Extrait : Médée avant Médée

Chloé Delaume est en résidence à la librairie la Régulière (Paris 18). Le texte ci-dessous est un extrait de son projet d’écriture en cours, rassemblant 13 monologues de figures mythologiques féminines.


Médée
Qui je suis, même morte, je me pose la question. C’est à cause des versions, des versions de mon histoire, sur le sentier de l’horreur on m’a fait bifurquer, sous prétexte que j’avais des prédispositions. Je ne renie pas mes crimes. Ceux que j’ai vraiment commis. Parfaitement cruels, affreusement astucieux. Pour autant, dans les gouffres, quelqu’un m’a bien poussée. J’aimerais juste qu’aujourd’hui on me sorte du ravin, je suis couverte de pierres, le temps m’a lapidée. J’effraie tant et j’écœure, lorsque l’on pense à moi chaque globule se change en un petit caillou et dans les veines de toustes se ressent l’éboulement.

Homère est le premier à consigner mon nom, je suis dans L’Odyssée VIIIe siècle avant J.-C. J’apparais par la suite chez Eumelos de Corinthe, Creophylos de Samos, Hésiode, Parmenisque, Ibycos, Simonide de Ceos, Apollonios de Rohdes. Ma vie s’y modifie, des épisodes funestes se greffent ici et là, mais je reste moi-même, tout du moins il me semble.

Le souci quand on est personnage de fiction, c’est qu’un tas de gens, sans cesse, vient vous écrire dessus. On se voit transformé sans le moindre recours. Quelqu’un m’a noirci l’âme, depuis je fais avec. Est-ce que je trouve ça triste, ce n’est pas la question.

J’incarne aux yeux du monde le crime le plus infâme et le plus accablant qu’une femme mère puisse commettre. Je suis, même pour les ogres, le plus ultime tabou. Le symbole de l’inconcevable accompagne mon nom, chaque lettre ruisselante du sang de la chair de ma chair. Je suis plus qu’un cauchemar, une pensée de Golem. Je m’appelle Médée : le mot infanticide est gravé sur mon front.

Le chœur
La main qui tient le glaive n’est pas celle que l’on croit
La ruse qui ouvre les bouches cherchait à t’accabler
Nous savons parfaitement ce qu’on a dit de toi
Siècle après siècle, sur toi, des crachats en pensées

Le coryphée
Depuis cet instant maudit où parmi les ténèbres se rangea ta légende, les adjectifs se portent comme des perles de pus autour de ton long cou.
Le port de tête d’une reine, mais dans ce crâne un remugle, la fange faite de l’atroce.
Qu’y a-t-il dans la tête d’une femme qui de sa main assassine ses enfants ?
Sa cervelle est si sombre qu’on la croirait pourrie à en voir, par endroits, sortir des asticots.

Médée
C’est ce qu’il reste de moi, je le sais aujourd’hui. En quoi l’ai-je mérité, ce que je dois incarner est devenu utile pour les psychanalystes. Les mythes donnent du panache au tordu de l’inconscient. Le syndrome de Médée, c’est l’usage de l’enfant comme instrument de vengeance, dans le cadre d’une séparation conjugale. On en prive l’autre parent juste pour le faire souffrir. C’est très bien, d’être utile. Mais ça ne me console pas.
Le problème quand on est un être mythologique, c’est que nos propres gestes restent tous hors de portée. Peut-être que si soudain je suis devenue coupable, c’est pour expier les crimes de toustes en pharmakon, une bête livrée aux dieux, offerte en sacrifice. On me livre à l’odieux dans un but cathartique, je sais du mot victime son étymologie, je suis le mot victime je suis, je suis, je suis.

Le chœur
Médée, nous entends-tu ?
Nous sommes la voix de celles qui te connaissent par cœur.
Laisse-nous t’ouvrir le tien.
Ce que tu y trouveras te rendra la raison.

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