Fenêtres, Open space, d’Anne Savelli
"Tout ce qui n’a pas encore été vu, ce qui a été tu, les avions se croisant, les balcons, les marquises, la lente splendeur du rail et le plein ciel près de Lariboisière, les cubes de verre et tout ce qui se perd car justement s’écrit." (p.43)
Un mercredi, quelque part au milieu de la vingt-sixième semaine, entre Colonel Fabien et Courcelles, vers la page 43, sur la ligne 2, juste en dessous de la ligne qui coupe la fenêtre du wagon en deux, assise sur la banquette de droite, une femme regarde et écrit, écrit puis regarde, la tête en haut et le bras en bas, enfin, elle y arrive puisqu’on a la preuve, là, puisqu’on la tient à deux mains, 86 pages à la typographie soignée et précise, humées dans l’autobus 62 où on les a emportées pour la première fois.
Fenêtres, Open Space
d’Anne Savelli, dont Remue.net avait publié les premières pages vient donc de paraître aux Editions Le mot et le reste.
Journal du regard autant que tentative d’inventaire de l’espace urbain, Fenêtres, Open Space procède par répétitions, déclinaisons, diffractions de ce qui se donne à voir et à comprendre, dans la brieveté et le mouvement, pendant les quelques minutes passées chaque jour à prendre le métro sur le même parcours, entre les stations Colonel Fabien et Barbès.
« Mardi – On peut se laisser entraîner par la ligne de fuite, le bord extérieur du rail converti par les pointillés, la chaussée, longer le trottoir, bifurquer, sauter à pieds joints dans les stries, disparaître. Mais l’œil se lasse et retourne aux fenêtres, ne sait pas se contenter du ballast, des grilles et des voies à vélo. Il exige le clocher de l’hôpital, quelques ardoises fluides, le ciel large qu’il ne reverra pas de la journée. » (P. 30)
Une écriture qui dialogue sans cesse, on l’aura deviné, avec une autre tentative d’épuisement célèbre autant qu’avec Paysage Fer, pour ce que le visible sans cesse y reste à construire, à conquérir, à arracher à la torpeur, à l’habitude, à l’emportement.
« Peu de temps avant la fin de mes trajets, je me suis rendue compte qu’existaient, à droite et à gauche du wagon, un côté riche, un côté pauvre. Côté riche : l’hôpital, le cirque, le canal. Côté pauvre : Tati, mes fenêtres squattées, les panneaux A vendre sur des façades décrépies, vérolées, les petits bazars de la Goutte d’or. Il y avait beaucoup plus à voir côté pauvre, le côté riche, trop lisse, glissait le long d’immeubles aux rideaux sages. On dira que c’est un jugement de surface. C’en est un. Les voies ferrées des deux gares, elles aussi, diffèrent selon le côté où l’on se place. A gauche : voies vides, passe rarement un train de banlieue cocardier, bleu blanc rouge, moche comme les anciens T.G.V. A droite : voici les trains qui partent en province, à l’étranger. Nouveaux T.G.V. Atlantique, Eurostar, Thalys. Et quelquefois une sorte de Micheline fumeuse, comme dans un tableau de Monet. » (Pp. 43-44.)
Que les lecteurs précis ou pressés qui s’en iraient tout à l’heure fureter dans leur librairie préférée n’hésitent pas à commencer à feuilleter le livre par la fin. Ils pourront y découvrir les constellations tournoyantes de mobiles et d’images qui animent ce livre, dont l’auteur leur a malicieusement dessiné la carte. Par exemple (et parmi beaucoup d’autres, plus surprenantes encore) :
Passants et habitants
Habitants 11, 29, 44, 47, 51, 55 dont ceux de Toulouse 53
Passants 21, 28, 55, 60, 61, 65
Clients des magasins 21
Dealers 23, 36, 60
Locataires 14, 26
Malades de l’hôpital 27, 29, 37, 55
Squatters 9
Femmes
Lycéennes 46
Mères de famille 46
Vieilles dames 9, 30, 54, 55, 62
Belles femmes 15, 16, 19, 33, 63
Femme enceinte 37
Matrone 27
Femme affalée 33
Femme aux patins et poireaux 45
Femme noire avec bébé et poussette 27
Femme nue 31
Femme demandant dix francs 45
La dame cassée en deux 45
Autres femmes 11, 16, 23, 28, 61, 65
A lire, évidemment, ici, et là, mais sans oublier de lever la tête à son tour, puisque le livre lui-même y invite, s’y inventant :
"Le seul endroit où l’on était chez soi finalement c’était là, dans le balancement, d’un côté du wagon ou de l’autre, entre Colonel Fabien et Courcelles. Le seul moment de la journée où l’on pouvait lire c’était sur la banquette, à côté de la vitre, durant les vingt minutes que durait le trajet. Alors, écrire... Décider de faire la part en se calant sur le métro lui-même, écrire tant qu’il était aérien, dans la descente ouvrir son livre." (P. 7).
A noter, un bel article sur les Editions Le Mot et le Reste, animées par Yves Jolivet, dans le Matricule des Anges n° 79 (en ligne pour les abonnés).
Et deux autres textes d’Anne Savelli sur remue.net : ici, et là.
[Sereine Berlottier]