Jacques Mailloux, flot de six, être vu et filer mal
Ca le mettait mal à l’aise, Jacques Mailloux, de se faire regarder de cette façon, mais il faut dire qu’il n’était pas rare du tout qu’il éprouve ce genre de malaise au creux de lui, suffisait de le regarder un peu durement ou avec sérieux pour qu’il se mette à filer mal, tout le poids de la gêne, la grande affiche de l’être, l’entraînant dans le creux de lui où il était seul.
Mailloux, Histoires de juin et de novembre racontées par Hervé Bouchard (nom de l’auteur), citoyen de Jonquière (c’est au Québec), commence ainsi : « J’ai été Jacques Mailloux, comédien de naissance, enfant sans drame, dehors tout le temps.
Raconte.
Je me suis échappé d’un traîneau. »
Le titre de chaque histoire expose ce qui sera raconté. Exemple : « Ouverture. Où l’on entend Jacques Mailloux conter sa première échappée ; sa mère monstre ; son sauvetage à l’aide d’une pelle. Où l’on entend ensuite Jacques Mailloux sur les circonstances de son premier déguisement. » Chapitre suivant : « Où il est dit que Jacques Mailloux reçut en songe les mots qui le font. »
Toute la fougue de raconteur de ce Jacques Mailloux, flot de six, de huit, d’onze et de douze, n’est que tentative de remonter à contre-courant le fleuve d’existence morne, indifférent qui cherche à se débarrasser de ce « pissou », le réengloutir dans l’indifférencié, tentative de surnager par la parole. Non pas « prendre la parole », il y en a, autour de lui, déjà bien trop de ceux (parents, professeurs, camarades, voisins, tantes et oncles…) qui savent « prendre » la parole, ce qui signifie la plupart du temps la confisquer ou se révéler objets soumis à leur propre discours, « pris » (comme la mayonnaise) dans leurs préjugements et leurs conventions. Lui, il a « attrapé la parole » comme on attrape un ballon multicolore rempli d’hélium ou un cerf-volant à quoi on s’accroche, se suspend et espère s’extirper de ce qui colle à la peau et au regard.
T’es dans l’arbre dans l’ennui d’un juillet du dimanche et c’est la mort. On roulait tantôt, dans un dimanche tantôt d’un même juillet. La chaleur était dans le char et tu regardais tes souliers, surtout l’un. Tu comprenais qu’avoir aussi chaud d’un seul pied, qu’avoir chaud d’un seul pied, qu’avoir plus chaud d’un pied que de l’autre ça voulait dire que ton regard il pouvait produire de la chaleur et que le soleil c’était sûrement un œil. […]
Dans l’arbre t’es Jacques de six un dimanche d’ennui de dimanche. C’est la mort dans la chaleur. Seul dans l’arbre Jacques Mailloux, l’imagination morte, les amis de tous les nombres enlevés, les jouets disparus, la joie dans l’arbre plus haut encore, allez. Tu peux souffler dans le tube Jacques Mailloux, vas-y on va rire.
Quelles que soient la beauté du ballon, la taille du cerf-volant, la longueur de leur ficelle, de cette soustraction, cet enlèvement physique à ce qui cerne, même plus tard il restera toujours les sensations du tragique et du ludique, de l’inéluctablement euphorisant de toute équipée, car il le sait aussi, de toute façon nul ne réchappera à la chute : le ballon éclatera, le vent déchirera le cerf-volant, on retombera, parfois dans l’eau.
Série de noyades.
Noyade à dix-neuf ans d’un oncle Mailloux, que ma mère conte souvent. Noyade à six d’une cousine Mailloux et d’une voisine Biloq de six, attachées l’une à l’autre à la taille à l’aide d’une corde à sauter. Noyade à douze d’une fille Mailloux non contée. Noyade chaque jour de Mailloux Jacques né sans corps dans une mare de boue parlant bouchon par le tube du cesse-respir.
Les « Histoires de juin et de novembre » de Jacques Mailloux font plus que s’extirper du monde d’origine où elles se déroulent et qu’elles décrivent : un père alcoolique, une mère qui met au monde un enfant par an sans s’en soucier plus que de la pluie ou la neige, le foyer familial comme un « dehors » sans plus d’amour que la cour de l’école ou le camp, font plus que déborder de cette sorte de « zone » grise, elles l’illuminent. Non par un processus de sublimation qui transfigurerait ce qui l’entoure (on s’en tiendrait alors à une simple mise au carré ou au cube d’un plan zéro du récit) mais parce que cette parole attrapée au vol des phrases, descriptions, dialogues, énumérations, inventaires, répétitions avec déclics, alternance de la première et de la troisième personne du « singulier », vient faire exploser, éclater cette réalité de façon à la porter sur les rives de la littérature, près de ces immenses et placides pêcheurs au lancer que sont Samuel Beckett [1] et Valère Novarina. En somme, les enfants du creusement et du tourbillon ont déjà pris place dans la grande roue macabre de la faux transparente, l’un d’eux s’appelle Jacques Mailloux.
Le dernier chapitre s’intitule « Finale. Chant des "Quand j’aurai" » :
Quand le ciel déchargera ses eaux de clous sur la petite ville de tous les mondes, j’aurai fait de Jacques Mailloux le tour qu’il faut.
Quand j’aurai conté la perte de mes mots consécutive au choc d’une Plymouth ayant heurté mon crâne dans un sac,
Quand j’aurai fini de manger les tartes et les pâtés ronds qui m’ont donné le cancer,
Quand j’aurai achevé les vers qui me mangeront,
Quand j’aurai retrouvé mes amygdales en pot,
Quand j’aurai expliqué ma honte en habit bleu et mon retard […]
Les éditions Le Quartanier publient également le deuxième roman d’Hervé Bouchard, Parents et amis sont invités à y assister. Drame en quatre tableaux et six récits au centre.
Où, à la première personne, ce qui s’ensuit dans la vie de six enfants (L’orphelin de père numéro un, L’orphelin de père numéro deux, etc.), de la veuve Manchée leur mère et de ses six sœurs plus une sœur de trop appelée Rogère, après la mort du père, le père Beaumont.
Liste des pères que se fit l’orphelin numéro six quand il vécut.
[…] J’en eus un autre que, enfin, s’il avait vécu, je l’aurais pris pour père.
J’eus pour père un trapu gris qui livrait du mazout.
J’eus pour père un religieux déguisé en vendeur d’avions de bois. Je ne pouvais vraiment l’avoir pour père, mais il en avait l’odeur de répugne, et peut-être le retrouverai-je dans quelques ans sur moi.
J’eus pour père un banquier en patins portant sifflet au cou.
[…] J’eus pour père un bleu pâle qui disait : Le théâtre est l’tombeau du rêve et de l’hiver. Le théâtre est l’tombeau du rêve et de l’hiver. Le théâtre est l’tombeau du rêve et de l’hiver. Le théâtre est l’tombeau du rêve et de l’hiver. Le théâtre est l’tombeau du rêver de l’hiver.
Hervé Bouchard est né à Jonquière (Québec) en 1963. Il est professeur de lettres à Chicoutimi.
Ces deux romans sans peur ont été publiés en juin 2006 aux éditions Le Quartanier (21, rue de la République, 13002 Marseille). Il est toujours temps de les commander à votre libraire :
Mailloux ISBN 2-923400-08-9
Parents et amis… ISBN 2-923400-09-7.
Si vous-même ou votre libraire êtes en vacances, commandez-les à son, à votre retour et lisez-les en septembre pendant la rentrée dite littéraire, ils vous offriront une juste échelle de comparaison romanesque pour apprécier ce qui paraîtra alors.
Illustrations : Travaux sur papier-journal de Steen Halbro ©.
[1] « Je suis dans l’excavation que les siècles ont creusée, siècles de mauvais temps, couché face au sol brunâtre où stagne, lentement bue, une eau safran », Samuel Beckett, exergue de Mailloux).