François Durif | Simple toilette
08.05.20
J’ai pris. C’est ce que je me suis dit ce matin en passant l’aspirateur, puis la serpillière, alors que ce n’était pas vraiment nécessaire. Protocole pour se mettre en jambes et animer l’animal mou à l’intérieur : tous ces gestes fossilisés que je reproduis mécaniquement, quasi à mon insu. Ces gestes, je les reconnais, je sais d’où ils viennent, ce sont ceux de ma mère, ce sont ceux de mes grands-mères, ce sont ceux d’une femme qui s’adonne sans relâche aux activités ménagères, une femme prise dans son rituel, surprise dans sa solitude, et tout ce qu’elle met en place pour tenir bon dans la durée. Tenir – durée, le trait d’union qui sépare les deux, telle une ellipse : « le temps me dure », disait ma grand-mère paternelle, la mémé Guite, qui, elle, n’était pas une férue du ménage, et nous foutait la paix avec ça quand nous passions quelques jours chez elle. Mais je me souviens de sa silhouette de dos, lavant les escaliers en ciment de l’entrée de sa maison, avec une serpillière à la main. Et c’est seulement le jour où notre mère venait nous récupérer, mes sœurs et moi, qu’elle nous demandait de nous laver en grand. Les autres jours, on pouvait traîner dans la poussière du matin au soir et dormir avec ce léger pelliculage et ces bonnes odeurs de corps autour de soi.
Le ménage, c’est donc du côté de ma mère que ça se situe, et nous avons été spectateurs de cette frénésie dès l’enfance, à ne pas savoir où se mettre dans la baraque pendant les grandes aérations. Et plus elle était mal, et plus elle faisait le ménage. Une tension intérieure que seuls les gestes du ménage semblaient pouvoir résorber un moment.
Le ménage, tel un stupéfiant, agit sur le ciboulot, mais il faut renouveler la dose chaque matin. Le ménage, à peine fait, c’est à recommencer. De même que les traces d’humidité sur le sol s’évaporent après quelques minutes, les gestes du ménage sont aussitôt recouverts, ils s’effacent d’eux-mêmes dans la lumière du jour. Comme si chaque jour exigeait de nous cette toilette intérieure. C’est une façon de faire place nette, d’y voir clair, ou bien n’est-ce que l’illusion d’une page blanche – coup de râteau sur le sable avant de s’y allonger.
J’ai pris. De ma mère, j’ai pris. C’est en me voyant exécuter ces rituels quotidiens que je me rends compte que j’ai beaucoup pris d’elle, je lui emprunte finalement ses parades, et constate les mêmes agacements suscités par mes propres gestes. Pour calmer l’angoisse, ou tout du moins la circonscrire, je lave le sol à quatre pattes avec une éponge, observe l’épaisseur de poussière noire, les poils de cul, les cheveux blancs que je récolte chaque jour sur l’éponge humide qui, à son tour, devient grise et s’obscurcit. Et quand je me regarde subrepticement dans le miroir, pas mieux qu’une éponge racornie, tout gris.
Sur le rebord de mon évier, mes amis m’ont souvent fait remarquer le nombre d’éponges que je conservais dans tous les états de composition-décomposition, de l’éponge jeune et jolie à celle déjà mûre, bien attaquée de l’intérieur, corrompue, devenue grise au fil des mois. À force de les manier, ces éponges, je m’y attache, n’arrive pas à m’en séparer, elles sont devenues « mes » éponges, ont gardé la mémoire de mes efforts ménagers, en vue de reconquérir chaque jour la parcelle de terrain qu’il m’est donné d’entretenir. Ce sont mes outils, comme les stylos bille, les marqueurs, les crayons et gommes à portée de la main sur mon établi.
Finalement, j’ai une prédilection pour les gestes qui tendent, d’une façon ou d’une autre, à effacer les traces, les stries. C’est pour cela que je suis tant attaché aux gestes du plâtrier-peintre, celui d’ouvrir les fentes comme celui d’enduire, façon de rendre lisse et douce la surface, avant d’y appliquer les couches de peinture. Tout ce travail de mise à nu des murs, c’est celui que je préfère. Si je suis mon inclination, je penche davantage du côté du plâtrier que de celui du peintre ; ça, je l’ai retenu de mes années passées aux Beaux-Arts. J’ai compris assez vite que je n’étais pas peintre. En revanche, les mains dans le plâtre, ça oui ! des journées entières. C’est seulement la dernière année aux Beaux-Arts que j’ai eu accès à l’atelier de moulage, c’est bien dommage, car j’en aurais bien fait mon métier : mouleur, staffeur, ce que vous voulez, dans cet habit, j’aurais été un homme heureux.
À défaut d’être mouleur, je me suis longtemps présenté homme d’intérieur, c’était écrit sur ma carte de visite. Ainsi, je suis quelqu’un qui passe beaucoup de temps dans son intérieur et n’en finit pas de l’agencer, d’en « prendre soin » comme on dit aujourd’hui à tout propos. Donc, en prenant soin de mon intérieur, je prends soin de moi, c’est bien, mais ça ne suffit pas, ça ne dure pas non plus, chaque matin, faut tout revisiter, éponge en main, c’est la politique des petits pas. Ça n’empêche pas de vieillir. Les petites anomalies ne passent pas inaperçues, le corps se raidit et, en prenant de l’âge, je perds de plus en plus de poils. Ce n’est pas une raison pour se dorloter, aucune envie de gommer l’âge, j’ai plutôt le désir de me dépenser le plus possible et d’éprouver ainsi le corps et le mental, de l’entraîner chaque jour, sans pour autant esquiver les angles droits et les coups durs. Du reste, je n’ai pas l’intention de faire de vieux os, il n’y aura personne pour s’occuper de moi, et puis, j’ai peur d’être chiant, je vis seul depuis si longtemps.
Cela fait déjà plusieurs soirs que je me surprends, dans mon lit, à regarder mes mains, posées bien à plat sur le drap, comme si je reconnaissais en elles celles de la dépouille que je laisserai derrière moi. Comme si je surplombais du regard un corps mort, le mien, devenu étranger, rebut.
Mains dont je vois les os, rassurez-moi, vous êtes bien encore miennes et vives ? Vous me voyez vivre ? Ou bien suis-je déjà pris par l’opaque ?
Quand on meurt, les extrémités noircissent. C’est le produit que le thanatopracteur injecte dans les veines qui rend blanches les mains du défunt posées à plat ou croisées sur le torse. Les ongles faits. Les paupières closes. Les cheveux gonflés. La bouche cousue. Du coton dans les orifices. Liquides et humeurs évacués, une partie du sang ôtée pour le remplacer par un produit à base de formol. J’ai assisté à deux ou trois soins de conservation pour voir de quoi il retournait. Même si Huguette, la thanatopractrice avec laquelle on travaillait à l’agence était plutôt une fille sympa, je n’incitais jamais les familles que je recevais à faire faire des soins. Ma devise était : si on peut s’en passer, on s’en passe. Une simple toilette, les gars de l’amphi faisaient ça très bien, nul besoin d’aller fouiller le corps et de le manipuler comme poupée de son. Si on peut ne pas toucher au corps dans les jours qui précèdent les obsèques, c’est toujours mieux. D’un jour à l’autre, il se modifie, pourquoi vouloir interrompre ce processus ? « Pour que les proches puissent garder du défunt une dernière image apaisée. » Ça, c’est la formule apprise pour glisser les soins dans le devis, comme, plus loin, la gravure avec dorure et la composition florale champêtre. C’est cette hypocrisie-là avec laquelle je n’arrivais pas à composer durant ces années pompes funèbres, et il est vrai que je n’ai jamais fait miens ces arguments commerciaux sous couvert de « soins ». Je ne sais pas si c’est à cause de cela que je ne supporte pas l’injonction « prends soin de toi » et toutes les grimaces qui lui sont associées. Cette manie d’adresser cette formule à son vis-à-vis me hérisse le poil, car, dans la majorité des cas, c’est du vent, ça ne correspond à rien, elle ne s’apparente qu’à une fausse attention à l’autre, c’est une façon de se débarrasser de l’autre et de sa responsabilité à son égard. Et quand j’aime quelqu’un, je ne me regarde pas en train de prendre soin de lui et n’ai pas non plus l’outrecuidance de lui demander de prendre soin de lui, en le tenant ainsi à distance, en le renvoyant à sa propre responsabilité. De quoi je me mêle ? Qui suis-je pour exiger de l’autre qu’il prenne soin de lui-même ? Chacun, là où il est, fait ce qu’il peut, se débrouille avec ce qu’il est et n’en fait pas la publicité.