Je la revois (Yseult)

Ce matin j’ai lu dans la presse que la chanteuse Yseult est programmée pour la cérémonie de clôture des Jeux Olympiques de Paris 2024. Je vais faire un tour sur les réseaux sociaux, et je suis effaré d’y découvrir un tombereau de haters qui font les dégoûtés, comme si Yseult ne pouvait pas représenter la France. Les bras et les yeux me tombent de tant de bêtise et tandis que j’entends sa puissante et mélodieuse voix dans ma tête, soudain je revois ou ressens sa douce main caressant mon genou.

C’était il y a quelques années, Yseult était pour ainsi dire une inconnue. Elle avait été programmée dans un petit festival normand intitulé joliment Les Pluies de Juillet, festival éco-citoyen créé par des amis du bocage. Ce genre de festival un peu fauché et collaboratif repose sur un grand nombre de bénévoles, parmi lesquels les heureux propriétaires de gîtes ruraux qui sont invités à prêter leur maison pour loger gracieusement les artistes. C’est ainsi que j’avais mis ma maison à la disposition de quelques jeunes inquiets de la fin prochaine du monde, venus discuter et débattre des solutions pour empêcher que tout s’effondre.

A ce titre, j’étais invité à un pot de « before » remerciant les bénévoles, et ceux qui avaient bien voulu prêter leur gîte. Tandis que je sirotais ma limonade en discutant avec l’organisateur (salut Freddy), un jeune membre de l’équipe arriva paniqué : la chanteuse Yseult avait raté son train pour Villedieu-les-Poëles. Compte tenu de la faible fréquence des trains pour le bocage normand, et de la balance de son concert prévue pour 14 heures, il n’y avait plus qu’une seule solution pour sauver le concert : qu’elle prenne un TGV jusqu’à Rennes, et que quelqu’un la ramène en urgence au chapiteau dans l’heure de route nécessaire pour faire Rennes-Villedieu, le timing était extrêmement serré. Le jeune membre de l’équipe proposait donc d’aller la chercher avec sa vieille R5 pourrie ; il s’apprêtait à partir en urgence et demandait son accord à Freddy. L’organisateur du festival fit une moue dubitative : on ne va pas aller la chercher et lui faire faire une heure de route dans une caisse pourrie. Faudrait trouver d’urgence quelqu’un qui a une belle voiture. Je décollai mes lèvres de mon gobelet pour dire : ben moi j’ai une grosse Peugeot quasi neuve, et elle sort du lavage, je peux aller la chercher à Rennes si tu veux. Freddy sauta sur l’occasion et me dit, okay vas-y merci, ça nous résout un problème.

Je pris donc mes clés de voiture et ma fille sous le bras, heureuse et amusée d’aller chercher une artiste à la descente de train. On confectionna rapidement un grand panneau « YSEULT » que d’ailleurs j’ai jeté à la déchetterie de Montviron hier, et nous partîmes in petto pour Rennes, métropole bretonne située à environ 90 kms. Arrivés sur le quai, ma fille sortit son joli panneau, et je fis mine d’attendre comme un chauffeur Uber de base. Quelques minutes après l’arrivée du train, Yseult apparut, nous nous saluâmes et nous la fîmes monter rapidement en voiture. Elle ne se douta pas un seul instant qu’elle avait un chauffeur Polytechnicien, directeur de recherches au CNRS, futur lauréat du Prix Nobel, enfin peut-être sait-on jamais.

De ce retour de Rennes je garde un bon et même excellent souvenir. Yseult était très fatiguée, ayant fini très tard un concert la veille, ce pour quoi elle avait manqué son train le matin. Après un ou deux appels téléphoniques à son agent, elle s’endormit comme une masse dans la voiture. Tandis que nous roulions vers Villedieu-les-Poëles à toute vitesse, et tandis qu’elle dormait, son bras vint tomber contre moi, et je sentis la peau du dos de sa main parfois frotter contre mon genou. Voilà comment un jour d’été, je veillai sur Yseult tout en conduisant vers Villedieu-les-Poëles.

Je la réveillai quelques instants avant d’arriver. Après avoir traversé la ville, j’engageai la voiture dans l’arrière-cour d’une école où avait lieu le concert, toute l’équipe était prévenue de notre arrivée, et ils se jetèrent quasiment sous les roues de ma voiture au moment où je freinais, ouvrant précipitamment la porte et tirant Yseult en urgence vers les essais de balance pour son concert de l’après-midi. Elle avait laissé la fin de son sandwich sur le fauteuil passager de ma Peugeot.

Les textes de ma rubrique « Je le revois » tendent à être d’une tristesse à pleurer. C’est pourquoi j’ai répondu ici à un ami qui m’a demandé d’expliquer comment j’avais pu être un jour le chauffeur d’Yseult. J’ai gardé de cet épisode la sensation que la vie d’artiste est une urgence précaire, qu’on passe d’un concert à un autre avec peu de repos, à peine un demi-sandwich, et l’impérieux devoir d’être en forme pour chanter en toute circonstance, trois minutes après un réveil brutal, au milieu d’un sommeil d’une heure volé entre un train et une scène.

Une ou deux heures après l’avoir laissée dans les coulisses improvisées d’une salle de plein air, je suis allé l’écouter, et je ne sais si c’était un effet de ce conte de fées ou la réalité de son talent, mais je la trouvai merveilleuse sur scène, sa voix forte, mélodieuse et délicate avait quelque chose d’envoûtant.

Aujourd’hui Yseult est une star planétaire, elle va faire la cérémonie de clôture des JO, et mon petit cœur de midinette mythomane sourit en la revoyant dormir contre moi dans ma voiture, quand je faisais le chauffeur et peut-être même le bodyguard.

11 août 2024
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