interstices, jardin d’identités multiples
Tu croyais aux interstices entre les mondes.
Hyam Yared, Sous la tonnelle
Hyam Yared et Catherine Mavrikakis. La première, libanaise vivant à Beyrouth et née avec la guerre, la deuxième, montréalaise née aux Etats-Unis d’une mère française et d’un père d’origine grec. Accessoirement, par hasard, deux auteures d’un même catalogue (Sabine Wespieser). Surtout : deux femmes brillantes, sans œillères, que je n’hésiterais pas à considérer comme des modèles d’indépendance de pensée et d’écriture.
De quoi ouvrir les horizons.
Les habitués du projet le savent : on souhaite éviter le piège de la contradiction qui serait de s’enfermer dans un lien de comparaison entre littératures spécifiquement de France et du Québec (étiquettes que je considère, jusqu’à un certain point, vides de sens). Et c’est la libraire Marie Noëlle Blais qui, dès nos premières discussions sur le sujet – insoumission –, m’a lancée sur la piste de Hyam Yared.
Je me suis empressée de lire le recueil de poésie Esthétique de la prédation, paru l’an dernier chez Mémoire d’encrier, puis La Malédiction… un roman où la malédiction d’être une femme au Moyen Orient est mise en parallèle avec la malédiction palestinienne. Où il est question d’un appel à la révolution des femmes et d’une révolution par le plaisir. Hyam Yared, entre autres choses, met en relief dans cette fiction l’absurdité des tribunaux religieux qui causent de profondes souffrances pour des questions d’intérêts économiques. Ces tribunaux briment les droits des femmes, retardent leur émancipation mais aussi l’évolution de tout un peuple. Faute complexe et partagée, il y a par ailleurs souvent, chez les personnages féminins de Hyam Yared, nécessité de vaincre la mère pour exister. La mère serait le symbole de ces femmes-soldates du patriarcat au Liban.
Le roman Sous la tonnelle se déploie comme une longue adresse à la grand-mère disparue de la narratrice, laquelle avait choisi de rester, pendant toute la guerre du Liban, sur la ligne de démarcation – lieu d’affrontements, donc – entre Beyrouth Est et Beyrouth Ouest. Figure du pacifisme par son écoute et son ouverture à la différence, cette grand-mère est à l’opposé de ces femmes-soldates mentionnées plus haut. Par le souvenir, elle sert de modèle à sa petite-fille en deuil ; elle entrait en dialogue avec l’autre (ennemi ou allié), soignait son jardin et parvenait à cultiver la paix dans les interstices d’un monde pourtant violent. « Les francs-tireurs sont partout mais je les ai localisés et les évite. Mon quotidien n’est pas précaire. Quand bien même le serait-il, ça fait du bien de prendre conscience de ce que nous sommes », écrit-elle dans une lettre à sa famille inquiète de son entêtement à ne pas vouloir fuir le feu de Beyrouth. Par ailleurs la narratrice, ici aussi, trace un parallèle intéressant entre le mari et le pays, qui vivent tous les deux par procuration.
Dans le premier livre de Hyam Yared, L’armoire des ombres, une comédienne, pour décrocher un rôle, doit abandonner son ombre au vestiaire du théâtre. L’ombre, c’est-à-dire ce qui est caché – la mémoire, la nudité, la complexité, le doute – constitue la véritable identité du personnage féminin… L’ombre est cette pluralité portée en soi, qui fait écho au pays, que l’on doit sans doute apprivoiser ou accepter de nommer pour mieux vivre.
On rêve d’un dieu multiple. L’émotion est un élément de survie.
Bien sûr chez Catherine Mavrikakis il s’agit d’autre chose. Le cri n’est pas le même et le décor diffère, davantage ancré dans l’Amérique. Mais on ne peut manquer de noter ce qui les rapproche : une fougue, une révolte en sourdine, une intensité dans la voix, la maîtrise d’un art de raconter. L’acuité qui ne pardonne rien aux autres, encore moins à soi-même. Le territoire de l’écrit chez Mavrikakis est peuplé de fantômes, comme chez Hyam Yared. Ceux de la guerre, et ceux du sida, en particulier dans cet essai passionnant, aux accents intimistes, autour de la chanteuse Diamanda Galás.
Il n’y a surtout pas de fadeur, chez Mavrikakis. Même la disparition, dans la colère et l’affliction qu’elle suscite, même la mort désirée, chez elle, sont fougueuses. J’irais jusqu’à dire : colorées.
Dans Les derniers jours de Smokey Nelson, son avant-dernier roman traitant de la peine de mort aux États-Unis, le discours religieux, pureté illusoire, en est un éminemment vengeur, et patriarcal. Le personnage de Pearl a partagé une cigarette avec Smokey Nelson, juste après que ce dernier ait commis un quadruple meurtre. Pearl se souvient de la gentillesse du jeune homme, de sa beauté, du désir ressenti pour lui, pareil à tout désir : inexplicable, instantané. Ces « choses » qu’elle ne pourra jamais expliquer au tribunal lors de la condamnation du meurtrier. Les identités se revendiquent multiples, comme chez Hyam Yared. Et la rédemption passe par le désir : porte ouverte sur l’altérité, le flou identitaire, le vivant.
Dans Le ciel de Bay-City, on doit se construire contre la mère, alors que plus loin dans le temps, pourtant, la maternité réconcilie. D’ici là il y a désir d’anéantir le passé, de brûler les fantômes. On met le feu. On voudrait sortir de l’Histoire. Le néant est une belle promesse. La désorientation nous guide. Le pays est illusoire. L’Amérique ne rutile qu’en surface. L’enfer se trouve dans ce ciel mauve qui la recouvre, mauve par le sang des crimes qu’elle commet dans une réalité pas si lointaine.
Il y a le cri de Diamanda Galás mêlé à celui de Mavrikakis : pour une mémoire humaine mondiale, pour une littérature de l’extrême. Et il y aurait encore mille choses à en dire.
De quoi ouvrir les horizons.
Les habitués du projet le savent : on souhaite éviter le piège de la contradiction qui serait de s’enfermer dans un lien de comparaison entre littératures spécifiquement de France et du Québec (étiquettes que je considère, jusqu’à un certain point, vides de sens). Et c’est la libraire Marie Noëlle Blais qui, dès nos premières discussions sur le sujet – insoumission –, m’a lancée sur la piste de Hyam Yared.
Je me suis empressée de lire le recueil de poésie Esthétique de la prédation, paru l’an dernier chez Mémoire d’encrier, puis La Malédiction… un roman où la malédiction d’être une femme au Moyen Orient est mise en parallèle avec la malédiction palestinienne. Où il est question d’un appel à la révolution des femmes et d’une révolution par le plaisir. Hyam Yared, entre autres choses, met en relief dans cette fiction l’absurdité des tribunaux religieux qui causent de profondes souffrances pour des questions d’intérêts économiques. Ces tribunaux briment les droits des femmes, retardent leur émancipation mais aussi l’évolution de tout un peuple. Faute complexe et partagée, il y a par ailleurs souvent, chez les personnages féminins de Hyam Yared, nécessité de vaincre la mère pour exister. La mère serait le symbole de ces femmes-soldates du patriarcat au Liban.
Le roman Sous la tonnelle se déploie comme une longue adresse à la grand-mère disparue de la narratrice, laquelle avait choisi de rester, pendant toute la guerre du Liban, sur la ligne de démarcation – lieu d’affrontements, donc – entre Beyrouth Est et Beyrouth Ouest. Figure du pacifisme par son écoute et son ouverture à la différence, cette grand-mère est à l’opposé de ces femmes-soldates mentionnées plus haut. Par le souvenir, elle sert de modèle à sa petite-fille en deuil ; elle entrait en dialogue avec l’autre (ennemi ou allié), soignait son jardin et parvenait à cultiver la paix dans les interstices d’un monde pourtant violent. « Les francs-tireurs sont partout mais je les ai localisés et les évite. Mon quotidien n’est pas précaire. Quand bien même le serait-il, ça fait du bien de prendre conscience de ce que nous sommes », écrit-elle dans une lettre à sa famille inquiète de son entêtement à ne pas vouloir fuir le feu de Beyrouth. Par ailleurs la narratrice, ici aussi, trace un parallèle intéressant entre le mari et le pays, qui vivent tous les deux par procuration.
Dans le premier livre de Hyam Yared, L’armoire des ombres, une comédienne, pour décrocher un rôle, doit abandonner son ombre au vestiaire du théâtre. L’ombre, c’est-à-dire ce qui est caché – la mémoire, la nudité, la complexité, le doute – constitue la véritable identité du personnage féminin… L’ombre est cette pluralité portée en soi, qui fait écho au pays, que l’on doit sans doute apprivoiser ou accepter de nommer pour mieux vivre.
On rêve d’un dieu multiple. L’émotion est un élément de survie.
Bien sûr chez Catherine Mavrikakis il s’agit d’autre chose. Le cri n’est pas le même et le décor diffère, davantage ancré dans l’Amérique. Mais on ne peut manquer de noter ce qui les rapproche : une fougue, une révolte en sourdine, une intensité dans la voix, la maîtrise d’un art de raconter. L’acuité qui ne pardonne rien aux autres, encore moins à soi-même. Le territoire de l’écrit chez Mavrikakis est peuplé de fantômes, comme chez Hyam Yared. Ceux de la guerre, et ceux du sida, en particulier dans cet essai passionnant, aux accents intimistes, autour de la chanteuse Diamanda Galás.
Il n’y a surtout pas de fadeur, chez Mavrikakis. Même la disparition, dans la colère et l’affliction qu’elle suscite, même la mort désirée, chez elle, sont fougueuses. J’irais jusqu’à dire : colorées.
Dans Les derniers jours de Smokey Nelson, son avant-dernier roman traitant de la peine de mort aux États-Unis, le discours religieux, pureté illusoire, en est un éminemment vengeur, et patriarcal. Le personnage de Pearl a partagé une cigarette avec Smokey Nelson, juste après que ce dernier ait commis un quadruple meurtre. Pearl se souvient de la gentillesse du jeune homme, de sa beauté, du désir ressenti pour lui, pareil à tout désir : inexplicable, instantané. Ces « choses » qu’elle ne pourra jamais expliquer au tribunal lors de la condamnation du meurtrier. Les identités se revendiquent multiples, comme chez Hyam Yared. Et la rédemption passe par le désir : porte ouverte sur l’altérité, le flou identitaire, le vivant.
Dans Le ciel de Bay-City, on doit se construire contre la mère, alors que plus loin dans le temps, pourtant, la maternité réconcilie. D’ici là il y a désir d’anéantir le passé, de brûler les fantômes. On met le feu. On voudrait sortir de l’Histoire. Le néant est une belle promesse. La désorientation nous guide. Le pays est illusoire. L’Amérique ne rutile qu’en surface. L’enfer se trouve dans ce ciel mauve qui la recouvre, mauve par le sang des crimes qu’elle commet dans une réalité pas si lointaine.
Il y a le cri de Diamanda Galás mêlé à celui de Mavrikakis : pour une mémoire humaine mondiale, pour une littérature de l’extrême. Et il y aurait encore mille choses à en dire.
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La prochaine rencontre s’inscrira un peu dans le même sillon : Martine Delvaux a écrit ce très bel essai sur la photographe Nan Goldin (en dialogue avec celui de Catherine Mavrikakis sur Galás), en plus de l’essai Les filles en série et de plusieurs romans. Anne Terral, auteure et amie, viendra en discuter le 24 septembre. Nous aborderons sa pratique d’écriture aussi, bien sûr, où le mystère agit en discret révélateur.
Vivement la suite !
5 septembre 2014