« la chasse des carillons crie dans les gorges »
Mardi 8 février. - Vus du train qui partira dans quelques minutes à destination de Charleville-Mézières : le voyageur en veste noire qui lit le journal en marchant ; le voyageur en pardessus beige qui traîne, une dans chaque main, deux petites valises à roulettes ; le garçon en jean et veste noire dont dépasse le pull qu’il a noué autour de sa taille ; la dame rousse avec des bottines blanches qui parle longuement avec le chef de train qu’elle connaît ; la jeune Japonaise qui court en riant sur le quai ; la mère et le fils en anorak et chaussures de marche avec des sacs à dos ; le voyageur fatigué en anorak noir et pantalon de velours beige ; la dame qui court sur le bout ferré de ses hauts talons ; la jeune fille avec un chat dans un panier ; le voyageur avec une calotte de prière noire et blanche ; l’employé SNCF avec un casque et une veste jaune fluo.
On aimerait raconter l’histoire de chacun.
Une fine brume grise recouvre les paysages. Le ciel est pommelé comme un chou-fleur bleu et gris. Au marché on dira maintenant : un chou-fleur pommelé comme un ciel de 8 février.
Le soleil apparaît, lunaire, plein, pâle, net.
Du train : les églises qu’on connaît (Saint-Étienne, à Meaux ; Notre-dame, à Épernay ; Notre-Dame, à Reims ; Saint-Nicolas, à Rethel) et les églises dans les villages dont on ne connaît pas le nom.
Pour ouvrir l’atelier, Hacène a choisi de nous lire « Qu’est-ce pour nous, mon cœur, que les nappes de sang/Et de braise... », premier poème sans titre des Poésies 1872 qui se termine par le souvent cité « Ce n’est rien ! j’y suis ! j’y suis toujours. »
Pendant les ateliers les histoires de chacun traversent les textes, d’autres non, par pudeur (« trop personnel », indique Latifa après avoir écrit un texte qu’elle ne lira pas) ou par manque de moyens linguistiques. Celles qui n’entrent pas dans les textes n’en sont pas moins présentes, sous la forme du rire ou de la tristesse, des traductions en arabe de phrases non comprises ou de malaises physiques, aussi d’atmosphères parfois métalliques et anxieuses qui arrivent, comme aujourd’hui, du dehors.
Seize histoires de jeunes adultes se déroulent dans cette salle. Il n’est pas aisé d’atteindre au récit de sa propre histoire, que ce soit en raison de difficultés réflexives ou linguistiques. C’est aussi le chemin qu’emprunte cet atelier. Certains qui en sont capables n’ont pas les moyens linguistiques de l’exprimer ; à l’inverse, d’autres qui en ont les moyens linguistiques sont enfouis sous ce qu’ils vivent sans pouvoir le distancer suffisamment pour mettre des mots dessus.
Certains ne sont pas des bavards, ils sont même, à l’occasion, mutiques. Il faut lire dans les yeux et entendre l’intensité de certains silences, de certaines non-réponses. Y entre le découragement devant l’ampleur de la tâche qui consisterait à rassembler les éléments de la plus simple réponse, devant l’incompréhension déjà rencontrée et dont on garde l’expérience, devant cette immédiateté : dire. La question est comprise, et nous sommes aussi démunis que le silencieux devant la non-réponse obtenue.
Aujourd’hui on écrira à partir du début du poème de Rimbaud, « Vies III » des Illuminations :
Dans un grenier où je fus enfermé à douze ans j’ai connu le monde, j’ai illustré la comédie humaine.
Dans un cellier j’ai appris l’histoire.
À quelque fête de nuit dans une cité du Nord, j’ai rencontré toutes les femmes des anciens peintres.
Dans un vieux passage à Paris on m’a enseigné les sciences classiques.
Dans une magnifique demeure cernée par l’Orient entier j’ai accompli mon immense œuvre et passé mon illustre retraite...
Voici les textes écrits :
Dans la cave où je fus enfermée à douze ans j’ai connu des araignées et illustré la comédie humaine
Dans une ville j’ai appris l’histoire
À quelque fête de nuit dans un quartier du Sud j’ai rencontré tous les gens qui s’amusent différemment
Dans un vieux chemin de campagne on m’a enseigné les plantes
Dans une magnifique maison j’ai accompli la peinture que j’ai illustrée pour mon avenir (Delphine)
Dans un test de prise de sang je me suis trouvée enceinte
Dans une échographie j’ai rencontré mon bébé
Dans un stage j’ai appris la langue française
Dans un hôpital j’ai connu des personnes malades
Dans une rivière j’ai vu différents poissons (Samah)
Dans une voiture volante j’ai traversé un terrain
Dans un jardin j’ai appris la magie
À quelque sabbat dans un lac d’Avallon j’ai rencontré des bons génies
Dans la contrée un magicien m’a enseigné les formules et potions magiques qui donnent des forces surhumaines
Dans un royaume féerique j’ai accompli mon immense œuvre et passé mon illustre retraite (Mouloud)
Mémoires cachées
Dans une écritoire j’ai déniché des trésors très précieux
Dans un coffre j’ai déniché un journal intime d’Arhur Rimbaud
Dans cette boîte de Pandore j’ai piqué des secrets détenus
Dans une bibliothèque j’ai lu son carnet de bord, griffonné de part et d’autre
Dans une de ces pages j’ai rencontré un peuple fabuleux marin
Dans l’océan, un continent perdu enfoui qui s’appelle Atlan- invisible
Dans ce continent perdu les habitants ont des branchies à la place des poumons, ils sont éternellement jeunes et invisibles à l’œil nu humain
À quelques livres j’ai puisé un peu de son histoire
Dans un miroir le verre se brise en mille morceaux
Dans les mille morceaux j’ai vu son fantôme en gardien des clefs de ses secrets et il hante
Dans mon reflet je m’enlaidis et me salis
Quelle vilaine je suis ! (Juliette)
Mon début en France
Dans une chambre rectangulaire toute blanche
Dans un appartement de Charleville
Dans une ville du nord-est de la France
J’ai appris à apprendre le français et à l’écrire (Latifa)
Dans Charleville il y a une place.
Dans cette place il y a un appartement.
Dans cet appartement il y a une chambre.
Dans cette chambre il y a une famille.Dans cette famille il y a une bonne chose qui s’appelle la vie de ma famille. (Oumouch)
Oran
J’ai marché dans la rue de Gambetta.
Dans la rue de Gambetta, j’ai fait des activités.
J’ai roulé en vélo jusqu’à la rue Saint-Eugène.
Rue Saint-Eugène je suis partie sur la place d’arme et de la place d’arme j’ai couru vers la maison et de la maison je suis allée dans ma chambre pour dormir. (Yamina)
Dans Boumerdres j’ai rêvé d’avoir une maison.
Dans Issir j’ai été à l’école.
Dans Qist j’ai grandi.
Dans la maison de mes parents j’ai connu l’amour.
Dans la chambre j’ai gardé beaucoup de souvenirs.(Rabea)
Au Maroc
À Agadir j’ai grandi
À Agadir j’ai connu une belle famille.
À Agadir j’ai appris à nager.
À Agadir j’ai appris à m’occuper de moi-même.
À Agadir j’ai appris une nouvelle vie en errance.(Aïcha)
Et pendant ce temps-là des projets se préparent : un voyage en train à Paris, un théâtre d’ombres javanais et, horizon du stage, l’abécédaire des lieux de vie(s) d’Arthur Rimbaud.
Note. - Si certaines personnes sont « analphabètes », aucune n’est « alphabète », ce mot n’existe pas. Mais il existe un antonyme (contraire) à « illettré », c’est « lettré » : « Qui a des lettres, de la culture, du savoir ». Voir aussi (indique le Petit Robert dans quoi je recopie ces définitions) : Cultivé ; Érudit ; Clerc. Antonymes : Illettré ; Ignare ; Ignorant.
Dans le quartier de Ronde Couture où se trouve la tour Rimbaud ci-dessus, le centre social Courriel International organise des stages d’écriture journalistique et la mise en ligne des reportages réalisés.