François Durif | Mourir content
La main brûlée. Le bras mort. La main molle. La branche morte. La main abandonnée. La main irriguée. Comme débranchée. Immobile. À côté. Bois mort. Tandis que la vie circule dans le reste du corps, tandis que la vie continue au-dehors – le monde s’endort dans une chaude lumière –, le cerveau continue d’envoyer ses signaux, ses piques, ses alertes : ce qui produit des sensations douloureuses, réveille des souvenirs de la main vivante. Aujourd’hui, muette. Bras lourd, bras sans poids, bras à déplacer, bras à mettre de côté. Impotent. Le regarder dorénavant comme un poids à porter, un corps étranger.
La maison à vider. La maison vide. La maison a été vidée. Volets fermés, elle a été vite repérée. Ils ne se sont pas trompés, ont prélevé les objets de valeur, ont pris leur temps, les voisins ont cru à un déménagement. Tandis que ma grand-mère fulminait sur son lit d’hôpital, prenant conscience peu à peu des conséquences de l’AVC, sa maison a été cambriolée. Ma mère, mes sœurs et moi, nous avons pris la décision de ne pas le lui dire, de faire comme si. Elle qui s’était privée toute sa vie, elle qui accordait une telle importance à la vie matérielle, elle qui avait pris soin de sa maison jusqu’à cet accident vasculaire cérébral qu’elle redoutait tant. Et c’est une colère qui a grossi en elle dans les jours qui ont suivi. Elle a eu le temps de repasser le film de sa vie. Furibonde, elle n’avait pas recours aux mots habituels : J’en ai rien à foutre... Elle n’avait aucune envie de continuer de vivre dans cet état, alitée, en ayant perdu son autonomie. Sa fin de vie serait un calvaire, elle le pressentait, comment pouvions-nous assister à cela sans rien faire ? Lors de ma première visite à l’hôpital, j’ai été franc avec elle : Mamy, tu peux pas mourir maintenant, t’es en colère. À ces mots qui l’ont surpris, elle a répondu par un sourire fugace, je savais qu’elle savait que j’étais de son côté. En revanche, une autre fois, j’ai intercepté un regard de haine de ma grand-mère sur ma mère et ça m’a fait mal de me rendre compte de la violence de leur rapport qui, à cet instant, s’exprimait sans fard. Ce regard de mépris sur ma mère, je l’ai emporté avec moi, il m’accompagne depuis. La réversibilité des sentiments, je l’ai éprouvée maintes fois. Le mépris, la méprise, tout autant. Quant au véhément ressentiment, celui des autres, le mien, aussitôt reconnu, aussitôt jugulé. Et cette colère ancienne qui gronde au-dedans et attend le moment de son éruption, je la porte en moi, elle vient de loin : colère dont on hérite, colère qui se retourne le plus souvent contre soi. Les mots qui viennent pour exprimer sa colère. Les mots qui manquent.
J’assiste, impuissante, à la liquidation de ma vie. C’est terminé. C’est encore à vivre. Ce qui est encore à vivre ne m’intéresse pas. Cela n’est pas de mon ressort, je le subis. Un enfer. Je vis un enfer. Enfermée dans une maison vide, dans l’incapacité d’agir là où je suis. Un enfer, un enfermement, comment le dire autrement, comment ne pas entrer dans une colère froide. Je n’ai pas mérité cela. C’est pas une question de mérite, je sais, personne ne mérite cela, pas même mon pire ennemi. La vie n’est pas juste, la mort non plus.
Il y a les chanceux, ceux qui meurent dans leur sommeil, ceux qui ne se voient pas mourir. Papy, il est parti vite, lui. Il est mort tout rond. La mort est venue à lui, elle a glissé en lui, il l’a accueillie, comme si, au fond, il l’attendait depuis longtemps. Au-dedans, il y avait de la place pour l’accueillir, elle pouvait entrer sans frapper. À la fin de sa vie, il dormait dix-huit heures par jour. La mort l’a surpris un matin, au réveil, alors qu’il venait de poser le pied au sol pour aller pisser. Il s’est levé, il est tombé, raide mort. Il est mort à l’hôpital. C’est ma belle-mère qui m’a appris sa mort. Ça m’a fait bizarre que ce soit elle qui m’apprenne sa mort. Autant de temps que je ne l’ai pas vu mort, corps immobile sous un drap, à la morgue de l’hôpital, sa mort était irréelle. C’était mon premier mort. Il offrait une image plutôt sereine de la mort. Il ressemblait à Brejnev, le premier mort que j’avais vu à la télé, dans son cercueil ouvert. Ils avaient les mêmes traits, les mêmes sourcils épais qui se rejoignaient au-dessus du nez. Mains croisées sur son ventre, il était dans l’attitude que je lui avais toujours connue. Un homme les yeux fermés. Les yeux humides aussi parfois. Un homme qui est parti avec son douloureux secret. Un homme qui n’usait rien. Un homme qui n’a pas vraiment rendu heureuse sa femme. Un père qui n’a pas su aimer sa fille, lui en a voulu de ne pas avoir su garder son mari. Celui-ci aussi, il est parti, mais lui, il est parti de la maison pour rejoindre une autre femme dans une autre maison et rejouait ainsi sa vie, un coup de fouet dans sa vie, un coup de jeune, il a choisi le bon moment pour partir, à quarante ans, on a encore la vie devant soi, on peut refaire sa vie, on peut aimer un nouvel être, on peut assumer deux vies, se dépenser comme c’est pas permis, se sentir vivant, aimé, aimant, plein de sentiments mêlés, joie et colère et amour et haine et indifférence et mépris et courage, avoir le courage de refaire sa vie comme on dit. Mon grand-père aimait beaucoup mon père et la réciproque était vraie, mon père aimait aussi son beau-père, il arrivait à le faire parler, lui qui était si taciturne. Ils étaient pourtant aux antipodes. Il est vrai qu’on n’aime pas voir chez son copain ses propres défauts, on préfère toujours se tourner vers celui qui est le plus éloigné de soi, comme aimanté par tout ce qui nous sépare de lui. Toujours épaté par le bel aplomb de son vis-à-vis, comment il se débrouille dans la vie, comment il trouve un sens à sa vie, comment il se maintient, tient debout, sent bon, fait envie, a encore un bel appétit.
D’un côté, il y a ceux qui semblent dialoguer avec leur mort depuis toujours, de l’autre, ceux qui l’ignorent jusqu’au bout. Sur son lit de mort, Kafka s’imaginait content et c’est de cette certitude qu’il tirait la force d’écrire. Cette aptitude à pouvoir mourir content, je voudrais bien l’avoir.