Aude Pivin | Home Again

au
sujet
du
recueil
de
Jonas
Mekas

Debout parmi les choses Poèmes 1948-2007, Nous, 2024

Traduction du lituanien
par Stéphane Bouquet, Jean-Baptiste Cabaud, Miglé Dulskyte, Roxana Hashemi, Anne Portugal, Ainis Selena, Marielle Vitureau

Préface par Stéphane Bouquet

***
Dans un film, Jonas Mekas raconte à un journaliste face caméra son premier geste photographique. Il prend l’armée soviétique en photo qui entre dans son village. The first photo of my life. Un officier attrape son appareil, sort le film et le piétine dans la poussière. Plus tard un soldat de l’armée allemande viendra dans son village et demandera à son père de se tourner contre le mur.

P.S. :

Un détail :
mon père est plaqué contre
le mur.
Je suis allongé
visage contre terre.

Les fleurs blanches
des pommes de terre.

Jonas Mekas dit plusieurs fois « mon village », comme le mot « champ ».

Ancestral, le ruissellement de la pluie sur les branches,
le tonnerre des grands tétras dans l’aurore rouge de l’été,
ancestral, notre patois d’ici :

pour dire les champs blonds d’avoine et d’orge,
les bergers et leur feu solitaire dans le vent humide de l’automne,
la récolte de pommes de terre,
dire les chaleurs suffocantes de l’été,
l’éclat blanc de l’hiver, les traîneaux carillonnants sur des routes sans fin.

Il dit ne pas savoir pourquoi le mot champ revient toujours dans son esprit. Son plus ancien souvenir, il est dans un champ de pommes de terre et il y a de la poésie dans les champs de pommes de terre. A Semeniskiai, Jonas Mekas a fui par un champ de pommes de terre.

Dans la préface du recueil, Stéphane Bouquet écrit que Cette déclaration d’amour à Semeniskiai vaut […] lutte et cri de révolte contre la soviétisation du pays après l’occupation par les troupes de l’Armée rouge. Et Jonas Mekas dit à propos de son départ forcé de Semeniskiai : I was pushed out from that one spot by force.

Le lointain nous attirait.
La guerre venait de passer là. Les derniers
obus, les dernières volées de bombes
retentissaient toujours dans les talus. A travers les gares fracassées,
à travers les bourgs brûlés et calcinés,
nous continuions d’avancer, dans une bousculade
de femmes et d’enfants,
de prisonniers de guerre, et de pauvres soldats fracassés,
multitude de réfugiés,
assis dans la touffeur moite, entassés
sur l’étendue sale, affamés, assoiffés,
tendant les mains vers chaque puits,
chaque tasse d’eau,
et ramassant de petites pommes précoces encore vertes,
couvertes de suie et écrabouillées, sur les remblais du chemin de fer
et dans les fossés.

Jonas Mekas disait qu’il n’avait pas le choix depuis 1949, il fallait qu’il fasse ces films. Il disait : je suis un filmeur. Il bought a Bolex. Il parlait de la toute première image : the first image of New York we took.

Ô, toi, New York, tes retentissantes mains de verre
noyées dans les nuages moelleux,
dans l’interminable pluie – dans tes bruyantes
et interminables rues, ta nostalgie
où chaque heure m’emmêle :
chaque rue, chaque baie
les places et les parcs !

Il voulait montrer ce qu’on ressent quand on est en exil, cette misère-là, celle de la communauté des émigrants de l’Europe de l’Est. Mais quand on lui parlait de la misère, de celle dont on l’avait sorti, il disait au contraire qu’il était heureux, qu’on dansait, qu’on chantait à Semeniskiai.

c’est un écho familier,
un lacis infini de sons qui te chantent à l’oreille,
elle sonne, résonne la musique merveilleuse de la Terre,
à travers les racines de l’arbre, les bras du terreau noir,
dans les cordes du soleil.

Jonas Mekas n’aime pas le mystère.

Jonas Mekas ne fait pas confiance aux artistes s’ils n’ont pas au moins une fois dans leur vie fait une dépression. C’est ce qu’il dit.

Nervous breakdown.
breakdown

Stéphane Bouquet écrit dans la préface : Il y a toujours dans [sa] poésie une sorte de fond dépressif, dont son cinéma est curieusement exempt, comme si celui-ci était et restait une façon de vivre avec les autres, une forme de l’amitié, tandis que la poésie d’alors disait l’autre face sombre des choses.

La poésie changera-t-elle le monde, demande quelqu’un.
Non, elle ne change pas grand-chose, répond quelqu’un d’autre.

blancheur poignard
sang des chardons

Quelqu’un demande si on peut être plus réel au cinéma, une question entortillée sur elle-même.
But how can I become more real than I am ?, répond Jonas Mekas à l’intervieweuse.

Je ne parlerai
que par
pronoms,
verbes,
choses,
adjectifs
qualificatifs,
comme :
large,
bleu,
parfumé.

Winter time – glad to be here (disait-il).

Testing great wines (ajoutait-il).
Parce que Jonas Mekas aimait le vin et la pluie.

Et
la
pluie
repleut.

Et
allongé
ainsi
j’écoute,

la
pluie
de
gouttes
éclate

au
sol,

comme
une
pluie
même
jusqu’à
l’âme.

Enfin, à la question quel est votre bien le plus précieux ?
Monsieur Mekas répond :

Mes films et mes vidéos.
Ma poésie.

25 octobre 2024
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