louis-Combet sur remue.net
Une chronique (Transfigurations, L'homme du texte) assortie d'un dossier :  Louis-Combet, l'écriture au corps
Une lecture de Corinne Bayle:   Le coeur déchiré
De l'atelier contemporain n° 5 :  Dits et médits de Lily Pute

GÉRARD BONNET / De l'affirmation narcissique à l'affirmation du sexe
A propos de Marinus et Marina: quelques variations sur le regard

Avant toute chose, je pense qu'il n'est pas superflu que je réponde à une question préalable que vous êtes en droit de vous poser : que vient faire un psychanalyste, fut-il par ailleurs enseignant, dans ces journées consacrées à un écrivain, au sein d'une U.F.R. de littérature, pour des personnes spécialisées dans l'analyse des textes - Rassurez-vous : je ne suis pas là pour me mêler de critique littéraire, ce n'est pas de ma compétence ; encore moins pour faire de la « psychanalyse appliquée », pour interpréter un auteur ou une oeuvre, car cela paraît de plus en plus déplacé. Je ne partage pas l'opinion de ceux qui pensent, avec D. Anzieu par exemple, à propos de Beckett, que l'écriture est une poursuite de l'analyse, une autre de ses modalités; ou, comme A. Green, que la lecture analytique de l'écrivain suppose qu'on ait fait soi﷓même une analyse, ce qui rend le partage bien aléatoire: on comprend qu'on ait parfois crié à l'impérialisme psychanalytique.

Je me rallie plus volontiers à la position de J. Laplanche, pour qui l'inconscient est un donné premier, implanté originellement du fait de la relation à l'autre, insurmontable, irréductible, et que nous cherchons tant bien que mal à traduire ou à métaboliser tout au long de notre existence . L'artisan s'y emploie à sa façon dans son activité quotidienne, l'écrivain ou le créateur y travaille selon des modalités spécifiques, et la cure analytique lui ouvre encore un autre champ, sur un tout autre mode, rendu d'autant plus nécessaire que la libre expression du sujet se trouve bloquée ou engagée sur des voies sans issue. De ce point de vue, l'écriture est une voie, l'analyse en est une autre. Et nous avons surtout à confronter nos intuitions et nos catégories respectives. Freud ne s'est jamais érigé en maître ou en juge par rapport aux écrivains, mais plutôt en disciple et en compagnon. Il n'existe guère de commune mesure entre le discours qui s'élabore en cours de psychanalyse, qui vise à la déconstruction, au démontage, à l'interprétation, et celui qui s'énonce dans l'expression littéraire et qui vise avant tout à la révélation ainsi qu'à la beauté et au plaisir, de et dans l'expression.

C'est dans cet esprit que j'interviens aujourd'hui : pour apporter quelques échos actuels à ce que j'ai appris comme fidèle lecteur de C. Louis-Combet, en particulier lorsque j'ai découvert un livre qui a fait date dans notre rencontre en 1979 : il s'agit de Marinus et Marina. Il se fait que ce livre a été publié chez Flammarion au moment où j'achevais mon étude éditée aux P.U.F sur un chapiteau de Vézelay qui raconte une légende analogue , et alors que je m'intéressais plus particulièrement au moment où l'adolescente devient femme . Tout cela tourne autour d'une idée que j'ai proposée dans mon titre : « de l'effacement narcissique à l'affirmation du sexe », auquel j'ajoute « quelques variations sur le regard ». Alors, qu'est-ce que Marinus et Marina nous apporte concernant ces thèmes qui sont essentiels pour la psychanalyse ? C'est ce que je vais tenter d'expliciter en reprenant quelques passages de ce livre.

Parlons d'abord du narcissisme, et plus précisément du mythe de Narcisse, car le roman de C. Louis-Combet s'inscrit dans une longue tradition : depuis Milton, dans Le Paradis perdu, jusqu'à P. Valéry avec sa Cantate de Narcisse, en passant par J.J. Rousseau et sa délicieuse comédie: Narcisse ou l'amant de lui﷓même, c'est l'un des thèmes les plus récurrents de la littérature. je rappelle rapidement le récit du mythe, tel qu'il est rapporté par Ovide dans Les Métamorphoses. Narcisse est donc un jeune chasseur d'une surprenante beauté, que les nymphes contemplent à distance avec beaucoup d'envie. Un jour, Narcisse qui entendait la voix d'Écho se répétant sans pouvoir la saisir, lui lance sous forme de jeu Coeamus... », « unissons-nous ». Ravie par la réponse, celle-ci sort de l'ombre et cherche à l'enlacer. C'est le moment de la rencontre. Mais aussitôt Narcisse se dégage et s'enfuit en riant. C'est la séparation. Echo est désespérée et va se laisser mourir, se transformer en rocher. Les nymphes sont éplorées, elles appellent la vengeance des dieux, et Némésis entend leur prière et dresse un piège imparable à Narcisse. Un jour où il se repose au bord d'un ruisseau, il découvre dans l'onde une image qui n'est autre que son propre reflet et il est complètement ébloui. Il veut la rejoindre, en jouir, mais bien sûr, elle lui échappe. Et de désespoir, il se laisse à son tour mourir sur les bords du ruisseau, là même où quelque temps plus tard va éclore une fleur qu'on appelle un narcisse. De quoi est véritablement mort Narcisse ? La légende veut que ce soit de s'être laissé prendre au spéculaire, à l'amour de sa propre image. En réalité, il s'agit de tout autre chose: P. Quignard  a montré récemment que Narcisse est tué par son propre regard, le regard sexuel, dont il se fait à son insu l'objet et qui le fige, le rigidifie comme un sexe, le transforme en cadavre. Pourquoi ? C'est très précisément l'énigme dont le mythe est porteur et qu'on retrouve dans Marinus et Marina.

Cela dit, le livre de Claude Louis﷓Combet présente une structure beaucoup plus complexe, car le narrateur est aussi et en même temps un traducteur: il alterne six chapitres où il commente certains épisodes marquants de sa propre vie, et cinq chapitres, dans lesquels il traduit et commente librement une légende bythinienne qui remonte au IVe ou Ve siècle, selon laquelle une adolescente de quinze ans, nommée Marina, a suivi son père dans un monastère d'hommes où elle a été l'objet de calomnies non fondées, avant d'y mourir comme une sainte. La légende de Marinus Marina se déroule en quelque sorte à rebours de l'histoire du narrateur, puisque celle-ci commence au moment où il quitte la vie religieuse, - la scène est décrite dans les premières pages en des termes inoubliables -, alors que la légende débute au contraire avec l'entrée de Marina au monastère où va se jouer son destin. C'est néanmoins sur cette légende que nous allons faire porter notre attention car elle constitue en quelque sorte le révélateur et la matrice originaire du récit tout entier.

Elle se déroule selon un canevas assez semblable à celui qui organise le mythe de Narcisse, et les épisodes marquants sont les suivants. « La légende de Marina commence avec la mort d'Irène, sa mère » (p. 85). Elle a tout juste 15 ans. « Le père de Marina se nommait Eugène... au lendemain de la mort de sa femme, il abandonna tout ce qu'il possédait, confia sa fille à des voisins, et prit tout seul le chemin de la montagne » (p. 95). Il rejoint le monastère de Maria Glykophilousa, où bientôt la vision obsédante de sa fille qui l'appelle ne le quitte plus, ce qui le décide à demander qu'il puisse l'amener avec lui. Mais il ment, en affirmant qu'il s'agit d'un garçon. Le Père Abbé accède à sa demande et Eugène retourne vers sa maison où il découvre sa fille seule chez elle, complètement nue, en train de prier Dieu. Il la contemple sans gène et l'enjoint même de demeurer telle qu'elle est pour entendre sa proposition, qu'elle accepte. Marina entre ainsi aux côtés de son père au monastère, déguisée en homme, et elle devient Marinus, tout en savourant intérieurement la sensation de sa féminité devenue leur secret partagé. « La présence d'Eugène le renvoyait constamment à son irréductible identité. Car si, parmi les autres frères, Marinus pouvait passer, à la rigueur, pour un adolescent - auprès de son père, et dans la complicité de leur secret, Marinus était toujours Marina, fille d'Irène, enfant du village bithynien et amante du soleil » (P. 207). C'est dire le désarroi de Marina quand, quelques années plus tard, Eugène vient à mourir et qu'elle ne trouve plus personne qui puisse témoigner de cette identité secrète. « Le regard entendu du père et son visage complice s'étaient abolis dans l'espace infini » (p. 242). Elle a alors atteint la trentaine et se trouve au sommet de sa beauté.

C'est à ce moment-là que se produit un épisode central, qui va jouer un rôle décisif dans le destin de la jeune fille. Un jour où elle accompagne ses frères moines à la ville pour y vendre le produit de leur artisanat, elle se retrouve face à une très belle prostituée, Salomé, et ne peut se retenir de la suivre. L'ayant rejointe dans son intimité, elle se contente de la regarder se dénuder devant elle, au grand dépit de celle-ci, comme si cela devait suffire à rétablir la complicité perdue depuis la mort du père. Malheureusement, le temps de la sidération passé, les choses se gâtent: les frères commencent à regarder Marinus « d'un oeil réprobateur », et, comble d'infortune, Salomé vient se plaindre d'avoir été mise enceinte par le frère. Marinus ne se défend pas, demeure totalement silencieux, aussi l’higoumène Porphyre décide-t-il avec l’accord de tous les frères de l’exclure du monastère. C'est dans cette exclusion totale, à peu de distance de la communauté, que Marinus va passer le reste de sa vie, vingt années, dans la solitude et l'abandon le plus complet: dans une espèce de béatitude aussi. Lorsque les frères viennent enfin le chercher pour le réintégrer dans la communauté, il n'est déjà plus de ce monde. Et finalement, c'est au moment de la toilette funèbre que la vérité éclate : «lorsque apparut le triangle de la femme sur le cadavre de Marinus, lorsque le corps de la femme s'avoua soudain et totalement dans la réalité de son sexe, l'homme - le plus jeune et le plus vieux - put enfin hurler. Il cria. Il cria dans son cerveau. Il cria dans son cœur et dans son sexe. Il cria dans son sang et dans sa moelle. Sa gorge se déchira dans ses racines à hurler la désunion, la rupture et la contradiction » (p. 322).

Voilà donc cette partie du roman dont je regrette vivement de ne pouvoir citer que des bribes, tant le style en est d'une force et d'une beauté peu communes. La chose la plus notable bien sûr, et sur quoi nous allons porter d'abord toute notre attention, c'est que pour C. Louis-Combet comme d'ailleurs pour la légende dont il rend compte, Narcisse est une femme. Aussi la première question que nous allons nous poser est﷓elle de nous demander pourquoi, et pourquoi surtout il lui faut se travestir en homme pour se découvrir comme femme et s'aimer.

La réponse à cette double question impose un rapide retour en arrière pour analyser de plus près un élément qui est commun aux deux versions de la légende et que j'ai beaucoup travaillé par ailleurs: il s'agit du regard, Il intervient aux trois principaux moments du récit. Le premier moment notable, c'est celui où la jeune fille se montre nue à son père venu la rechercher pour l'emmener dans son monastère : le moment exhibitionniste. On y assiste à la manifestation du regard. Par cette attitude incongrue, Marina éveille en effet le regard de son père, regard que sur ses recommandations, elle va intérioriser en revêtant la bure, puis en partageant avec lui une réelle complicité : complicité onirique, incestueuse, riche en fantasmes et en secrets partagés. Ce premier moment correspond à l'appel d'Écho, vers Narcisse et au plaisir qu'il éveille en lui à son insu. On en trouve d'autres manifestations chez ces adolescentes qui éprouvent le besoin de jouer à l'homme, et qui au besoin s'habillent en homme pour se poser dans la vie.

La mort du père de Marina vient rompre ce mode de compromis, et elle évoque de ce point de vue la mort d'Écho, C’est ce qui se passe aussi chez d’autres adolescentes qui ont perdu leur père trop tôt et qui ne parviennent pas à en faire le deuil. Comme elles, Marina ne renonce pas à son accoutrement, au contraire, elle s'en sert pour séduire une autre femme, Salomé, mais uniquement avec le dessein de l'amener à s'exhiber devant elle. C'est le second moment critique de la légende, le moment narcissique au sens propre du terme. Face à Salomé, Marinus se retrouve comme Narcisse face au miroir de l'onde, pourtant, on perçoit mieux ce qu'elle y cherche. Il s'agit cette fois de s'approprier le regard qu'elle partageait avec le père, de le récupérer pour l'avoir à elle seule. Ce regard qu'elle avait suscité mais qu'elle ne possédait qu'à demi, elle entend cette fois le faire véritablement sien. Comme le fard, le déguisement, le maquillage, le travestissement, et plus encore, est un piège à regard, une machine à se le réapproprier, a en jouir. Cela fait partie de la construction que chacun élabore pour assurer sa jouissance dans son rapport à l'autre sans s'y aliéner. Malheureusement, et là nous retrouvons Narcisse, ce voyeurisme a sa contrepartie, puisque l'envers de ce regard lui échappe et qu'il devient résolument hostile et destructeur .

Enfin, troisième épisode marquant, là où Narcisse s'effaçait pour laisser place à une fleur, Marinus s'enfonce réellement dans le sol pour qu'apparaisse enfin son sexe, qui s’affirme par delà la mort sous les yeux étonnés des frères présents comme la réalité des réalités, la révélation suprême qui les juge et les renvoie à leur néant. Nous assistons cette fois à ce que l'on pourrait appeler le triomphe du regard. Ainsi se trouve manifesté ce qui fondamentalement nous regarde et nous ramène à nos véritables proportions : le sexe féminin, l'inconscient, la mort.

La légende nous fait donc assister à un véritable jeu des regards : regard du père sur la fille que celle-ci intériorise sans peine avant d'entrer dans la communauté et qui l'assure de son identité; regard de la fille sur une autre fille, qui lui permet de s'approprier ce regard et d'affermir cette identité, ce qui ne va pas sans conséquences funestes, même si la jeune fille y trouve une forme de béatitude ; regard sexe de la jeune fille sur les moines et sur tous ses contempteurs, qui les juge, les condamne, les confond. La réponse à la première question que nous nous posions est donc aussi paradoxale qu'on pouvait s'y attendre : si Narcisse ici est une femme, c'est parce que le narcissisme s'origine dans la vision du sexe féminin tel qu'il est regardé par l'autre et en tout premier lieu par le père. C'est là qu'il prend sa source, qu'il se déploie, qu'il s'affirme. Voilà qui bouleverse bien des idées reçues sur le narcissisme en question. Et si la femme est appelée à se travestir en homme, en Narcisse, c'est que cela représente le moyen par excellence pour intérioriser ce regard, le récupérer, le faire sien : c'est parce qu'il constitue un piège à regard, une machine à l'éveiller, à le capter, à en jouir.

Relu de cette manière, ce texte s'avère pour l'analyste extrêmement instructif. Son premier intérêt, c'est qu'il fait du narcissisme féminin le prototype du narcissisme, ce qu'il est déjà chez les premiers auteurs qui l'ont mis à jour, Näcke et Havelock Ellis en particulier . D'autre part, le roman contribue à réhabiliter le narcissisme : c'est finalement lui le Marinus critiqué, vilipendé, sous prétexte qu'il est une satisfaction de soi insupportable aux moralistes. Il nous est démontré ici que loin d'être une facilité, le véritable narcissisme inconscient est une conquête, une épreuve exigeante, une aventure, et qu'on n'en peut jouir sans prendre le risque considérable de s'exposer sans protection avec ses désirs les plus inavouables aux regards envieux et mortifères, comme le font Narcisse et Marinus. Ce texte présente aussi l'avantage de dépasser l'opposition narcissisme/ sexualité qu'une certaine étape de la psychanalyse a eu tendance à ériger en modèle: le sexe propre et son assomption se situent au cœur du narcissisme au sens inconscient du terme, on ne peut s'aimer vraiment sans découvrir sa place irremplaçable, même s'il représente en définitive la part de mystère intraduisible qui est au cœur de chacun d'entre nous. Enfin la lecture que nous offre C. Louis﷓Combet permet de dépasser l'opposition entre soi et l'autre : il n'y a pas de narcissisme inconscient sans l'intégration du regard de l'autre, regard du père, regard de la mère, et de tous ceux qui vivent autour de nous.

Pourtant, cette première réponse, si éclairante soit elle, appelle à son tour un certain nombre de questions : pourquoi faut il que ces regards soient réels, alors que tout l'itinéraire des principaux protagonistes est essentiellement intérieur, spirituel ? Pourquoi faut il en passer par l'exhibition effective, de la fille face au père, de Salomé face à Marinus et de Marinus face aux moines, alors que tout est construit autour d'un secret, d'une dissimulation ? Pourquoi enfin le premier regard est il présenté comme positif, vivifiant, alors que le second aura des conséquences mortifères et que le troisième se présente comme un jugement, comme une condamnation ?

Prenons les choses dans l'ordre. Si ces rencontres doivent être réelles, c'est pour signifier que non seulement il n'y a pas de narcissisme sans intervention de l'autre à tous les niveaux de son élaboration, mais qu'au surplus, il faut que cet autre soit effectivement présent et agissant. On s'en aperçoit en particulier à propos des deux premiers moments que nous avons distingués. Au moment de la première manifestation du regard d'abord. L'autre ne peut se contenter d'une présence morale, imaginaire, ﷓ c'est bien pour cela qu'Eugène revient de son monastère vers sa fille ﷓, il faut qu'il soit là en chair et en os, qu'il regarde vraiment, sans dire et sans agir. C'est une exigence que nous connaissons bien dans la psychanalyse. On ne peut intérioriser que ce qui a été préalablement extériorisé grâce à la présence de l'adulte; on ne peut cacher que ce qui a d'abord été vu et montré, en un va-et-vient incessant qui fait songer au fameux jeu de la bobine. Même si la présence de l'autre se réduit à cette expression la plus réduite qui est celle du regard, elle n'en est pas moins nécessaire. C'est plus vrai encore pour le second moment, celui de son appropriation. Il faut que Marinus rencontre Salomé et la contemple réellement. Il lui faut une Salomé charnelle, physique, exhibant sa féminité sous sa forme la plus outrancière. Le moment narcissique par excellence est donc tout simplement impossible sans que l'autre soit là, et bien là, de la façon la plus impérative qui puisse être.

Reste la question la plus cruciale : pourquoi ce moment donne-t-il aussi naissance à des regards envieux, destructeurs, et finalement mortifères. C'est la question qui est au cœur du mythe antique. Le narcissisme, c'est aussi la rencontre avec la mort. Pourquoi ? Chaque mythe, chaque théorie comporte un essai de réponse. Dans le récit d'Ovide, c'est clair : Narcisse doit disparaître parce qu'il a fait disparaître Écho. Marinus disparaîtra pour avoir voulu faire disparaître son père et Salomé. « OEil pour oeil ». L'appropriation du regard suppose la mort ou la disparition de l'autre, et il en résulte la peur d'un talion qui se manifeste sous des formes diverses selon les histoires. Comme si c'était le prix à payer pour s'approprier le regard. Un prix fictif, mais qui revient curieusement dans la réalité compte tenu de l'avantage qu'il procure. D'autres hypothèses ont été avancées par la psychanalyse, dont l'une au moins rejoint la dernière page que le roman consacre à Marina : c'est qu'il y a toujours un élément irréductible à l'appropriation, quelque chose qui échappe, à Marinus mais aussi à Salomé et à ses frères. Quelque chose qui les poursuit, une part de mystère intraduisible, informulable, et qui va se manifester quand apparaîtra le sexe de Marina. A ce moment-là, il n'y a rien à dire, on ne peut que crier. D'autres théories parlent de l'ambiguïté insurmontable du regard comme objet partiel, qui est dans l'inconscient objet de jouissance et de plaisir, mais aussi objet persécutif ou de mort: cette ambiguïté donne lieu à clivage dès que les partenaires du plaisir se séparent, et celui qui jouit de l'objet se sent immédiatement menacé par sa part maudite. Finalement, autant le dire clairement, nous n'avons pas de réponse définitive à cette question vieille comme le monde: depuis toujours, celui qui jouit d'un objet quel qu'il soit redoute l'envie, le mauvais oeil, et à plus forte raison quand il entend s'approprier cette jouissance pour lui seul, en faire sa jouissance propre. On ne peut rien contre cette malédiction qui pèse depuis toujours sur le narcissisme, et les mises en garde des moralistes n'ont pas d'autre raison que de l'entériner.

On ne peut rien. Sauf, tenter de l'apprivoiser, de l'exorciser, d'inverser la menace à son propre profit. Et cela nous ramène au travail de l'écrivain dont Claude Louis-Combet nous fournit un étonnant exemple. C'est là son art, sa raison d'être. Car quelle est la visée principale qu'il poursuit en écrivant un roman tel que Marinus et Marina? Traduire une légende ancienne, insolite, qui ne correspond plus à nos coutumes actuelles ? C'est un premier fait. Pour C. Louis-Combet, l'écrivain est un traducteur, il l'est et il le sera toujours d'une manière ou d'une autre, assurant à son niveau la transmission de ce discours littéraire qui s'élabore au fil des siècles et grâce auquel l'esprit humain brave les risques du temps. Pourtant, on le constate à chaque ligne du livre, il est bien plus qu'un traducteur, puisqu'il parle surtout de lui﷓même. Alors s'agit-il de raconter sa propre légende, de nous rapporter certains moments de sa vie qu'il considère comme décisifs ? Ce fait-là aussi est indéniable : chez C. Louis-Combet, l'écriture est toujours autobiographique, fut-ce par ce genre de détours. Il nous dit à un moment du livre que la traduction de la légende fut pour lui une véritable révélation, disons aussi un véritable révélateur, au sens chimique du terme : grâce à cette rencontre, il a compris que le moment où il a quitté le couvent pour affronter l'existence a été pour lui, comme pour Marina, le moment de l'appropriation du regard, le moment narcissique au sens propre du terme et grâce à elle, il a pu en mesurer les risques. C'est pour cette raison qu'il s'est mis à raconter ces deux histoires l'une dans l'autre, l'une par l'autre, les tissant avec son génie propre pour donner à son texte une véritable grandeur.

Et nous touchons enfin à la véritable raison d'être de son écriture : car cette beauté, ce style, déjouent au moins pour un temps les regards jaloux et envieux qui ont eu raison de son héroïne. La création ou la recréation sont finalement les seuls moyens dont nous disposons pour survivre à l'action du mauvais oeil. Le roman ressemble à cet égard à la fleur de narcisse: c'est l’œuvre, triomphant de la fatalité. Et si l'écrivain joue lui aussi le jeu de la nudité puis du travestissement, grâce à l'écriture, c'est que non seulement il vise à s'approprier le regard, à en jouir, mais qu'il cherche aussi par-là à en surmonter les pièges. C'est ainsi que C. Louis-Combet, grâce aux deux récits entrecroisés, l'un quasi autobiographique et l'autre tiré du passé, nous montre comment le narrateur se sert de la traduction auquel il se livre pour se livrer d'une façon à la fois offerte et dérobée. Au fur et à mesure qu'il la traduit avec ses propres mots, dans son propre style, il s'aperçoit qu'il donne forme et consistance à son vécu le plus profond et il le fait de telle façon que son oeuvre y survive.

Pour un psychanalyste, on peut difficilement mieux exprimer le rapport de l'écrivain à l'inconscient, et je reviens à ce que j'en disais en commençant: l'inconscient est le dépôt en nous des premiers messages de l'autre, messages à jamais enfouis, chosifiés, et qui pourtant animent toute notre existence sans que nous puissions jamais vraiment les connaître. Il n'est pas question de les traduire directement, et à plus forte raison d'en rendre compte. C'est là, comme un donné inéluctable, comme le mauvais oeil, comme le sexe de Marina, ce qui nous regarde à jamais. C'est en traduisant une légende ancienne à partir de ce qu'il vit aujourd'hui, et réciproquement, que l'écrivain s'avère capable de le métaboliser, d'en tirer parti et de s'y exposer sans en révéler pour autant la teneur exacte. L'inconscient, c'est ce que Marinus cache à son insu sous sa bure de moine, ce dont il jouit d'abord intérieurement, puis qu'il assume à la face du monde, dont il ne sait rien en vérité et qui n'apparaîtra dans son inanité que lorsqu'il aura franchi le seuil de la mort. Et si les regards jouent dans ce texte un rôle aussi capital, c'est qu'ils représentent les présences sans lesquelles ce cheminement est tout simplement impossible: ce sont en quelque sorte les catalyseurs de l'opération. C'est en suscitant le regard de son père par la grâce de son corps désirant que Marina devient Marinus, autrement dit s'identifie à lui pour tirer parti de ce qui s'est passé de lui à elle ; c'est en suscitant son propre regard pour le corps désirant de Salomé que Marinus redevient intérieurement Marina, s'identifie à elle et tire parti de tout ce qui s'est vécu de femme à femme ; et c'est en devenant regard, en se transformant en regard à son tour, que Marinus﷓Marina devient cet objet à tout faire face auquel chacun peut mesurer sa grandeur et son inévitable néant. L'écrivain fait de même, mais on perçoit mieux grâce à lui le statut du regard inconscient en question, dont Lacan fait l'objet « a » par excellence, l'éclat entrevu et à jamais perdu dans le rapport à l'autre, et dont nous ne pouvons vraiment jouir que lorsque nous fermons les yeux .

Quant à Claude Louis-Combet, grâce à son travail d'écriture, il s'exhibe à la façon de Marina, en un montrer/cacher dont sa prose est l'exemple même. Il instaure un processus qui est successivement de partage, d'intériorisation et d'appropriation, pour lui, et ses lecteurs. Avec un reste, inévitable, qu'il reprend inlassablement à chaque nouvel ouvrage, dans l'espoir de reculer le moment où le cri restera le seul moyen d'expression. De ce point de vue, ce n'est ni un voyant, ni un visuel, mais c'est un visionnaire, un visionnaire aveugle, comme Homère, comme Tirésias, et qui nous donne à voir ce qu'il doit perdre de vue à chaque instant pour accéder à sa re﷓création.

Je conclus. J'ai eu encore tout récemment une Marina en analyse. Elle est arrivée habillée comme un garçon, longiligne, à la fois très gracieuse et d'une maladresse désarmante. Aînée de cinq enfants, seule fille, elle avait perdu sa mère à l'âge de dix-sept ans, et elle était restée auprès de son père pour l'accompagner dans l'éducation des plus jeunes. Dès qu'il a été question de ses rêves, ils ont manifesté une connivence sexuelle entre son père et elle qui l'a complètement stupéfaite. Car dans la réalité, elle était surtout attirée par les femmes, les Salomé. Il a fallu finalement qu'elle passe par un véritable moment narcissique pour qu'elle assume enfin son identité de femme, et qu'à la différence de Marinus, elle quitte non seulement son cénacle d'hommes, mais aussi l'habit. Autrement dit pour qu'elle se retrouve symboliquement dans la tenue où se trouvait Marina quand son père est venu la prendre, mais cette fois face à un autre homme, venu de Byzance, pour la conquérir. La récupération du regard et la double exhibition qu'elle suppose s'est opérée pour elle dans l'intimité de la cure analytique. Mais grâce à des textes comme celui de Claude Louis-Combet, elle a pris à mes yeux une dimension universelle .

© Gérard Bonnet