François Durif | Quel jour je suis ?

Quel jour je suis ? Je suis lundi. Pas « comme », pas « comme un lundi ». Déjà gros du lundi la veille au soir. La veille au soir, déjà, gros du lundi qui vient. Mal au ventre. La courante, la vie courante. Quel jour je suis ? Combien de temps encore ? Le passé, le présent, le passé, j’arrête pas d’osciller. Encombré. Encombré et vide. Ça fait tache d’huile, le passé.

Pourquoi cette appréhension du lundi ? Premier jour de la semaine. Six, sept jours devant moi. Huit. Comme si nous étions lundi. Un lundi d’huile. Nous pourrions être aussi bien un autre jour. Faire comme si nous étions un autre jour. Jouer avec les jours, les dates, les noms, les assignations. Assigné à une place. Dès le lundi, je laisse prise à l’anxiété. Assis à ma table, j’attends. Devant l’écran de mon ordi, je perds un temps fou, ne perçois le monde extérieur que par fragments. Goulot d’étranglement. Tout doit rentrer dans ce putain de rectangle. Le monde extérieur s’est rétréci. La table est devenue mon atelier. Des tas sur la table. Des tas, des corps à déplacer. Pourquoi je suis ici ? Qu’est-ce que je fais ici ? Pourquoi ici plutôt que là ? Ma réalité ne coïncidera-t-elle donc jamais avec la leur ? « Quiconque vit abandonné et voudrait cependant, çà et là, lier quelque relation… » Dehors, tout le monde dehors.

Tandis que la grande roue du temps tourne inexorablement au-dehors, je continue de creuser les galeries de mon terrier ; je n’en aurai donc jamais fini de vérifier les entrées, les sorties. L’ennemi est à l’intérieur. Le silence n’est pas complet. De battre mon cœur s’est arrêté. La mort ? Un acte du cœur. Et le jour sera comme la nuit. Et le mois de septembre, c’est comme un gros lundi, c’est gros comme un lundi, c’est une rafale de lundis qui me cisaille. Cette année-ci, à quoi va ressembler « ma » rentrée ? Personne ne m’attend. D’où vient-elle, l’envie de faire les choses ? À un moment donné, ça s’arrête, les gens vous laissent tomber, l’engouement ne dure pas, on ne sait pas pourquoi, on le sait déjà, on n’est pas tout à fait maître, pas tout à fait innocent non plus, on ne cherche pas à l’être, d’autres s’en chargent pour vous, vous biffent de la liste quand bon leur semble. Comme un coup de poignard dans le dos. L’air est strié de coups de couteau. C’est l’ami qui trahit, frappe et court, et coupe. C’est la voix de l’ami qui entre, qui sort, dont il est si difficile de se défaire quand il est mort. C’est sa voix qui me revient. Mort un lundi. Mort dans la nuit du dimanche au lundi. Mort à l’aube. Mort au petit jour. Personne autour de lui. Quel jour il est mort ? Qui a retrouvé le corps ? Qui a signalé sa mort ? Dans quel état il était, le corps ?

Ce n’est pas comme si. Ce n’est pas si commode. Oui, si je me souviens bien, ma voisine est morte un dimanche soir. Tandis que j’étais allé voir en fin d’après-midi le film de Godard Sauve qui peut (la vie), elle agonisait dans sa chambre. Quand je suis arrivé sur le palier, deux flics stationnaient devant sa porte. Je suis rentré chez moi, tête baissée. N’ai pas allumé la lumière. Ai entendu les deux flics s’interroger sur mon comportement. Un peu plus tard, le fourgon s’est garé devant l’immeuble : « ils » sont venus chercher le corps. Ai entendu le bruit de la fermeture-éclair, quand ils ont refermé la housse dans laquelle ils avaient glissé le corps. Puis, leur difficulté à le transporter jusqu’à l’ascenseur, j’ai tout entendu. Cette angoisse sourde du dimanche soir, d’où elle me vient ? Pourquoi elle me revient ? Qu’est-ce qui ne passe pas ? Comme si j’avais toujours besoin de me justifier. Comme si je ne me sentais pas légitime là où je suis.

En tout cas, le lundi, quand je travaillais dans les pompes funèbres, c’était une grosse journée, il y avait les morts du week-end, il m’arrivait d’accueillir plusieurs familles dans la même journée, le soir, j’étais vanné. Une autre fois, je reviendrai sur cet usage récurrent du mot « famille » quand on est employé des pompes funèbres. On l’emploie à tout bout de champ : Comment ça s’est passé avec ta famille ? Elle avait l’air contente ta famille ? La prochaine, c’est pour toi. Le fait est que j’appréhendais toujours la prochaine famille.

8 octobre 2019
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