François Durif | Pas de souci
Croquemort, c’est pas un gros mot, c’est pas un mot creux, et pourtant, ça fait toujours doucement rigoler quand on le prononce devant une petite assemblée, ou tout du moins, ça fait sourire son interlocuteur, qui reprend aussitôt des couleurs, en imaginant la silhouette courbe du croquemort au cul du corbillard, en train de fumer clope sur clope en attendant la fin de la messe : encore une église pleine à évacuer, encore une heure à tirer avant de rejoindre le cimetière à l’autre bout de la ville, vivement ce soir qu’on se couche, vivement, oui !
Croquemort, c’est pas non plus un mot-valise, c’est pas un mot chargé à bloc, c’est un vieux mot, juste un peu vieilli, qui évoque le temps du cinéma muet, les films burlesques, Charlot, une silhouette anachronique dans la ville, un cortège à contre-courant, un corbillard qui passe inaperçu, un véhicule banalisé, un corps passe, personne ne s’en aperçoit, chacun son boulot, on ne pensait pas que ça prendrait autant de temps d’aller aussi vite, une vie, c’est si vite passé, et en même temps, et en même temps, des jours, ça paraît long une vie, c’est oppressant tous ces gens autour de soi, et tout ce vide au-dedans, vivement la fin, la fin du jour, la fin de la semaine, la fin du mois, la fin de l’année, la fin du contrat, la fin du monde, chaque fois unique, la fin du monde. Vivement qu’on vive autre chose, autrement, vivement !
Le rêve d’une vie est une autre vie. Une vie de croquemort, ça ressemble à quoi ? Et le rêve d’un croquemort, qui s’en doute, qui s’en soucie ? Celui qui, à longueur de journée, ponctue toutes ses phrases par un « pas de souci », pour calmer la demande anxieuse de son vis-à-vis. Comme si le « pas de souci » était la meilleure parade pour tenir à distance son prochain qui aurait tendance à se coller dans ces circonstances. Alors qu’un croquemort, des soucis, il en est plein, des journées entières à écoper les soucis des autres, cette eau sale au fond de ses bottes. C’est pour cela qu’il ne cesse d’osciller à l’intérieur, il n’arrive pas toujours à cacher ses émois qui tournoient à l’intérieur, tous ces pleurs qu’il emmagasine, tous ces cris muets.
Le plus triste, c’est des obsèques sans personne, et cela risque d’arriver de plus en plus souvent. La première fois où j’ai été confronté à cette situation, c’était une dame qui avait souscrit un contrat-obsèques trente ans auparavant, et avait passé les dernières années de sa vie dans un hôpital gériatrique, à Sainte-Périne, je crois me souvenir. Et quand elle meurt, il n’y a plus personne pour l’accompagner jusqu’à l’ultime seuil, pas de descendants, pas d’amis, personne. Ça m’a vraiment foutu un coup. Et ce con de curé à qui j’avais dit au téléphone qu’il risquait de ne pas y avoir grand-monde pour la cérémonie, eh bien, le jour des obsèques, il est arrivé en retard et s’en est tenu au strict minimum, alors que la vieille dame, dans son contrat, en plus du coût d’une messe pour son enterrement, elle avait prévu une somme rondelette pour la paroisse, et lui, le curé, il s’en est lavé les mains, il a expédié l’affaire, pas d’orgue, rien. L’église n’était pas vide. Mes porteurs et moi, on a pris place au premier rang, et puis se sont joints à nous deux volontaires des Petits Frères des Pauvres que j’ai découverts à la chambre mortuaire, au moment de la levée du corps. Je me suis permis de les interroger sur la défunte, s’ils savaient quelque chose sur ce qu’avait bien pu être sa vie, et en effet, ils ont pu me répondre, ils l’avaient connue vivante, ils lui avaient rendu visite les derniers mois de sa vie : elle avait été modiste, c’était une personne très gaie, elle chantait tout le temps. Alors, d’apprendre cela, ça m’a réjoui, parce que j’ai toujours eu une sympathie pour les modistes, et des images associées à ce métier me sont aussitôt venues à l’esprit, et je pouvais presque m’imaginer le timbre de sa voix en me souvenant de celui de ma grand-mère. Les deux volontaires sont venus avec nous jusqu’au cimetière : une tombe modeste, en ciment, au cimetière de Pantin, autour de laquelle nous nous sommes recueillis un bref instant, avant que la dalle ne soit à nouveau scellée par les marbriers. Les porteurs semblaient aussi émus que moi par ces obsèques sans personne, j’avais besoin de sentir leur présence, et, sans que je le leur demande explicitement, ils ont répondu présents, ont fait bien ce qu’ils avaient à faire. Finalement, il n’y avait pas « personne » à ces obsèques, nous étions là, nous étions sept, nous faisions corps.