« Eh bien voilà »

« Eh bien voilà, j’ai pensé que je devais montrer ce qui se trouve derrière un roman, dévoiler le chemin que l’on parcourt pour l’écrire. Les doutes, les incertitudes. Mais le roman lui-même n’apparaîtrait pas dans le roman. Le lecteur pourrait seulement le deviner, comme le spectateur qui devine le portrait du couple royal que peint Velázquez dans Les Ménines. »

Kirmen Uribe, Bilbao-New York-Bilbao.


L’expression « montrer ce qui se trouve derrière un roman », que j’emprunte à l’écrivain basque Kirmen Uribe, nous sert ici de déclencheur à un atelier d’écriture. Travaillant moi-même à un texte pour lequel j’ai recours à de nombreux matériaux documentaires, je propose aux participant·es de cet atelier d’élaborer collectivement une fiction potentielle à haute teneur documentaire. Par « fiction potentielle », j’entends que celle-ci n’a pas vocation à exister en tant que « produit fini », tel un roman ou une nouvelle, mais que nous allons en rendre compte autrement, de manière fragmentaire et en dévoilant aux lectrices et lecteurs les matériaux qui la constituent, autrement dit les « coulisses » du texte, d’un texte possible. Par « haute teneur documentaire », je veux dire que pour composer cette fiction, nous en passons d’abord par la constitution d’une base documentaire commune, à laquelle chacun·e des participant·es contribue en apportant un matériau.

En l’occurrence, voici l’ensemble des matériaux qui ont été apportés :

  • Le plan d’un quartier de Saint-Denis tracé à la main.
  • Un mode d’emploi de Tampax et une loupe pour pouvoir le lire.
  • La plus vieille blague du type « un mec rentre dans un bar… » (1700 av. J.-C.).
  • Une carte postale reproduisant Le baiser de l’hôtel de ville de Robert Doisneau.
  • Un lama en plastique rose faisant office de porte-étiquette à bagage.
  • Une douille de grenade lacrymogène récupérée lors d’une manifestation contre la loi travail en 2017.
  • Une photographie d’un père chasseur tenant son fils à l’envers comme du gibier.
  • Un marque-page de l’exposition « Venise révélée » au Grand Palais Immersif.
  • Une bague en métal offerte par un ex.
  • Un flacon de parfum Lolita Lempicka.
  • La reproduction d’un croquis de robes réalisé par une couturière pour l’une de ses clientes (1842).
  • Le tableau Small Train Station at Night de Paul Delvaux (1959).
  • Un vieux baromètre (fin du XIXe siècle).
  • Des duplicatas de tickets de caisse de la Grande Épicerie de Paris.
  • Un article du Guardian à propos d’un échouage massif de baleines sur l’île Chatham.
  • Une bouteille vide de bière Gallia West IPA de 33cl.
  • Une carte de tarot dix d’épée « Everything is fine ».

« En fait elle ignore si cette liste peut leur servir mais elle estime que sa place est bien sur ce mur et quelque part dans ce récit. D’après elle, pour parvenir à reconstituer une histoire à partir de morceaux éparpillés, il ne faut pas exclure une pièce sous prétexte qu’elle serait sans rapport ou difficile à saisir au premier abord. »

Carla Demierre, L’école de la forêt.


Une fois ce fonds constitué, et à l’instar du personnage du roman de Carla Demierre, notre objectif est de « reconstituer une histoire à partir de morceaux éparpillés ». Dans un premier temps, chacun·e présente à l’ensemble du groupe le matériau qu’iel a apporté. Cela s’avère particulièrement nécessaire dans le cas des objets qui demandent à être contextualisés afin que nous puissions les considérer comme des matériaux documentaires à part entière. Notre hypothèse de travail est en effet que tous les matériaux à notre disposition sont constitués d’« informations », lesquelles sont porteuses de potentialités narratives. Ce qu’il nous faut faire, c’est mettre au jour ces potentialités. Nous procédons donc à un examen attentif des informations que chaque matériau charrie avec lui, et nous les inventorions. Pour ce faire, chacun·e prend en charge la description la plus objective et exhaustive possible d’un matériau apporté par quelqu’un·e d’autre, ce qui revient à le traduire ou le transformer en matériau textuel.

Après quoi, nous pouvons sélectionner parmi l’ensemble des informations récoltées celles qui nous semblent les plus pertinentes pour élaborer notre récit. Nous procédons pour cela par recoupements et analogies, en prêtant attention aux liens plus ou moins latents entre les matériaux dont nous disposons et aux possibilités narratives qu’ils autorisent, mais aussi aux brèches que la fiction peut ou doit combler entre eux pour les besoins de la narration. Cela en passe par des moments de brainstorming avec l’ensemble du groupe, puis par l’écriture individuelle et la mise en commun des textes de chacun·e, dont le potentiel d’intégration au récit collectif est discuté et mène à diverses révisions. Notre travail consiste ensuite à assembler et arranger le tout en une production qui permette, en filigrane et par la bande, de deviner et voir apparaître un récit possible.

21 novembre 2023
T T+