Je les revois (le Policier et les Blacks Blocs)

J’ai reçu la convocation dans ma boîte à lettres. République Française Préfecture de police.

Je l’ai ouverte avec ce petit pincement que l’on peut ressentir lorsqu’on ouvre un courrier de la préfecture, et qu’on souffre d’une légère phobie de l’administration (de l’Intérieur). Quelques jours plus tard, je me suis présenté à l’entrée du commissariat qui se trouve sur l’avenue, le long du Port de l’Arsenal, à Paris. Dans mon souvenir, c’était au mois de juillet, du moins il me semble ; mon épouse était décédée depuis quelques jours. J’ai passé les portiques, donné ma pièce d’identité, montré la convocation. On m’a dit d’attendre, on allait venir me chercher. Et effectivement, un policier est venu, il m’a prié de le suivre, et m’a fait monter dans le dédale de couloirs, de volées de marches et de seuils en quart tournant, il m’a demandé de m’asseoir, s’est assis en face de moi, puis il m’a dit :

— Vous savez pourquoi vous êtes là ?

— Non.

— Vous avez écrit au Procureur de la République.

— Ah…

— Je suis chargé de l’enquête sur l’invasion de la Salpêtrière par les Gilets Jaunes. Vous avez écrit au Procureur. Le Procureur souhaite recueillir votre témoignage.

— Ah c’est pour ça. D’accord.

— Bon, on reprend, vous me racontez tout, je consigne ça sur un Procès Verbal et vous signez.

Voilà.

C’était lors de la manifestation du premier Mai. Mon épouse était en fin de vie. Elle était hospitalisée à la Salpêtrière. Elle est morte au mois de Juin, quelques jours après. (J’ai dit ça avec le sentiment que ce que j’allais raconter était attesté par son décès).

Je passais mes journées avec elle. Le premier Mai, il y a eu une manifestation. On ne s’en est pas rendu compte vraiment, on avait autre chose à penser. Quand elle avait assez de force, je l’emmenais parfois en fauteuil roulant à la buvette, qui se trouve tout près de l’entrée de l’hôpital, pratiquement devant la sortie de métro Saint-Marcel.

Ce jour-là, je l’ai hissée dans le fauteuil roulant avec l’infirmière, et je l’ai descendue comme d’habitude au pied du bâtiment et j’ai commencé à la rouler jusqu’à l’entrée. Et c’est là que ça a commencé. Tout à coup il y a eu des salves de détonations, de la fumée, des bruits secs, une odeur suffocante ; on a vu qu’il y avait une manifestation, des Gilets Jaunes et des policiers partout. Un nuage de fumée a commencé à glisser lentement vers l’hôpital. On était presque arrivés aux grilles, moitié par habitude, moitié par curiosité. On aurait mieux fait de détaler, mais c’est pas facile à manoeuvrer ces gros fauteuils roulants d’hôpital.

On a vu la police coincer les Gilets Jaunes et les Gilets Jaunes ont dû rentrer dans l’hôpital pour pas se faire taper dessus. Rentrer, façon de parler, ils ont sauté par dessus la grille ; en fait à cet endroit, c’est assez facile, il y a le métro qui descend et passe de l’aérien au tunnel, et juste à l’entrée du tunnel il y a un parapet qui permet d’enjamber la grille en sautant à peine.

On ne peut pas appeler ça une invasion, ils sont juste rentrés dans l’hôpital parce qu’ils ne pouvaient pas faire autrement, c’était ça ou se faire écraser contre les grilles, ou taper dessus. Après avoir sauté la grille, quelques dizaines de Gilets Jaunes ont repris leurs esprits et on s’est retrouvés quasiment au milieu d’eux.

Je peux témoigner qu’à aucune moment nous n’avons été menacés, à aucun moment nous avons eu l’impression d’être attaqués ou en danger. L’atmosphère était plutôt bon enfant. C’est pour ça que j’ai écrit au Procureur. Le soir au journal télé, on annonçait des arrestations, des plaintes, des procédures. Moi j’ai juste vu des gens obligés de rentrer pour se sauver, c’est tout.

Et puis tout à coup on a vu les Blacks Blocs. Ils étaient au milieu des Gilets Jaunes. Je ne peux pas dire qu’ils étaient avec, ils étaient juste parmi eux. C’étaient des jeunes habillés en noir, avec des cagoules et des masques. Ils sont rentrés en sautant la grille athlétiquement, puis en courant, au milieu des Gilets Jaunes. Et les motos qui les suivaient sont arrivées à fond vers les grilles, et elles ont pas pu passer, alors les motos ont fait demi-tour et sont reparties en trombe vers l’entrée de la Salpêtrière qui se trouve tout en bas de l’hôpital, plus près de la gare d’Austerlitz, là où il y a des SDF sous les tentes ; y’a que par là qu’on peut rentrer, quand les grilles de l’hôpital sont fermées.

Et pendant que les motards disparaissaient, les Blacks Blocs ont enlevé leur cagoule et leurs masques à gaz à toute vitesse, ils se sont séchés en rigolant et se sont changés en dix secondes, ils ont couru dans la cour de l’hôpital et se sont assis sur un banc, en se donnant l’air de malades en promenade, et ils sont restés là extrêmement tranquillement, impassibles, comme s’ils avaient toujours été là. Moi j’ai tourné le fauteuil de mon épouse, je lui a dit "ne restons pas là, rentrons, vaut mieux remonter". A aucun moment elle n’a eu peur, ça l’a plutôt amusée, quand on va mourir on n’a pas beaucoup de distractions.

Il y avait des Gilets Jaunes partout autour de nous, je peux témoigner que nous n’avons couru aucun risque, personne ne nous a attaqués, et à aucun moment nous n’avons été en danger - les Gilets Jaunes ne sont rentrés dans l’hôpital que par ce qu’ils ne pouvaient pas faire autrement, c’est abusif d’appeler ça une invasion, c’est ce que j’ai écrit au Procureur, je veux bien signer.

Et puis tout à coup j’ai vu la colonne de motos arriver à toute vitesse depuis le plan incliné qui remonte du bas de l’hôpital. C’étaient des motos à deux places avec un gars qui conduit et un autre qui tape ou je sais pas ce qu’ils font derrière. Et les motos ont tourné en rond à la recherche de quelque chose, à aucun moment ils n’ont tapé les Gilets Jaunes, qui étaient pourtant là, ils n’ont pas non plus cherché à les appréhender. Ils cherchaient quelqu’un, manifestement les Blacks Blocs. Et ils n’ont pas vu que c’étaient les pseudo malades qui étaient tranquillement sur le banc en train de faire semblant de se reposer. Les motos sont juste passées devant en faisant des aller retour, et les voltigeurs sont repartis. Voilà, c’est tout ce que j’ai à dire il n’y a pas eu d’invasion de l’hôpital, juste des gens qui fuyaient pour pas se faire taper dessus.

— Et les Blacks Blocs, ils étaient comment ?

— Des jeunes blonds au crâne rasé. Des garçons et une fille. Je n’ai rien à ajouter.

— Des jeunes blonds au crâne rasé ? Ah c’est bien ça, c’est intéressant, je le note. Bon, je relis. "je me trouvais à l’hôpital le jour du premier mai 2019 .... ". Veuillez signer là, Vincent Fleury, Directeur de Recherches au CNRS, merci.

Le soir du premier Mai 2019, j’ai laissé mon épouse dans sa chambre à la Salpêtrière, je suis passé en sortant devant les scooters et voitures brûlés, au même niveau que le Mc Donald incendié par les Blacks Blocs. J’ai écouté la radio, la télé, j’ai vu les sites de Gilets Jaunes. Tout ce que j’ai lu, vu, entendu, était à peu près faux, tant d’un côté que de l’autre. Il y avait des Gilets Jaunes, et il y avait des Blacks Blocs, les uns au milieu des autres. Les Gilets Jaunes n’ont rien fait de mal, et la police poursuivait les Blacks Blocs en essayant de faire le tri. J’étais là au milieu d’eux avec mon épouse mourante, complètement par hasard.

Je ne regrette pas d’avoir fait ce témoignage, et aujourd’hui, entre deux tours d’une élection incertaine, je pense que si nous étions en dictature, le policier m’aurait menotté, baillonné, tabassé, j’aurais été emporté comme mon frère il y a quarante ans dans un camp de concentration loin de tout où j’aurais été torturé, et où j’aurais passé des semaines ou des années en détention arbitraire, avant que l’on retrouve mon corps peut-être dans une fosse commune. Aujourd’hui, on commémore les cinquante ans de l’assassinat le 14 Avril 1972 des opposants de gauche Luis Martirena et Yvette Gimenez à Montevideo, en Uruguay, par des escadrons de militaires, ils ont été abattus à cent mètres de chez moi, sur le pas de leur porte, alors qu’ils se rendaient sans violence.

Ici, à Paris, essayant de défendre les Gilets Jaunes, j’ai été reçu aimablement, par un policier débonnaire et impartial, qui a scrupuleusement pris ma déposition, en soupirant, et en me remerciant. Il a bien écrit qu’il y avait des jeunes blonds au crâne rasé, et que les Gilets Jaunes ne faisaient rien de mal, et mon témoignage a été transmis au Procureur.

Et c’est pour ça que Dimanche, je ne m’abstiendrai pas.

La Liberté et la Démocratie sont un chemin sinueux, parfois étroit, entre le chaos et la tyrannie.

18 avril 2022
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