droits d’auteur et Internet : Paul Otchakovsky-Laurens

Les interventions de Paul Otchakovsky-Laurens, fondateur des éditions POL, sont suffisamment rares, et liées aux risques pris depuis longtemps par sa maison pour promouvoir des auteurs hors normes. Cette tribune publiée par le Monde ce 27 avril 2006 doit être lue avec attention. Est-ce que c’est Internet qui "tue", ou bien, dans la mutation aux enjeux considérables que traverse l’ensemble de l’édition, peut-on considérer que c’est a contrario l’incroyable timidité du monde de l’édition et des écrivains en général à s’engager dans les aspects les plus neufs de ces outils, qui crée un nuage de plus en plus lourd ? Pour le reste, l’incroyable légèreté des technocrates qui nous gouvernent, ou leur aveuglement, crée ici un préjudice ou une aberration à propos de laquelle on ne peut que souscrire aux propos de POL, et les soutenir.
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Des auteurs en voie de disparition, par Paul Otchakovsky-Laurens

LE MONDE | 27.04.06 |

Les débats qui ont agité l’Assemblée nationale, et l’opinion, quand il s’est agi de transposer la directive européenne sur "Les droits d’auteur et droits voisins dans la société de l’information (Davsi)" se sont tenus sans qu’on entende les écrivains et les éditeurs. Alors que le Sénat aborde à son tour l’examen de ce projet de loi, l’angélisme, ou l’insouciance, ne sont plus de mise, car il met en oeuvre des exceptions au droit d’auteur qui, parfois justes dans leur inspiration, ont été détournées et étendues par les députés au-delà du raisonnable. Les amendements adoptés par la Commission des affaires culturelles du Sénat aggravent encore ce dispositif liberticide.

Les éditeurs ont toujours admis, au profit des aveugles et des malvoyants (livres sonores, tablettes tactiles), une large exception au droit d’auteur. Ils ne pensaient pas qu’après un rare assaut de démagogie les aveugles seraient rejoints par les déficients moteurs, psychiques ou auditifs, portant le nombre des bénéficiaires de l’exception à plus de deux millions de personnes. La Commission évoque les "personnes atteintes de l’altération d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant (...)". Quelle est la justification d’une telle extension ? On exige des seuls écrivains et des éditeurs une solidarité dont la cause est pour le moins floue mais dont les effets sont, eux, certains : une numérisation généralisée, sans droits ni contrôle.

Les éditeurs avaient lu dans le projet initial que les associations et centres spécialisés seraient seuls agréés pour opérer au profit des bénéficiaires de l’exception. Au cours du débat, les députés ont rajouté les bibliothèques, archives, centres de documentation et espaces culturels multimédias. Une telle généralisation des intervenants ne peut qu’aboutir à une dissémination incontrôlable des textes ainsi numérisés.

Les livres sont-ils devenus si encombrants qu’il est urgent de les rendre virtuels ? La numérisation en dehors d’exceptions limitées et contrôlées, et en dehors du marché numérique dont nous entendons maîtriser la part qui nous concerne, n’aurait de sens que dans un but de conservation.

La Commission reconnaît également aux bibliothèques le droit de procéder à des reproductions à des fins de consultation sur place, sans aucune limitation de support, créant ainsi une sous-édition pour les salles de lecture. Les bibliothèques et l’Association des maires de France tenteraient-elles, par ce biais, d’échapper au droit de prêt ?

Les éditeurs devront aussi transmettre les supports numériques d’édition, après transcodage, à des plates-formes de téléchargement où tous les "agréés", dont les bibliothèques, les musées, etc., viendront se fournir. Qui financera le transcodage ? Qui financera les plates-formes dont les coûts de constitution et de maintenance seront énormes ?

Faute de pouvoir dégager les crédits qu’une politique de lecture publique très volontariste exige, on a, sous couvert de "nouvelles technologies", délibérément choisi d’exploiter gratuitement le gisement du droit d’auteur. En introduisant les bibliothèques et assimilés dans le circuit du handicap, en les autorisant, comme les organismes de dépôt légal, à reproduire les ouvrages, en étendant l’exception au droit d’auteur à tous les établissements d’enseignement et de recherche, aux grandes écoles et aux instituts d’administration, en élargissant le droit de citation aux extraits et courtes oeuvres, c’est un véritable "domaine public instantané" que l’on tente de mettre en place.

Ainsi, bientôt, des millions de personnes n’auront plus de raisons d’acheter des livres... Ce qui n’empêche pas la commission de prôner la licence légale, c’est-à-dire la rémunération forfaitaire, pour l’exception pédagogique (utilisation de textes du domaine privé à des fins pédagogiques), au mépris des accords passés récemment entre l’éducation nationale et les représentants des ayants droit. Parfait ! L’auteur ne sera donc pas rémunéré à proportion de l’utilisation qui est faite de son oeuvre. Beaumarchais, reviens !, ils sont devenus fous !

D’ailleurs, le texte, qui n’en est pas à une aberration près, organise aussi, sournoisement, la disparition du caractère obligatoire de la rémunération proportionnelle de l’auteur, alors que le forfait est, dans notre droit, heureusement limité à des cas très particuliers. Et si la commission propose bien la suppression de cette disposition, rien n’assure qu’elle sera votée tant les pressiosn sont fortes.

Déjà Internet et les photocopies ont pratiquement tué l’édition de sciences humaines. Les livres semblent se réduire à des extraits, rendus "pertinents" par un algorithme sans culture mais non désintéressé puisqu’il déclenche l’affichage d’écrans publicitaires. Depuis peu "produit culturel", le livre devient maintenant un "ensemble d’informations". On ira y chercher ce dont on a besoin, sur l’instant : une information, rien de plus qui arrivera désormais sur l’écran, débarrassée de son encombrant contexte devenu inutile.

Plusieurs milliers de livres chaque année ne se vendent qu’à quelques centaines d’exemplaires. Leur publication se fait sans espoir d’atteindre la moindre rentabilité. L’éditeur investit dans des ouvrages nouveaux, ou difficiles, ce que les grosses ventes et les droits audiovisuels lui ont permis de capitaliser par ailleurs. Mais ce système ne fonctionne que si le processus débute en librairie, si le livre existe, si l’oeuvre n’est pas seulement un ectoplasme numérique, démembré à l’infini, dont ondes, fils et fibres distribuent à l’envi des copies calibrées, démonétisées, bouts d’oeuvres défaites et parfois, comme on vient de le voir en Chine, politiquement corrects.

Le droit d’auteur garantit l’intégrité de l’oeuvre, sa pérennité. Il garantit aussi l’avènement d’oeuvres nouvelles. Il protège le créateur et celui qui produit, diffuse, promeut. Il est une des valeurs de notre culture. Il doit être respecté et protégé de la démagogie.

C’est par un droit d’auteur préservé de la multiplication des exceptions de complaisance qui en ruinent la substance et par l’efficacité du pacte qui lie l’auteur à l’éditeur que l’édition française continuera, comme elle le fait très bien aujourd’hui, à éditer des écrivains nouveaux, d’ici et du monde entier.

On a parlé "d’édition sans éditeurs" pour stigmatiser les concentrations, "d’édition sans auteurs" pour dénoncer les coups faciles. Faudra-t-il bientôt parler d’une "édition sans livres" ?

La réponse appartient au Sénat.

© POL - Le Monde

Paul Otchakovsky-Laurens est éditeur et président de la Société civile des éditeurs de langue française.

28 avril 2006
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