La Bette, Jérémy Ridel
ADELINE. – Je voulais simplement devenir une bonne personne.
LISBETH. – Ça n’existe pas, les bonnes personnes. Il y a des gens, et c’est tout. (1)
Vêtue de rouge sur fond rouge, la Bette (La cousine [Lisbeth] d’Honoré de Balzac), caméléon acculé, est invisible. Recueillie dès l’enfance par une famille qui ne la considère pas, elle est pauvre, laide et mal attifée sous la plume de l’auteur français. Elle est tout bonnement transparente, ses vêtements se fondant dans le décor, dans la mise en scène de Jérémy Ridel. Le texte ici n’est plus balzacien : la refonte orchestrée par Pierre Koestel, écrivain et dramaturge reconnu, en livre une interprétation quasi moderne, respectant néanmoins les lignes de force – et bientôt de faiblesse – qui fondent les Hulot, couple petit-bourgeois comme le XIXème siècle en regorge et la littérature en raffole. Adeline, mariée à Hector, est la cousine « riche » de la Bette : les guillemets, relatifs à un état financier du couple, seront littéralement portés par les comédiens à force de tremblements des membres et de crispations des traits tandis qu’ils offrent au public le texte, faces à faces. C’est l’une des caractéristiques du théâtre de Jérémy Ridel : « Nous avons développé, avec les membres du FullFrontalTheatre » explique-t-il « une esthétique du jeu (…) autour de l’idée de réduire drastiquement les signes, gestes et déplacements au plateau et de présenter les acteurs face public, presque immobile. » La tension qui en résulte, alimentée par les « micro-mouvements » des comédiens, leurs « regards furtifs », cherche « à faire voir au spectateur ce que les violences sociales font au corps. »
LISBETH. – Ce que je peux vous dire, c’est qu’Hortense n’a pas pu s’empêcher d’aller voir à quoi ressemblait mon artiste. Qu’il lui a plu. Qu’elle a dû penser que je ne le méritais pas. Qu’elle a tout fait pour l’avoir rien qu’à elle et qu’elle a décidé de l’épouser en secret, avec l’accord de ses parents. Tous les quatre ont fomenté leur minable petite affaire dans mon dos et ont attendu le dernier moment pour me prévenir. C’est humiliant. D’être ainsi méprisée par sa propre famille, c’est la dernière des humiliations. (2)
La trame est classique : Lisbeth (Charlotte Berthemet, métamorphe et hypersensible), amoureuse d’un artiste prometteur qu’elle a recueilli, est évincée au profit de la fille du couple, Hortense, qui l’épouse. Avec l’aide d’un créditeur des Hulot, René Crevel (Daniel Monino, constamment à fleur de peau), amoureux d’Adeline (Angèle Peyrade, fidèle comédienne de la compagnie qui est pareillement exceptionnelle, que ce soit dans le mépris bourgeois ou dans l’effondrement personnel), Bette précipitera la perte de la famille et s’affranchira de la dépendance dont elle faisait preuve, et de sa propre image dévalorisante – à leurs yeux comme aux siens. Le huis-clos (et comment ne pas penser au célèbre « L’enfer, c’est les autres » de Sartre devant la scénographie de Cerise Guyon) tourne au règlement de compte, où les hommes sont des marionnettes ligotées aux fils de leurs pulsions, réelles ou fantasmées, et où les femmes leur résistent tant bien que mal, étriquées dans les rôles (l’épouse, la mère, la garante des bonnes mœurs) que la société les oblige à endosser. Bette manipule, ment, accuse et détruit sans remords, occupant peu à peu une position (sociale par rapport aux Hulot et géographique sur scène, se rapprochant graduellement du public) qui lui était jusque-là interdite.
LISBETH. – Et maintenant ?
CREVEL. – Maintenant ?
LISBETH. – Est-ce que j’écris d’autres lettres ? J’essaie de le forcer à avouer ?
CREVEL. – Vous n’avez rien à faire. Nous n’avons qu’à attendre. Les choses s’envenimeront d’elles-mêmes, vous verrez.
LISBETH. – Il finira derrière les barreaux.
CREVEL. – Ce n’est pas ce que vous voulez ?
Un temps.
LISBETH. – J’apprends encore, monsieur Crevel. J’apprends à connaître ce que je veux. (3)
Créé au Théâtre de Vanves en janvier dernier, La Bette est une « méditation sur la corruption des élites à l’heure de #MeToo » (Chloé Lavalette, dramaturge avec Pierre Koestel) : l’époque importe peu tant la banalisation de la violence, qu’elle soit sexiste, économique ou sociale, nous est tristement familière. Si le costume soigné, signé Gwladys Duthil, rattache, chez Adeline ou chez Hector par exemple, la pièce à son contexte balzacien, le son (bien plus qu’une musique d’accompagnement) de David Hess perturbe, assène et sature autant que le rouge criard de la cage dans laquelle le drame, resserré sur ses protagonistes, se joue : on y échappe parfois vers la coulisse dans un geste étrangement apaisé, ralenti, maîtrisé, quand le corps des comédiens confine habituellement au paroxystique. Nul doute que Jérémy Ridel, depuis Marivaux (Le Legs, La Fausse suivante) jusqu’à Corneille (Médée), du Théâtre National de la Colline où il travaille comme intervenant artistique (Éducation et Proximité, de 2015 à 2020) au Theatertreffen de Berlin où il fut Lauréat du Programme Internationales Forum en 2016, n’a rien laissé au hasard : « Dans cette famille », le metteur en scène discerne « les bases d’une conception contemporaine du capitalisme, (…), normant nos regards et nos comportements. » Il est rare qu’un système – « condensation de la matière de l’œuvre, de l’espace et de la pratique du jeu », tel que Ridel le décrit – serve aussi implacablement, et avec autant de justesse, une parole, des comédiens et leur texte.
Les citations (1), (2), (3) sont extraites du texte de la pièce (Pierre Kœstel).
Laurent Herrou