La vallée des reines
Catherine Froment est en résidence à la basilique de Saint-Denis (93). Elle écrit une pièce autour des figures féminines présentes dans la basilique sous la forme de statues, un projet nommé « la vallée des Reines ».
Comment est née la rencontre avec les reines de la basilique Saint-Denis ? Comment s’est développé le projet ?
Tout d’abord, ce sont les gisants qui m’ont conduite vers les reines de la basilique Saint-Denis : les gisants sont les représentations de toutes les reines et rois enterrés dans le monument, qui prennent la forme de statues en pierre allongées, généralement les yeux ouverts, avec les mains jointes en prière. Ces statues sont tournées vers l’est, plus précisément vers Jérusalem, en attente du Jugement dernier. La rencontre avec ces gisants touche à une expérience unique, car ces statues paraissent étrangement vivantes, comme si la pierre était ici un prolongement de leur corps. De même que notre proximité vis-à-vis de ces statues interpelle de manière troublante : une rencontre avec les puissants du passé devient concrète dans ce lieu.
Dans la basilique Saint-Denis, l’écriture a été indissociable d’une première expérience performative auprès de ces gisants. En effet, préalablement à celle-ci, j’ai mené une première résidence autour de la thématique de « la chair et la pierre », qui s’était déroulée pendant le confinement. Au cours de cette période, j’ai impulsé des performances où je confrontais mon corps à « la matière pierre », notamment à travers une série d’étreintes avec ces statues. Ces corps à corps m’ont permis de réaliser à quel point ces statues nous proposent un rapport au temps totalement différent du nôtre : on entre peu à peu dans un temps sans limite qui touche à l’éternité et je tentais de résister à cette intemporalité qui me happait.
Ces gisantes sont mi-humaines, mi-statues, des êtres qui se situent entre les vivants et les morts, et j’ai cherché à ouvrir cet espace inconnu, cet « entre-deux » où elles se trouvent. Que pourrait-il se passer dans cette attente interminable du Jugement dernier ?
Je commençais à me sentir familière avec certaines de ces statues. Aussi, l’attirance vers l’un ou l’autre de ces gisants est très subjective, voire organique. Cela me rappelle un échange avec le photographe Antoine Schneck qui a réalisé un travail extraordinaire avec un certain nombre de ces gisants ; il partageait ce point de vue, car lui aussi a ressenti des évidences vis-à-vis de telle ou telle statue dans la basilique.
C’est ainsi que s’est opérée une rencontre avec des reines qui m’étaient jusqu’alors méconnues : entre autres, la reine Isabelle d’Aragon, morte très jeune d’une chute de cheval au retour des croisades alors qu’elle était enceinte ; la reine Claude de France, épouse de François Ier, morte des suites de ses multiples grossesses.
Pour moi, les reines ont une succession de corps : leur corps politique, leur corps de femme, leur corps fantasmé, leur corps mort, et puis leur gisante. Au fur et à mesure que je creusais l’histoire de chacune, je réalisais à quel point leur vie en tant que femme méritait d’être mise en lumière. Alors je me suis saisie de leur corps en tant que gisante comme un point de départ pour l’écriture : quelle parole pouvait habiter ces figures mortes en attente de se relever ? N’était-ce pas pour elles une occasion de libérer une parole jusqu’alors contrainte ? Voilà comment s’est ouvert cet énorme chantier d’écriture autour des reines.
Mais ce cheminement n’a pas été solitaire car chaque reine nécessite une documentation préalable qui s’est faite en lien avec un historien spécialiste de chaque reine. Plusieurs historiens de l’Université Paris 8 ont apporté leur contribution, m’éclairant sur des points que je ne trouvais pas forcément dans les biographies référentes. Les échanges avec les historiens et les agents du patrimoine de la basilique (guides conférenciers) ont été d’une grande richesse.
Ceci dit, la première reine à laquelle j’ai consacré un texte conséquent est la reine Arégonde qui mérite qu’on la nomme ici, car elle est la plus ancienne reine de France retrouvée à ce jour, dans un des sarcophages de la crypte de la basilique. On dispose de très peu de documentation à propos de cette reine, mis à part qu’elle était reine des Francs, septième épouse de Clotaire Ier. J’ai imaginé comment elle pouvait se réveiller à notre époque et sortir de son sarcophage. La rareté de la documentation à son propos était comme une opportunité dont je me suis emparée dans l’écriture pour justement inventer ce dernier corps de la reine, qui, à force de nous avoir écoutés si longtemps, comprend notre langue et nous ouvre le secret de tous ces siècles traversés à l’intérieur de son sarcophage...
Qu’est-ce que ces reines d’autrefois ont à nous apprendre aujourd’hui ?
Quelle expression du pouvoir représentent-elles ? Quelles différences avec l’exercice masculin du pouvoir ?
La France est un modèle particulier en matière de reines puisque la loi salique interdisait qu’une femme gouverne mis à part lors de délégations ou de régences. Donc, dans les faits, la reine n’était pas censée gouverner. Cependant, le modèle de la loi salique ne s’appliquait pas encore au temps des reines mérovingiennes, et c’est pour cela que je me suis attachée à plusieurs d’entre elles. Lorsqu’on explore la vie de la majorité des reines, on trouve des récurrences : la plupart étaient mariées encore enfants, ou adolescentes, et leur fonction première était d’assurer la descendance. Dans le cas contraire, elles pouvaient être répudiées, ou le mariage défait. La reine se devait d’être un modèle de vertu, irréprochable, contrairement au roi qui pouvait s’octroyer une vie plus dissolue et s’accorder des maîtresses. Une fois ces premières règles posées - qui les mettaient déjà à rude épreuve - on comprend mieux pourquoi les reines étaient des femmes résistantes, qui redoublaient souvent de force de caractère. La plupart ont fait preuve d’une grande patience et persévérance.
L’exercice du pouvoir est plus flagrant chez les reines qui ont bénéficié de longues périodes de régence, telles que - entre autres - Blanche de Castille ou Catherine de Médicis, qui font partie de mon écriture. Je reviendrai à elles, mais je me suis aussi attachée à des reines qui ont vécu sans exercer de régence. Disons que les fonctions de la reine aux côtés du roi étaient multiples mais trois aspects dominaient : leur investissement dans les fondations religieuses, la reine était « la mère du peuple », le développement des arts et de la culture, et leur rôle d’intermédiaire entre le roi et les sujets en cas de dissensions. Ce dernier rôle de médiatrice, ou « Dame de paix », comme l’avait nommée Christine de Pizan dans son Épître à la reine adressé à Isabeau de Bavière, est précurseur par rapport à notre modèle politique contemporain.
De mon point de vue d’écrivaine, la principale différence avec l’exercice masculin du pouvoir découle de cette dernière singularité car les rois étaient plus enclins à s’engager dans l’exercice de la guerre tandis que plusieurs modèles de reines montrent comment elles cherchent sans cesse à éviter les guerres dans leur manière de gouverner. L’un des exemples les plus évidents est celui de Catherine de Médicis, qui déploya une énergie folle pour éviter les conflits (contrairement à ce que de nombreux manuels d’histoire ont longtemps raconté). Pour éviter les guerres de religion, elle fit signer des édits de paix, rencontrant sans cesse les deux parties, sillonnant la France lors de longs périples, tout en maintenant une correspondance hors du commun (plus de 6000 lettres). Dans son cas, je dirais qu’elle était déjà à la pointe en matière de communication ! Une reine de la com’ !
Lorsque le pouvoir était confié aux reines lors des régences, les stratégies qu’elles mettaient en œuvre étaient souvent inhabituelles.
C’étaient de grandes diplomates, et ce qui m’a intéressé, c’est le rapport au temps vis-à-vis du pouvoir. Disons que les femmes et hommes de pouvoir de notre époque gouvernent un temps défini et relativement court, alors qu’il faut imaginer que ces reines attendaient souvent des années pour accéder au pouvoir (des fois plus de vingt ans pour devenir régente) et lorsqu’elles gouvernaient, cela pouvait durer jusqu’à leur mort. L’exercice du pouvoir n’était pas non plus toujours un choix pour elles, mais elles l’acceptaient et le portaient avec tout leur corps. J’emploie exprès le mot « corps » car il me semble que le corps de la reine (en comparaison de nos puissants d’aujourd’hui) était extrêmement investi, sollicité (n’oublions pas que les reines accouchaient en public) jusque dans ces derniers corps de statues, sur lesquelles on peut voir une quantité de marques de signatures ou graffitis laissés par les uns ou les autres au fil du temps. Les corps de nos puissants actuels sont plus inaccessibles, dissimulés sous des costumes, alors que les reines s’offraient entièrement, jusqu’après la mort, comme si elles avaient déjà conscience de l’importance de cet « après » vis-à-vis de nous.
Comment écrivez-vous les textes qui vous font incarner Blanche de Castille ou Frédégonde ?
Et en quoi consiste votre projet d’écriture d’une pièce de théâtre ?
Quel chemin d’écriture emprunter pour faire parler ces reines au temps présent ?
Comme je l’ai déjà évoqué, la documentation historique est indispensable et se doit d’être multiple. En effet, dans mon cas, il me semblait qu’à force de documentation, à un moment donné, j’arrivais à cerner les contours de la personnalité de chacune de ces femmes. C’est un processus long et étrange, comme s’il fallait du temps pour comprendre les rouages de ces femmes du passé. Il ne s’agissait pas d’entrer dans leur psychologie non plus, mais plutôt de ressentir l’état d’esprit qui les caractérisait de manière certaine. Cet état d’esprit était un fil rouge qui me permettait de chercher une langue poétique pour chacune. Tout l’enjeu de l’écriture consistait à s’imprégner de l’Histoire et ensuite s’en détacher pour n’en laisser resurgir que des bribes. Chacune de ces reines relate des moments de sa propre histoire, et ces moments-là sont comme des restes indestructibles qui viennent de très loin et sont incapables de mourir tout à fait. Pour chaque reine, on retrouve ce flux, cette parole intérieure gardée en elles depuis si longtemps.
Dans ces portraits qui se situent à la lisière entre poésie et théâtre, les reines entrent en contact avec le spectateur de manière très directe. Leur façon de nous interpeller diverge d’une reine à l’autre, mais il y a toujours une sincérité : elles sont conscientes d’apparaître à notre époque, et elles témoignent du passage du temps, puisqu’elles ont gardé les yeux ouverts sur le monde et sur nous. Cette notion « d’apparition » se rapproche de ma recherche. D’ailleurs, chacune de leur apparition est numérotée. L’apparition offrait une plus grande liberté (par rapport aux gisantes, qui sont toutes des corps de pierre) et permettait d’inventer une situation singulière à chacune. J’ai été inspirée par les récits des revenants relatés par le médiéviste Jean-Claude Schmitt dans son ouvrage Les revenants – les vivants et les morts dans la société médiévale. Les revenants étaient des morts qui visitaient volontairement les vivants sous des formes parfois inattendues : l’un pouvait être nu et uniquement vêtu de la peau de bête qu’il avait volée pendant sa vie ; l’autre pouvait apparaître d’abord sous la forme d’un oiseau, ou d’un objet, puis prendre une forme humaine. Ces récits authentiques de revenants m’ont ouvert un champ des possibles !
Comment réapprendre à parler après tant d’années ? Quels seront leurs premiers mots ?
C’est étonnant mais il y a quelque chose de cet ordre-là dans chaque fragment de la pièce, et je l’ai senti lorsque j’ai lu pour la première fois les textes dans la basilique. J’avais l’impression que tout le monde retenait son souffle et se disait à propos de la reine Frédégonde ou Blanche de Castille : « Comment va-t-elle nous parler ? Pourquoi revient-elle ? »
Aller chercher cette parole essentielle qui refait surface, et se laisser surprendre par les mots qui remontent un à un depuis si longtemps. Comme si ces mots se trouvaient en dehors de l’écrivaine, en dehors des reines, dans cet espace hors de nous qui nous rassemble tous au théâtre.
À voir :
les reines Frédégonde et Blanche de Castille, incarnées par Catherine Froment à la basilique de Saint-Denis.