La mer intérieure | Lucie Taïeb

Lucie Taïeb écrit des poèmes - en traduit aussi -, des romans, des essais, sans qu’il soit toujours possible et souhaitable d’enfermer ses textes dans des catégories rigides. Son dernier livre parait dans une nouvelle collection chez Flammarion ayant pour objectif de présenter des textes mêlant le récit à l’enquête, le texte à l’image. La mer intérieure, puisque c’est son titre, remplit ce cahier des charges. De quoi s’agit-il ? D’un récit relatant une enquête ayant pour territoire de prédilection une région de l’ex-Allemagne de l’Est (Le Brandebourg) où l’exploitation du charbon présent dans le sous-sol a eu pour conséquence l’expulsion des habitants de villages promis à la destruction, ces villages ayant eu à ce titre droit à un cimetière, quelques croix blanches perdues dans les hautes herbes. L’essentiel de l’action se passe à Cottbus et ses environs mais aussi en France ou dans le train abritant la narratrice. Quelques images ponctuent le texte. Les lecteurs de Lucie Taïeb la savent préoccupée de politique et d’écologie mais également sensible à ce qui touche à la disparition et aux éventuelles traces qui la rappellent. On se souviendra à cet égard de l’art déployé par la capitaine Vertu dans le texte éponyme pour échapper à ses semblables. Dans La mer intérieure une dimension autobiographique se fait jour en dépit de la réserve qu’éprouve l’autrice à l’égard de ce qu’on pourrait appeler littérature confessionnelle. Il faut croire que pour elle le temps était néanmoins venu de dire certaines choses, assez frontalement, quand bien même le titre de l’ouvrage se contenterait de jouer sur les mots pour introduire à sa complexité, son tressage des vies autres et d’une vie propre (Mais ce mot ne sonne-t-il pas étrangement ? De fait, il y a de l’étranger en lui, comme dans tout un chacun).

Le récit de Lucie Taïeb a quelque chose d’une généalogie, généalogie d’une quête comme l’indique le sous-titre : En quête d’un paysage effacé. Que recherche-t-on et pourquoi, d’où vient qu’on prend la route, pour voir quoi, rencontrer qui ? Tout commence « par une conversation anodine ». L’autrice s’entretient avec un père de famille allemand dans un jardin berlinois où jouent des enfants, notamment de son enfance en Europe de l’Est. Elle le questionne sur ce qui la préoccupe : le sol, le sous-sol, la surface et la profondeur. Il est alors question de mine abandonnée transformée en lac, l’antithèse formelle, si l’on peut dire, du sujet qui occupe alors l’autrice qui rédige Freshkills : « Je vois, comme en miroir, de l’autre côté de l’Atlantique, la décharge sur laquelle je suis en train d’écrire, cet amas monstrueux recouvert d’herbe. Il y a une symétrie des figures , simplifiées. Triangle de la décharge, pointe vers le haut, triangle de la mine, pointe vers le bas », écrit-elle. Dans un cas on dissimule des tonnes et des tonnes de déchets, dans un autre on comble ce que l’on a extrait, détruit et rendu infertile, on remplit le vide. Dans les deux cas on dissimule un crime, on trafique avec l’absence. Quand l’autrice se rendra auprès du lac sur lequel elle a jeté son dévolu, elle en sera pour ses frais : il demeure à venir, et peut-être encore pour longtemps, vu que l’eau qui doit le remplir provient d’une rivière dont le cours est incertain pour ne pas dire menacé (la Spree). Mais le vrai sujet n’est pas là, encore que les promesses non tenues participent du leurre. Il est dans la destruction des villages imposée par les autorités locales dans les années 1980 pour rendre possible l’exploitation de la mine, il est dans l’expropriation, la colère, la résignation, le courage, la négociation, le mensonge, l’absurdité. L’enquête est un combat, et si elle est d’abord un miroir présent tendu à une lutte passée, elle est aussi, pour la narratrice, l’occasion d’extraire de sa mémoire, non seulement les souvenirs personnels qui lui semblent répondre à cette quête – deuil, rupture, fuite, blocage – mais ce que, reprenant les mots de la philosophe Vinciane Despret elle nomme « un trou dans le réel », qu’elle définit comme « un puissant attracteur de mémoire ». Qu’un texte travaille simultanément à faire remonter à la surface des scènes, images ou affects, appartenant au passé et à découvrir un gouffre dans nos vies, peut sembler paradoxal. Ecrire ne consiste-t-il pas à briser un silence, occuper un espace ? Pas seulement. En effet, si d’un côté une page se remplit, d’un autre, qu’on ne voit pas forcément, mais que l’on devine, pressent, la page se creuse, le sol s’effondre, et le gouffre s’étend.
Face aux multiples vicissitudes qui accompagnent ce projet d’écriture sur un paysage effacé, l’autrice écrit, lors d’un moment de découragement profond où elle est en France, au mois d’août, seule, chez elle :

« Je n’écrivais pas. J’avais là une saison pour écrire, une pleine saison pour dire ce que j’avais vu ou ce que j’avais compris de cette histoire, de mines, de lac, de villages détruits, déplacés, clonés, de luttes admirables, de victoires impossibles. Mais je n’écrivais pas.

J’écrivais. »

Etrange contradiction, déconcertante, qu’apporte cet énoncé en italique. D’où vient-il ? De quel temps, de quel lieu ? Doit-on penser que ne pas écrire c’est écrire quand même, écrire avec une encre sympathique disparaissant à peine épanchée sur une feuille ou un écran virtuels ? Tout juste après avoir écrit ces lignes déroutantes, l’autrice évoque son horreur des écritures intimes, « si l’intimité devait être la mienne ». La résitance vient-elle de là, d’une volonté de préserver quelque chose, qu’elle que soit la raison qu’on s’invente pour ne pas dire, qui s’opposerait à une nécessité de révéler, de briser la glace ? Exprimer un conflit intérieur fut peut-être pour l’autrice un moyen de surmonter sa réticence, même si une certaine pudeur accompagne son écriture. Quoi qu’il en soit, elle écrira, elle mettra des mots sur ce qui jusque-là demeurait secret. C’est pour elle une injonction à laquelle elle ne saurait se soustraire. Mais de telle sorte que toujours un espace environne les mots, les mette à distance, les creusant parfois au point de les réduire en poussière, de les rendre inécrivables ; mais aussi à l’inverse, les ouvrant, les fécondant, afin qu’ils découvrent une richesse intérieure que l’écrivain-l’écrivaine ne se savait pas même rechercher et où il ou elle pourra puiser sans fin.
Aucune existence n’est transparente à elle-même. Les dieux mêmes, bien qu’omniscients, ne se connaissent pas eux-mêmes. C’est rassurant. Lucie Taïeb a une formule touchant au secret qui a retenu mon attention. On oppose souvent le secret à sa divulgation mais il y a quelque chose d’inépuisable dans ce qui est secrètement su sur quoi elle met le doigt. Elle écrit :

« Ce qui est secret, réellement, l’est aussi pour celui qui le porte. Ainsi, c’est toujours une charge. Et une source. »

Partager un secret est censé alléger la personne qui le porte. C’est sans doute vrai, mais dans la mesure où l’on ne sait jamais ce que la personne à qui on l’aura confié en fera - le lecteur, la lectrice -, cet allégement ne saurait être complet. Possible même que le secret se complexifie à mesure qu’il se découvre. Qu’il se révèle de plus en plus profond et insondable à mesure qu’on en extrait des bouts. La germaniste qu’est Lucie Taïeb a peut-être songé à Novalis en écrivant son livre, lequel comparait l’activité d’écriture à celle d’un mineur. Mais de là à considérer la publication comme une manière de confier ses déchets à la « poubelle publique » (ce qu’invitait ironiquement à faire Gaëlle Obiégly dans Sans valeur), il y a là un pas que je ne suis pas sûr que l’autrice de La mer intérieure franchirait.

*

Une quête est tout sauf un parcours linéaire. Une quête est semée d’embûches, de trouvailles, de déceptions, une quête est semée de chances, de malchances. Vise-t-elle à recoller les morceaux d’une vie injustement brisée, doit-elle finir par obtenir réparation ou plus modestement rendre justice à ce qui a disparu, aux figures qui ont traversé le champ de l’objectif ? Le dédoublement est un des motifs du livre, un motif puissant, troublant. La narratrice dit par exemple avoir eu le sentiment récurrent, lorsqu’elle rentrait chez elle après une absence hebdomadaire, que quelqu’un avait était là durant ce laps de temps, une femme. Elle n’en a jamais parlé à la personne avec qui elle vivait alors, sans doute parce qu’elle savait que « c’était irréel et vrai ». Elle a également connu la hantise, le sentiment angoissant que quelqu’un se tient dans la même pièce que vous et que vous ne devez pas bouger pour ne pas vous exposer à sa menace. Disparition, hantise, dédoublement. Il y a un lien – des liens – entre la fragilité individuelle et l’ordre social. Ce récit l’exhibe de manière poignante quand il évoque la destruction de maisons de villageois, de demeures multiséculaires, de forêts, de lacs, de terres. Enfants, nous tenons vitalement à la protection de nos parents. Adultes, consciemment ou non, à celle de l’Etat, quand celui-ci nous donne l’impression de remplir plus ou moins le rôle que le peuple (le démos) lui confie. Mais que se passe-t-il quand l’Etat se révèle être notre ennemi et ordonne la destruction de notre maison et de tout ce qui l’entoure à quoi nos proches, vivants et morts, sont liés depuis des siècles ?
Au terme de son enquête, l’autrice écrit : « Tant que les choses vont relativement bien, tant qu’elles paraissent acceptables, on ne réalise pas que nos corps se soutiennent aussi de structures invisibles de confiance qui tiennent le corps social en son entier. » Quand la confiance se retire, les symptômes se manifestent. La folie n’est jamais l’affaire que d’un seul ou d’une seule. Et la Société ayant peu ou prou remplacé la figure de Dieu dans les Etats modernes, elle joue un rôle déterminant dans le destin de tout un chacun, aussi individuel que celui-ci paraisse.

Il y a un héros dans ce livre – il y en a beaucoup en fait, anonymes pour la plupart -, un héros littéraire : c’est Michel Kohlaas, le personnage de la fiction éponyme de Kleist. Héros vengeur prêt à tout pour obtenir réparation. Et de fait, après un combat épique, une guerre sanglante qui durera des années, il obtiendra gain de cause : la justice ordonnera au prince coupable de lui avoir dérobé ses chevaux de les lui restituer tels qu’ils étaient. Il devra donc les engraisser car ils ont connu la faim et les mauvais traitements. Ils devront lui revenir aussi beaux qu’ils étaient, « noirs et lustrés ».
Voilà le sombre et lumineux éclat que la littérature fait briller dans les yeux des lecteurs afin qu’ils croient à l’impossible qui tient tête à l’irréparable. Mais qu’ils sachent cependant, ou s’efforcent de savoir, faire le départ entre ce qui relève de l’accomplissement d’un désir, voire d’un fantasme, et ce qui appartient à l’intraitable réalité, en quelque lieu que l’on se situe, en quelqu’époque. Comme s’il fallait combattre pour l’impossible tout en sachant qu’on n’y atteindra pas (on ne réveillera pas les morts pas plus qu’on ne ressuscitera un arbre), et continuer d’entretenir un feu - un récit - dont l’extinction serait synonyme de renoncement.

Pascal Gibourg

21 septembre 2024
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