Jeanne ne conduit pas

Roman de Joë l Bastard


C’est bien connu : la mort vient souvent quand on ne l’attend pas. Elle débarque àl’improviste, sans s’annoncer. Comme si elle aimait surprendre son monde. C’est ainsi qu’elle a procédé avec le mari de Jeanne. Elle l’a fauché avec brusquerie, le faisant tomber raide, le visage dans la neige, alors qu’il s’apprêtait àsortir le sapin de Noë l du coffre de la voiture. Rupture d’anévrisme àsoixante-dix-huit ans. Jeanne a capté la scène dans le rétroviseur. Et a instantanément compris que la fête n’aurait pas lieu. Ou alors a minima, après les pleurs, les funérailles, les condoléances et la remise des cendres. Qui seront rassemblées dans une urne qui finira bientôt « Â dans un petit placard àla maison, sous le téléphone  ».

« Â Dans la salle àmanger, ce qu’elle remarque tout de suite dans la pénombre, c’est la petite lumière rouge du répondeur téléphonique. Quinze messages au-dessus de l’urne funéraire. Quinze messages qui semblaient s’adresser àcet homme en cendres qui ne répondait pas  ».

Désormais seule, Jeanne – qui habite dans le village de Boisse en Dordogne – éprouve le besoin de bouger, de ne pas s’en remettre au discours de ses enfants qui aimeraient tant lui dicter son comportement et la voir s’accommoder de sa condition de veuve en attendant de rejoindre celui qui n’est plus. C’est dire si la proposition de Denise, qui l’invite àl’accompagner pour une escapade de quelques jours loin de leurs pénates, tombe àpic. Elles n’ont pas le permis de conduire mais peu importe. Il n’y en a pas besoin pour piloter la voiturette jaune citron àtoit ouvrant de son amie d’enfance.

Avant le voyage, elle s’en invente un autre, plus secret, plus intime. Elle le fait en songeant àson départ. Des fragments de mémoire se superposent au présent et même au futur. Ils viennent de loin. Font apparaître le visage d’un amant. Puis celui de son mari, rencontré dans une foire aux bestiaux. Elle revoit également sa chambre d’enfance. Son père, sa mère. Elle circule dans le temps, y retrouve quelques moments de son existence ainsi que d’autres, pas encore accomplis, qui vont sans doute jalonner son périple.

« Â Denise est àl’heure. Elle entre sans frapper dans la maison de Boisse. Elle passe près du sac àdos fièrement debout dans le couloir. Elle marche vers la scène de la grande salle àmanger en fouillant sans raison dans son sac ventru pour se contenir. Hôtel California, la chanson des Eagles, passe àla radio. Elle traverse la cuisine. Il y a une bouteille de rosé débouchée sur la table, près d’un bouquet de fleurs. Jeanne a l’intention de fêter ce départ. La télévision est allumée. Son coupé. Jeanne, maquillée comme àson habitude, est immobile, les yeux dans le vague.  »

On dirait que Jeanne est partie avec un peu d’avance. La suite de son histoire est dans le livre de Joë l Bastard. Qui nous dit que la mort, en plus d’être imprévisible, est dotée d’une belle imagination. Il sollicite au passage celle du lecteur. Il lui donne quelques indices. Et porte, comme dans ses précédents livres, notamment dans Des lézards, des liqueurs, son dernier ensemble de poèmes publié chez Gallimard en 2018, une attention particulière aux paysages et aux rivières. Ils sont habités. Ses personnages les découvrent et les sillonnent avec leur regard et leur vécu. C’est ce que fait Jeanne. Qui est en route vers l’inconnu.


Joë l Bastard : Jeanne ne conduit pas, Editions Esperluète.

De Joë l Bastard, vient également de paraître Halva, loukoum & camembert aux éditions La Passe du vent. Ce livre est le fruit d’une résidence d’auteur qu’il a effectuée àVaulx-en-Velin.

Jacques Josse

20 juillet 2019
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